Liberez les nappes
Vous pensiez qu’on avait fini de vous parler de cailloux ? C’est mal connaître l’étendue du sujet qui nous permet de faire une subtile transition avec les quatre pages à venir sur la pollution des nappes phréatiques grenobloises par les industries locales. Plongeons donc dans le scandale des pollutions passées, présentes et futures de nos précieuses nappes phréatiques. Et avant le grand bain, une petite mise à l’eau pour introduire ce sujet.
Qu’est-ce qu’une nappe phréatique ? De l’eau, certes, mais surtout des cailloux !
Rapide topo géologique : la roche qu’on voit affleurer à la Bastille, sur le Néron, dans les falaises du Vercors ou les hauteurs de Belledonne, forme, à environ 500 mètres de profondeur sous terre, le socle solide de notre cuvette. C’est lui qui s’est fait éroder, agrandir et entailler par les glaciers. Suite à leur retrait, tout le Y grenoblois a formé un lac que les géologues appellent le lac du Grésivaudan. Sur lui, il y a 34 000 ans, débouchaient l’Isère à la hauteur de Pontcharra, la Romanche à la hauteur de Séchilienne et le Drac à la hauteur de Saint-Georges-de-Commiers. Ce n’est pas très difficile de se représenter ce lac, la vallée actuelle est le fruit de son remplissage : pendant 23 000 ans environ les sédiments lacustres l’ont comblé avec plusieurs centaines de mètres d’argile et limons. Ce sont ensuite les rivières, libres de couler sur cette surface argileuse, qui y ont cumulé leurs alluvions en forme de galets, graviers et sables sur quelques dizaines de mètres d’épaisseur. Dans cette « fine » couche à infiltration facile coule le Drac et les eaux souterraines qui l’accompagnent. La rivière elle-même n’est que le trop-plein des eaux souterraines, qui évoluent donc dans une couche d’alluvions.
Sur les plus grossières, qui occupent les dix à quinze premiers mètres, coule la nappe la plus superficielle, qui peut être atteinte facilement pour faire un puits dans son jardin, une fontaine ou remplir une piscine. Séparée d’elle par une couche irrégulière de limons et perméable, la nappe profonde coule, elle, dans des alluvions plus fines. Elle peut atteindre 70 mètres de profondeur : c’est la qu’on vient puiser l’eau potable qui alimente la ville... et les entreprises de microélectronique.
En comparaison avec les eaux superficielles, impétueuses et troubles, les eaux souterraines de la Cuvette coulent avec lenteur, à 1,5 m par jour, soit 550 m par an. À ce rythme, l’eau qui sort du barrage de Saint Georges-de-Commiers filtre, se décante, mûrit et se purifie pendant 20 ans avant d’arriver aux puits de captage de Rochefort. Il lui faudra encore 20 ans pour traverser la Cuvette jusqu’à l’Isère… un long voyage où elle multiplie les contacts avec les polluants qui émanent, notamment, des deux plateformes chimiques. 42 des 56 points de mesure de la nappe qui coule de Jarrie à l’Isère montrent des pollutions au-dessus des limites réglementaires, ce qui équivaut aux trois-quart de la surface de la masse d’eau. Voilà pourquoi elle est « déclassée », plus bonne à rien, ni consommation, ni arrosage, ni baignade. Pour « déclasser » une masse d’eau, il faut que la moyenne des mesures des substances analysées dépasse les seuils réglementaires et qu’elle affecte plus de 20 % de la masse d’eau. Ainsi, pour la masse d’eau souterraine des champs captants, on a mis en avant son bon état chimique général et la qualité toujours très bonne de l’eau potable qui y est puisée (buvez-la au lieu d’acheter des bouteilles plastocs !), mais le fait est que 10,5 % de cette masse d’eau est concernée par des « paramètres déclassants »...
Ces données viennent d’une étude qui fait grand bruit depuis l’année dernière, intitulée « État des lieux de la qualité des eaux des nappes et cours d’eau de l’agglomération grenobloise » et réalisée par le cabinet Antéa, suite à une commande de la Métropole. Dans les deux articles suivants, nous allons plusieurs fois faire mention de ce rapport, dont certaines données n’ont pas encore été défrichées (voir encart).
Ces dernières semaines, le microcosme politique grenoblois s’agite sur cette pollution de la nappe. Lancements de procédures judiciaires contre la Préfecture par les élus verts & rouges grenoblois, accusation de manque de transparence par leurs opposants politiques réclamant une commission d’enquête, joutes à la Métropole pour savoir qui doit agir, etc.
Ce sujet, aujourd’hui central médiatiquement, entraîne logiquement son lot de postures, de prises de position opportunistes et de grandes hypocrisies. Car les guéguerres politiciennes ont avant tout pour but de noyer le fond du problème : le développement industriel grenoblois, dû à la fameuse « houille blanche » (l’eau), a pourri cette dernière. Au nom de l’emploi, de la compétitivité, de la soi-disante souveraineté ou de l’attractivité, toutes les politiques publiques, menées par la droite ou la gauche, ont toujours préféré l’installation et les extensions d’usines polluantes à la préservation de la ressource en eau.
Pendant que les politiciens se querellent subitement sur la pollution due à la vieille industrie chimique, les mêmes applaudissent aux extensions d’usines de semi-conducteurs, en croyant benoîtement la communication des multinationales, validée par les mêmes services préfectoraux qui laissent l’industrie chimique saloper l’eau en toute impunité depuis un siècle. Alors qu’on avait déjà documenté les quantités astronomiques d’azote et de phosphore – responsables entre autres du développement des algues vertes – que ces entreprises peuvent déverser dans l’Isère (dans Le Postillon n°70), on se penche dans ce numéro sur leur utilisation des fameux PFAS, ces « polluants éternels ».
Si on parle de la qualité de l’eau – élément essentiel à la vie – vous aurez compris que vu la composition des nappes, les cailloux sont aussi victimes de ces pollutions industrielles. Au niveau des plateformes chimiques, leur gestion est devenue problématique parce que toute action sur les pierres risque de diffuser encore plus les polluants. La lutte pour l’eau et celle pour les cailloux peuvent donc se rejoindre sous le mot d’ordre : Libérez les nappes !
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Minatec également gros pollueur ?
Parmi les autres détails intéressants à soulever dans le rapport Antéa, il y a également une importante pollution mesurée sur la presqu’île scientifique, à l’aplomb de Minatec, avec des dépassements en ammonium, naphtalènes, hydrocarbures, phénol, chlorure de vinyle, benzène et xylène (liste non exhaustive), et des traces d’autres produits dont les PFAS. Elle serait indépendante des autres sources de pollution venant de l’industrie de la chimie et pourrait bien être plutôt due aux activités du CEA (Commissariat à l’énergie atomique) et de ses différents rejetons… Pour les usines de microélectronique STMicro et Soitec, il n’y a aucune donnée. L’étude d’Antea sur la qualité des eaux de la Cuvette ne se penche pas sur celles du Grésivaudan… Est-ce que la communauté de communes du Grésivaudan prendra le risque de financer une étude ?)]