Non mais à l’eau quoi.
L’eau potable toujours menacée
Tous les jours depuis des décennies, des usines rejettent quantité de polluants chimiques dans la rivière, à 300 mètres d’un puits de captage d’eau potable. Ce n’est pas une dystopie, ce n’est pas une mauvaise série. Ça se passe à Jarrie, au sud de Grenoble, dont la plateforme chimique regroupe les usines d’Arkema, Framatome et quelques seconds couteaux. La rivière, c’est ce bon vieux Drac (voir tous les numéros précédents du Postillon). Et le puits, c’est celui des Mollots, méconnu, mais qui alimente en partie les robinets de l’agglomération. La raison des autorisations délivrées par la Préfecture pour continuer cette hérésie ? Le sens d’écoulement de l’eau empêcherait la nappe d’eau potable d’être contaminée, ce que des mesures récentes viennent en partie de remettre en question. Si ce scandale fait un peu parler depuis l’année dernière, avec notamment le lancement en mars dernier d’une procédure administrative contre la Préfecture de l’Isère par la Ville de Grenoble, les réalités concrètes de ces pollutions n’ont jamais été documentées. C’est ce à quoi s’attache cet article. Asseyez-vous et buvez un bon verre d’eau.
Cela fait partie des contradictions administratives ubuesques, qu’on avait largement abordées dans Le Postillon n°68. La déclaration d’utilité publique (DUP) de 1967 stipule que « tout déversement d’eaux usées ou polluées chimiquement est interdit dans la Romanche à l’aval de Vizille et dans le Drac à l’aval du barrage de Notre-Dame-de-Commiers ». Et pourtant différents arrêtés préfectoraux depuis au moins 1986, les derniers datant de 2013 et 2023 contournent cette interdiction et permettent à la plateforme chimique de Jarrie de rejeter ses polluants « dans la Romanche à l’aval de Vizille ».
Concrètement, il y a quatre points de rejets, désignés en toute sobriété industrielle, par des numéros et des lettres : 2A, 3A, 4A et 5A. Bien entendu, rien n’indique leur présence, dans cet endroit inhospitalier par excellence : sous le pont de la route reliant Grenoble à Vizille, surplombant la plateforme chimique de Jarrie.
Les deux premiers sont associés à la zone sud de l’usine, la plus ancienne, et se trouvent au pied du pont de la N85. Le plus en amont, le 2A, laisse couler un liquide bleuâtre : ce sont les rejets des ateliers javel, Jarylec (fluides pour les transformateurs électriques), auxquels se joignent ceux de l’entreprise Le Rubis spécialisée dans les cristaux de luxe (pour les montres par exemple). Cent-vingt mètres en aval se trouve le point 3A d’où sort un liquide plutôt jaunâtre, formé, entre autres, par les rejets de la production de chlorure de méthyle par Arkema. Au 19 octobre 2023 [arrêté préfectoral complémentaire nºDDPP-DREAL UD38-2023] le débit journalier maximal autorisé pour ces deux points de rejet était de 57 600 m3, l’équivalent de 23 piscines olympiques. Une vingtaine de produits chimiques peuvent y être présents en différentes concentrations : 400 g journaliers de toluène par exemple (toxique pour le système nerveux), 60 g de mercure et, surtout, jusqu’à 1 100 kg de chlorates et 25 kg de perchlorates [Note : les chlorates sont connus pour leur capacité à perturber la thyroïde, surtout chez les enfants. Les perchlorates sont un perturbateur endocrinien encore plus toxique pour la thyroïde et potentiellement cancérogènes.]
Les deux autres points de rejets, le 4A et 5A, sont rattachés à l’usine nord. Ils peuvent débiter jusqu’à 25 000 m3 par jour à eux deux, remplis également de joyeusetés, dont encore 165 kg de chlorates et 15 kg de perchlorates. Ils rejoignent un canal usinier qui recueille, au passage, quelques m3 de rejets de Framatome, qui transforme du zirconium en produits destinés à l’industrie nucléaire. Ce canal débouche sur la Romanche qui, rappelons-le, transporte déjà les rejets cités plus haut, presque à la hauteur de sa confluence avec le Drac. Un petit escalier mène à la sortie d’une conduite en béton d’où s’écoule à bon débit un liquide qui ressemble en tout point à de l’eau, si ce n’est l’odeur bizarre qui en émane et le picotement dans les yeux.
En face, on voit parfaitement le puits des Mollots, exactement à 340 m à vol d’oiseau. C’est un des points d’alimentation en eau potable de la métropole. L’étude sur la qualité de l’eau d’Antea, publiée l’année dernière, y a trouvé des traces d’hydrocarbures, de bisphénol A et de N-Butylbenzenesulfonamide, ainsi que de chlorates et perchlorates. Ce sont ces mesures, plus celles d’autres points à proximité, qui ont montré que les transferts étaient possibles entre la masse d’eau de l’agglo et celle des captages. Certes, les très faibles concentrations mesurées sont largement en dessous des seuils réglementaires pour l’eau potable, et en plus ils n’ont pas été détectés dans toutes les campagnes de mesure. S’il n’y a donc pour l’instant pas de risque pour la santé à boire l’eau potable (qui est toujours unes des meilleures de France) on ne peut que s’étonner du risque inutile qu’on fait courir à ces captages. Surtout si on prend en compte que le puits des Mollots est exploité au tiers de sa capacité (pour des raisons liées à un autre dossier complexe – la « remise en eau partielle du Drac ») et qu’il est voué à fonctionner à un moment ou à un autre à plein régime, pompant plus fort sur la nappe et, potentiellement, attirant plus de polluants.
Bien avant l’année dernière, les dangers de la présence de la plateforme chimique juste à côté des champs captants étaient avérés. La gestion hydraulique de la zone en témoigne depuis au moins 1976. C’est à cette date qu’un arrêté préfectoral imposait à ce qui était jadis la société Ugine Kuhlmann (ancien nom du site d’Arkema) de « poursuivre sans interruption les pompages permanents qu’elle effectue dans la nappe phréatique » « en raison des risques de pollution pour la nappe phréatique alimentant la ville de Grenoble ». Ainsi 86 400 m3 par jour sont pompés des eaux souterraines de l’usine, utilisés, quand c’est possible, pour les besoins d’Arkema puis rejetés avec les effluents du site dans la Romanche.
Depuis 1969, on fait également circuler de l’eau de l’amont du Drac dans un canal qui longe les champs captants afin de former une « barrière hydraulique » pour limiter les risques de transfert de pollution entre les eaux du Drac et les eaux souterraines exploitées pour l’eau potable. C’est la Ville de Grenoble qui avait pris en charge ces travaux, financés par les recettes d’exploitation du réseau, c’est-à-dire par les usagers.
L’extraction d’une eau non polluée des captages de Grenoble dépend donc de l’action constante d’un des industriels qui la mettent en danger et de travaux publics entrepris pour limiter leur influence. Mais ce long accomodement avec les pollutions de Jarrie ne semble pas complètement efficace. Le rapport d’Antea avait constaté que les transferts entre nappes étaient possibles dans tous les sens : entre les nappes des captages et les nappes de l’agglo ainsi qu’entre les nappes de différentes profondeurs. Il avait constaté également que la barrière hydraulique est inefficace vis-à-vis de deux des puits d’eau potable et que « les rejets de la plateforme de Jarrie dans la Romanche peuvent potentiellement impacter la nappe superficielle du Drac en rive gauche », là où se trouvent les captages. Ces constats avaient déjà été faits bien avant, comme le montre un document interne de la Direction régionale de l’environnement de l’alimentation et du logement (Dreal) de 2017, que nous avons pu consulter. L’ingénieur à l’origine du document plaidait pour demander à Arkema le déplacement des « points de rejet vers un site de moindre impact environnemental ». Cela aurait permis de s’affranchir « des situations à risque fort pour la sécurité sanitaire des captages AEP de Grenoble », c’est-à-dire, des dysfonctions ou accidents qui pourraient amener à une « évacuation de la totalité des effluents Arkema dans le lit du Drac, au droit des puits de captage ». Cette alerte n’a pas eu plus d’effet qu’un tract de militant écolo et la Préfecture continue de valider la mise en danger de l’eau potable grenobloise.