« Nous trouvons un intérêt supérieur à connaître la réussite ou les insuccès de nos devanciers [NDR : prédécesseurs] dans cette lutte perpétuelle qu’est la vie de l’homme contre ses plus implacables ennemies : la maladie et la mort. » C’est comme ça que Ferdinand Chavant, pharmacien de métier, conclut en 1903 son étude sur la peste à Grenoble de 1410 à 1643, à une époque où la petite ville compte moins de 20 000 habitants. Pendant presque trois siècles les épidémies de peste bubonique se succèdent à Grenoble sans que médecins, apothicaires, curés ou consuls ne réussissent à véritablement l’endiguer. La peste atteint aussi d’autres parties de l’Isère comme la vallée du Grésivaudan où la population, en grande partie paysanne, est fragilisée par la misère et la famine. Dès 1485, après plusieurs vagues d’épidémie, l’hôpital des pestiférés « l’hôpital des Infez » est installé sur l’Île Verte à l’emplacement de l’actuel cimetière. Il devient même petit à petit « l’Île des Infez ». Dans cet hôpital qui compte très peu de lits, les plus riches amènent leur propre lit et les autres malades s’entassent à même le sol. Parfois ce sont les malades et leurs familles qui sont chassés de la ville pour aller mourir ailleurs sans avoir eu le temps de réunir leurs affaires ou leur argent.
En 1586, ce sont environ 1 500 pestiférés qui sont mis à l’écart sur l’Île, certains construisant des cabanes en bois faute de pouvoir entrer dans le bâtiment. Cette même année, l’épidémie emporte les deux tiers des habitants de certains quartiers, comme Saint-Laurent ou la rue Chenoise. L’hôpital est tellement à bout que les malades ne mangent presque rien : leur ration est de 30 grammes de pain par jour. Les médecins et chirurgiens de l’Île meurent les uns après les autres, ceux qui voudraient s’échapper encourent la peine de mort. Chavant raconte qu’en 1630 il ne restait qu’un médecin pour 150 malades.
À chaque nouvelle flambée de l’épidémie, tout ce que Grenoble connaît de notables et de gens aisés s’empresse de déserter la ville pour les campagnes alentours. Les autorités leur conseillent même de « déloger tôt, aller loin, revenir tard ». Ne restent alors dans l’enceinte de la ville que les plus pauvres « en proie à toutes les misères. Défaut de logement, défaut de nourriture, défaut de soins. Il leur manqua même souvent les secours de la religion. »
Ceux qui restent, s’ils ne meurent pas, se retrouvent parfois en grand nombre, tous âges et sexes confondus, pour se fouetter avec tout ce qu’ils trouvent (roseaux, lanières en cuir, orties) sur le dos ou les fesses jusqu’au sang en priant pour ne pas être atteint par le fléau et en espérant que ces pénitences et flagellations publiques calmeront la colère divine. Ces pratiques ont pour but d’obtenir le pardon de leur péchés, responsables supposés de la peste.
Comme d’autres villes, Grenoble se barricade à toutes les entrées, surveillées par des gardes et des soldats armés chargés de refuser l’entrée à toute personne considérée comme suspecte. À la Porte Perrière (l’actuelle porte de France), on installe un poste de garde et tous les arrivants doivent se présenter munis de leur « bulletin de santé » qui atteste qu’ils ne proviennent pas d’un endroit infesté ou qu’ils ont été placés en quarantaine.
Ceux qui parviennent à entrer en ville sans ce bulletin sont accusés de chercher à répandre la maladie et donc envoyés à la potence. Chavant relate qu’en 1581 des Grenoblois ont été chassés du marché de La Mure à coups de pierres et de bâtons, parce qu’ils n’étaient pas munis du fameux papier.
Parfois, des quartiers sont mis en quarantaine. Souvent, les rues Perrière et Saint-Laurent, plus petites et plus denses, sont les plus touchées. On empêche alors les gens de franchir les ponts et on coupe le ravitaillement de l’autre rive. En 1564 la rue Bullerie (actuelle rue Abbé de la Salle) est entièrement contaminée, elle est donc barricadée et gardée par des soldats. Les gens qui tentent d’aller voir leurs proches sont arrêtés par la police, les notaires sont appelés pour recevoir les testaments de toute la rue, que les habitants rédigent depuis leur fenêtre. On brûle tout pour éradiquer la maladie : les meubles, les linges et parfois même les maisons des pestiférés.
Est passible d’amende, de bannissement ou de peine de mort (en fonction de sa richesse) quiconque voudrait cacher un proche malade. Les juifs, les marginaux ou les prostituées sont souvent la cible d’attaques : « On fait déloger un grand nombre de garces malhonnêtes et débauchées qui sont établies près de la porte de la Perrière, à cause du danger que ces filles font courir à toute la ville. »
Un officier appelé « capitaine de santé » chargé de surveiller l’évolution de la maladie frappe aux portes des maisons chaque matin et recense le nombre de malades. À chaque nouvelle épidémie, les autorités durcissent un peu plus les contrôles et les sanctions à l’encontre des Grenoblois qui sont confinés et ne peuvent quitter la ville. Les taxes et les amendes sont augmentées en cas de manquement aux règles imposées (bulletin de santé, dénonciation des malades, mesures d’hygiène...).
Difficile de ne pas y voir de similitudes avec notre époque.