Pollueur très mauvais payeur
Il y a un an, Le Daubé (10/05/23) titrait « Nappe phréatique polluée : les premiers travaux cet été ». De quoi faire penser que la nappe allait vraiment être dépolluée par l’industriel Solvay selon le principe du « pollueur-payeur ». En fait, il n’en est rien ! Déjà il n’est pas possible de dépolluer une nappe. Et puis les travaux entrepris, de faible ampleur, ne visent qu’à réduire l’impact de pollutions futures. Retour sur un nouvel enfumage.
Malgré leur cocktail de pollutions déversées dans la Romanche (suintant aussi dans la nappe phréatique elle-même), ce ne sont pas les rejets de l’usine Arkema à Jarrie qui polluent le plus et « déclassent » la nappe de l’agglomération grenobloise en rive gauche du Drac. Le responsable du « déclassement » est un point assez circonscrit au Nord-ouest de la plateforme chimique de Pont-de-Claix qui fait passer dans le rouge les indicateurs de presque tous les polluants analysés dans le rapport d’Antea (voir page 17). Depuis ce point, un terrain de la taille de quatre stades de foot, part vers le Nord, suivant le sens d’écoulement de la nappe, un beau panache des trois substances qui rendent officiellement inutilisable la nappe par leur concentration et leur étendue : hexachlorocyclohexane bêta, hexachlorobutadiène et tétrachloroéthylène (1). Enrichie par d’autres apports cette tache rejoint finalement l’Isère, entre le pont de la Porte de France et le pont de Chartreuse. Leur origine est l’ancienne « décharge ouest » de Progil sur la plateforme chimique de Pont-de-Claix. Entre 1956 et 1979 l’entreprise chimique, qui gérait à l’époque l’ensemble du site et fabriquait une centaine de produits différents, a balancé 75 000 tonnes de déchets organiques et inorganiques en provenance de ses différents ateliers dans un énorme trou à côté de voies ferrés.
Léon (pseudo), ancien de Progil, a commencé à y travailler en 1962, à l’âge de 17 ans. Il se souvient très bien de cette décharge. Pendant trois ans, il a logé dans une des villas pour célibataires qui se trouvait entre la voie ferrée et une ancienne ferme. « La fenêtre de la chambre me permettait de voir la fosse et les bennes contenant des résidus de productions, qui y étaient régulièrement déversés. Le plus marquant, c’était ceux provenant de l’atelier TétraPer [tétrachlorométhane / perchloréthylène] il s’en dégageait un brouillard blanchâtre fortement irritant et nauséabond. Il valait mieux que le vent ne souffle pas dans notre direction ! »
Évidemment, les autorités savent que cette décharge peut avoir de forts impacts sur les eaux souterraines : dès 1984 la préfecture demande un suivi de la nappe à l’industriel, devenu Rhône-Poulenc, sans pour autant lui demander des actes. Sur place, ces problèmes semblent aussi remonter à la surface. Léon se souvient qu’à la fin des années 90 « le local du personnel des manœuvres de wagons sur le site avait été condamné : il y avait des émanations toxiques qui auraient pu nuire à une employée enceinte travaillant dans ces locaux, ainsi qu’aux quatre ouvriers de la manœuvre. D’autre part il y avait des boursouflures du sol accompagnées de suintements d’une substance noire ressemblant à des goudrons, dans ce même secteur. »
Après moult études, bilans, caractérisations et évaluations, ce n’est qu’en 2008 (soit 24 ans après les premières études !) que la Dreal demande à Rhodia, nouveau nom de Rhône-Poulenc, de faire des « propositions techniques pour réduire l’impact des principales sources de pollution ». Ça lui prend encore sept ans, plus trois autres pour faire une étude pilote de ses propositions sur le site. Nous sommes en 2018 et Rhodia est devenue propriété de Solvay. Il faudra encore attendre l’été 2023 pour que ces « propositions techniques » soient mises en place. À ce moment, l’énorme pollution de la nappe phréatique sous l’agglomération est devenue un sujet public suite à l’étude d’Antéa.
Les « propositions techniques » ne visent pas la dépollution de la nappe, pour la bonne raison que c’est impossible. Le service public d’information sur l’eau, Eaufrance.fr, le dit d’une manière assez cristalline : « Contrairement à certains milieux aquatiques de surface, les eaux souterraines ne peuvent pas faire l’objet d’actions de restauration : une fois une nappe en mauvais état, la seule solution est d’attendre que celle-ci se renouvelle avec une eau de meilleure qualité. Ce renouvellement peut être très lent, et nécessiter plusieurs dizaines d’années, parfois bien plus. Ainsi, seule la réduction à la source des pollutions, à l’échelle du bassin versant tout entier, est une option envisageable et durable. »
Comme l’explique le rapport du Bureau de recherches géologiques et minières qui a validé les propositions de l’entreprise (BRGM/RP-65096-FR, Septembre 2015), ces travaux vont seulement « réduire l’impact de la décharge Ouest sur les eaux souterraines. » En plus « ces actions de remédiation concernent la partie superficielle de l’aquifère [...]. Cette solution n’a pas vocation à traiter l’intégralité de la zone saturée de l’aquifère. »
En quoi consiste donc cette solution partielle ? Il s’agit d’abord de solidifier in situ un peu plus d’un tiers des déchets enterrés, en les mélangeant à des ciments plus ou mois améliorés, puis à faire des trous autour des parties les plus contaminantes pour injecter du béton et créer ainsi des parois souterraines. Finalement le tout sera protégé des lessivages de la pluie par une couverture imperméable de 2,5 hectares. Tout cela ressemble à une limitation des dégâts et ne se traduira que par une réduction de la circulation des polluants vers les eaux souterraines. Pourquoi pas tout simplement vider cette décharge ou du moins solidifier in situ tous les matériaux ? Le rapport du BRGM donne aussi la réponse : « La solution par excavation et élimination des matériaux hors site est trop onéreuse. Par conséquent, un traitement sur site doit être envisagé. Les traitements in situ sur la totalité de la zone semblent aussi trop onéreux. » En effet, l’extraction et le traitement hors site des déchets coûteraient ente 100 et 150 millions d’euros et la solution proposée, avec une partie des déchets solidifiés, est nettement plus abordable, entre 13 et 15 millions seulement. Comme quoi le principe du « pollueur-payeur » claironné tant par la Métropole que par Le Daubé, tient seulement dans la mesure où les prix sont raisonnables : il ne faudrait pas trop ponctionner les 1,7 milliard de bénéfices que Solvay a fait pour la seule année 2022, un « record historique » (www.lalibre.be, 23/02/2023). Si les bénéfices s’envolent, les pollutions, elles, continuent à s’enfoncer dans la nappe.
(1) Petit catalogue des horreurs : L’hexachlorocyclohexane bêta est un pesticide organochloré, neurotoxique pour l’homme et lié à l’apparition des maladies de Parkinson et d’Alzheimer, présent sur 20 % de la nappe. L’hexachlorobutadiène est un solvant utilisé pour la fabrication de plastiques et caoutchoucs, cancérogène qui attaque aussi le système nerveux, présent sur 25 % de la nappe. Le tétrachloroéthylène, est un solvant connu principalement pour être la matière première des chlorofluorocarbures qui ont failli flinguer la couche d’ozone, encore plus cancérogène et pouvant causer aussi des troubles neurologiques, rénaux et hépatiques, présent sur 30 % de la nappe. Rappelons qu’on y a mesuré aussi plusieurs dizaines d’autres substances potentiellement nuisibles : métaux lourds, d’autres solvants et pesticides, PFAS, chlorates et perchlorates, bisphénol A… Sauf que leurs concentrations ne dépassent pas les limites réglementaires et ne « déclassent » pas la nappe.