Heureusement, on est pas les seules à avoir la tête dans le cul et des cernes. Après un réveil compliqué à 4h du matin, on monte dans le tram, prêtes à y passer vingt-quatre heures. Autour de nous beaucoup de femmes voilées, quelques hommes, surtout des rebeus et des noirs. Pas de traces d’étudiants, de jeunes cadres dynamiques ou de promeneurs. On n’ose pas trop aller vers les gens, ça a pas l’air d’être le genre d’heure propice pour discuter. On boit le café de notre thermos et on regarde ces gens aux mines déconfites qui s’en vont travailler. La journée va être longue – pour eux surtout. Un aller-retour après l’autre, il est déjà 7h30. Les rames se remplissent et l’heure de pointe vient avec son lot de bousculades, de collés-serrés et d’énervements.
On repère assez vite qu’il y a différents types de tramways : des vieux et des neufs. Dans les vieux, moins de place, souvent pas d’écran – ou un qui ne fonctionne pas – pour indiquer la prochaine station. Dans les nouveaux en revanche, ces écrans ne font pas qu’indiquer la prochaine station : ils font aussi la promotion d’événements subventionnés par la métropole, ou de l’application TAG. Et surtout le hashtag #tagetmoi qui invite les passagers à partager leurs meilleures photos de tramway. Ces photos aux décors idylliques et allures de cartes postales sont assez loin des réalités matinales du tramway que les gens prennent plus souvent pour un trajet utilitaire que pour participer à un concours photo.
Nous, on a choisi cette ligne parce qu’elle compte trente stations et qu’elle traverse des lieux aussi différents que le centre touristique, les grands ensembles de l’Arlequin, Alpexpo, Saint-Bruno, Échirolles et Fontaine. C’est la plus ancienne et la plus longue ligne du réseau. Selon le site du Syndicat mixte des transports en commun (SMTC) environ 20 millions d’âmes arpentent ses rames chaque année et 91 000 par jour. On a donc décidé de la sillonner du premier au dernier tramway (de 5h à 2h du mat), un jeudi du mois de décembre, pour plusieurs raisons : c’est un jour de semaine, proche de Noël. Le jeudi, c’est aussi les traditionnelles soirées étudiantes, grosse ambiance en perspective.
Il est 9 heures, on fait une pause à Grand’Place. Le centre commercial avale des passagers petit à petit. Deux agents de la TAG fument une clope, ils n’ont pas pu se mettre en grève mais ils la soutiennent quand même. Comme on a 24 heures à tenir, on se renseigne pour savoir si c’est possible de passer la nuit au dépôt.
« Ça devient difficile de passer une nuit dans un tramway, maintenant il y a un détecteur dans les wagons ; s’il reste quelqu’un dedans, les vigiles viennent directement.
- Vous avez déjà demandé à des gens de sortir du tram le soir ?
- Oui mais c’est chiant pour nous, on ne peut pas les laisser pour des questions de sécurité mais ça fait mal au cœur de demander à quelqu’un de dormir dans le froid. »
Puis en attendant le tram, on se fait happer dans une discussion avec Marie-Thérèse. Elle demande dans combien de temps passe le prochain parce qu’elle n’entend pas ce que disent les hauts-parleurs.
« Je dois aller cuisiner chez mon amie avant que les infirmières arrivent. »
Marie-Thérèse a 75 ans, elle est venue d’Iran avec son père, ils se sont installés à Grenoble quand elle avait dix ans. Elle sait lire dans le marc de café, elle a vu que la Vierge la sauverait d’un accident. Deux ans plus tard, elle est renversée par une voiture. « Je me suis tapée sur la tête et je n’ai même pas saigné. C’est la Vierge. » Elle nous quitte en s’excusant d’avoir trop parlé.
On se fait la réflexion que c’est presque bizarre de se parler dans les transports en commun. Ceux qui le font le plus c’est les vieux. Il est plus facile et normal de partager avec tout le monde ses dernières photos instagram avec le hashtag #tagetmoi que de raconter sa vie à son voisin.
Un mec rebeu s’enflamme contre les manifestants : « Vous allez voir, bande de fainéants, je vais tous vous remplacer par des Arabes, on sait ce que c’est le travail nous ! Ils me font chier putain, c’est tout bloqué. »
Un petit détail auquel on n’avait pas pensé, c’était ces satanés grévistes qui nous barreraient la route. Et merde, probablement le seul jour de l’année où deux personnes se décident à prendre le tram pendant 24 heures, il est bloqué sur le trajet de la manif entre Verdun Préfecture et la Gare.
Malgré les nombreuses annonces et les informations sur l’application, personne ne s’y retrouve.
« Ça reprend à quelle heure ? », « Vous savez si c’est pareil sur la E ? » Il faut croire que nos deux têtes cernées et gonflées au café ont l’air sympathiques, plein de gens nous posent des questions.
Alors on rigole, on se prend pour des agentes de la TAG, ça fait 5 heures qu’on est dans le tramway, on s’est pas mal ennuyées alors ça nous amuse et ça fait un prétexte pour discuter.
Le tram comme mode de transport a connu son âge d’or dans la première moitié du XXème siècle. De 1911 à 1951, Grenoble et Villard-de-Lans sont reliés par le tramway. Et puis, dans les années 50, le « tout voiture » rend les transports en commun has-been. L’ancêtre de la ligne A, traversant le cours Berriat, fait son dernier voyage le 21 août 1952 sous les applaudissements et les feux d’essence, comme le raconte ce témoignage de la receveuse madame Billoud inscrit sur le rideau métallique d’un tabac-presse du cours Berriat : « Au retour du dernier tram, à Fontaine, il n’y avait pas de banderole, mais l’imitation d’une grande couronne mortuaire, j’ai enregistré 17 voyageurs, dont deux journalistes. À la station du Pont du Drac, je comptais 31 passagers. Puis la remontée du cours Berriat fut mémorable : des habitants saluaient le tram sur son passage, des cafetiers dont les bistrots s’égrenaient tout au long, nous obligèrent à stopper plusieurs fois le convoi, ils avaient installé sur la voie des chaises et des tables garnies de boissons. Pour agrémenter nos haltes improvisées, un feu d’essence était allumé à chaque fois (heureusement le sol était ici pavé). Nous n’avons franchi la barrière SNCF qu’à 22h35. Puis nous en sommes allés jusqu’à la place Victor Hugo, terminus avancé où, avec Gaston, nous avons eu le cœur gros, vraiment très serré. » Dans les années 1970, le retour du tram dans la cuvette fait débat. En 1983, Alain Carignon fraîchement élu met en place un référendum sur le retour du tram au mois de juin. Le « oui » l’emporte et la ligne A ouvre en 1986.
Il est midi, on a la dalle. On s’arrête à la gare pour y manger un bout. Ça doit se voir sur nous qu’on est pas pressées alors les gens nous parlent plus facilement qu’aux autres. Faut dire qu’on est des meufs, on a l’habitude de se faire aborder. Un jeune gars, tatoué au visage, bien marqué par la rue vient nous demander des sous, on lui donne des petites pièces. Les larmes aux yeux, il nous raconte que sa matinée était horrible. Il s’est fait voler son téléphone et aussi le chien d’une copine qu’il gardait. Apparemment c’est une histoire de trafic, un chien qui vaut cher. Il nous parle de ses heures d’errance dans la gare, de la manche. Une de ses amies l’accompagne, elle porte un pull Mickey : elle a l’air d’avoir 15 ans et c’est pas à cause de son pull.
Il y a des endroits confortables et chauds dans la gare, où l’on peut profiter de l’électricité, se caler dans un canapé, on peut même échanger ou lire des bouquins en libre service mais il faut « être muni d’un titre de transport » sous peine d’être contrôlé et renvoyé.
On commence à partir, c’est un peu glauque la gare. Au loin, on entend que ça hurle et ça se dispute, la propriétaire du chien volé est revenue, mais pas le chien.
On repart direction La Poya, toujours rien d’autre que le Géant Casino qui avale lui aussi quotidiennement son lot de voitures et de passagers. C’est une drôle de ville Fontaine, coincée entre les montagnes, les bagnoles et plein de nouvelles résidences en construction. En parlant de terminus, quelques jours après notre passage, le tracé est prolongé de deux stations côté Échirolles jusqu’à Pont-de-Claix. Aucun doute que cela va servir à des gens mais si l’on consulte la page du site de la Métro et celui du SMTC, on tombe sur un beau condensé de termes qui veulent tout et rien dire : « plateforme multimodale d’échanges », « la création d’un jardin de pluie et l’installation de mobilier urbain moderne en feront un lieu de vie agréable pour tous, habitants et voyageurs. » Si l’on regarde les autres stations, c’est pas vraiment des lieux de vie agréable mais plutôt de mornes zones d’attente.
Le mouvement reprend à l’arrêt Fontainades – Le Vog. Un type jeune et grand monte, il a une cicatrice sur tout le cou. On l’entend parler fort au téléphone, il est impressionnant. « J’en ai rien à foutre, ce soir à 21 heures je veux les trois mille balles chacun, pas de discussion. C’est compris ? »
Il interrompt sa conversation téléphonique et d’une voix douce, propose sa place à une vieille dame. Cette même vieille dame nous raconte : « Vous savez, moi je suis arrivée d’Algérie en 1962 il y avait tellement de travail que les gens venaient frapper à ma porte pour me demander de bosser pour eux, maintenant c’est dur pour les jeunes. »
Si beaucoup de gens ne lèvent pas la tête de leur smartphone, il y a des gens qui discutent et certaines conversations nous font marrer. « Non mais, Monique tu as vraiment déconné, tu ne l’appelles jamais, Sébastien. Si toi tu n’appelles pas, c’est normal qu’il prenne pas de tes nouvelles. » L’engueulade dure un moment, on n’aimerait pas être Monique qui se fait toute petite. Elle doit avoir dans les 70 ans et se fait remonter par sa pote bien plus jeune, smartphone à la main : « Il faut absolument que tu apprennes à utiliser ton portable . » On se sent un peu comme Monique, pas assez branchées.
On est à Chavant, à cet arrêt il y a toujours du monde, connexions avec le tram C et avec de nombreux bus obligent. Des places se libèrent et Agathe vient s’asseoir à côté de nous. Elle va au bowling d’Échirolles. On parle de sa fille, de son boulot en lycée, de nos études. Quand elle apprend qu’on cherche des stages elle se transforme en un véritable carnet d’adresses, nous conseille tous les meilleurs profs de son établissement, numéros et noms à l’appui.
Après une journée dans le tramway, les stations nous sont familières tout comme les cafés aux alentours. Plusieurs stations portent le nom de structures culturelles : Fontaine - La Source, Les Fontainades - Le Vog, Berriat - Le Magasin, MC2 - Maison de la Culture, Essarts - La Butte, La Rampe - Centre Ville. Que de jolis noms qui mettent en valeur des équipements culturels, pourtant pas forcément les plus fréquentés par les passagers qui descendent. Pourquoi ne pas renommer La Bruyère - Pôle-Emploi, Malherbe - Caisse des allocations familiales, Hubert Dubedout - Centre de santé mentale ? C’est certain qu’il y a un paquet de gens à qui ce serait plus utile. Les noms des arrêts sont, sans grande surprise, assez consensuels : les noms des principaux boulevards, les noms d’anciens hommes politiques, de résistants ou d’intellectuels locaux. Les stations plus récentes ont droit à leurs noms féminins : Marie Curie et Edmée Chandon, toutes deux scientifiques qui, malgré notre respect, n’ont pas grand-chose à voir avec l’histoire de Grenoble. Loin de nous l’idée d’y voir un coup de com’.
Il est 17 heures, le tram se remplit de jeunes qui sortent de cours : « Ouah mec j’ai fini tôt là je sais pas quoi faire du reste de la journée. » « Bah, Netflix. »
Arrive aussi un grand nombre de passagers avec des paquets. On se dirige vers Grand’Place, le conducteur du tram porte un chapeau de père Noël. Prises dans toutes ces discussions, on en avait zappé l’esprit de Noël. Le wagon semble se vider lorsqu’on arrive au centre commercial. On se laisse emporter par les gens pour aller boire une bière. C’est un peu moche à l’intérieur, mais il fait chaud et on doit bien avouer que la bière est bonne et la serveuse sympa. Les quelques bars et restos du centre commercial ont tous un aspect semblable, ambiance États-Unis, avec leurs enseignes aux néons bleus et roses et leurs dessins de pin-up.
De retour dans la machine infernale on croise Karim. Il a l’air content d’être dans le tram où il fait chaud. Nous aussi. On lui dit qu’on commence à avoir faim, il nous donne un paquet de châtaignes qui nous a sauvé la vie. On lui explique pourquoi on est là, il connaît Le Postillon mais ne le lit pas, faute de moyens.
« Quand j’étais incarcéré, la plupart de mes codétenus jouaient à la console ou regardaient la télé parce que c’est facile de s’en procurer. Moi, j’ai pris des cours d’histoire. Au début je demandais au prof de nous laisser fumer une clope pendant les deux heures. Après, je buvais tellement ses paroles que je voulais même plus fumer. Moi les séries, les jeux tout ça, c’est pas ma génération. »
On boit une deuxième bière à Saint-Bruno, Karim est parti, c’est con on aurait dû l’inviter, c’était le mec le plus sympa qu’on ait croisé de la journée. [1]
En remontant à Saint-Bruno on a perdu la notion du temps, il doit être 20h, un groupe d’étudiants l’air bien entamé monte dans la rame. Vu l’heure, le jour, et l’endroit pas de doute : c’est GEM, Grenoble école de management. Ils chantent des chansons aux paroles douteuses (quoique difficilement compréhensibles), l’un d’eux manque de se battre avec le conducteur du tramway qui leur a demandé à plusieurs reprises d’arrêter de gueuler.
Les étudiants ivres partis, il ne reste plus grand monde après 21h. Il y a un groupe de jeunes qui montent avec un canapé‑lit. Il font le déménagement d’un pote. Un mec bourré arrive. Il trouve la scène tellement géniale qu’il la met sur Snapchat. « Je vais vous sliker » (sic). Il nous raconte que dans le E, il y a eu un mec qui est entré avec un scooter, il nous conseille de prendre ce tram si on veut voir des trucs marrants. On y pensera la prochaine fois.
22h, c’est la bonne heure pour reboire une bière, on se dit qu’on pourrait aller vers Fontaine. Mais voilà, il n’y a pas vraiment de vie à Fontaine, impossible de trouver un bar dans la grande rue du centre-ville coupée par les rails du tram. La volonté de faire de Fontaine « une ville jeune et dynamique » au moment de l’inauguration de la ligne est franchement loupée [2].
Il n’y a pas qu’à Fontaine que la ville est coupée en deux. C’est d’ailleurs ce que nous a raconté un monsieur qui tient un snack à côté de la station Alsace-Lorraine.
« Les gens sont de plus en plus pressés, ils ne font que passer parce que là, ça change entre le A et le E, donc les gens courent. Des fois ils me commandent un café et ils le prennent même pas. Dans cette rue maintenant il y a de plus en plus de bureaux et moins d’habitants. »
Faute de trouver une soirée où s’incruster on reprend du service, entre les étudiants éméchés et les travailleurs nocturnes. Trois mecs rentrent, trop vieux pour être des étudiants, accent trop chantant pour être Grenoblois.
« Vous savez où on peut faire la fête ? On n’est pas d’ici nous on est de Sète. » On leur dit d’aller vers le centre-ville. « On est venus pour travailler sur les travaux de l’A480. » On essaie le grattage d’infos sur les travaux mais à la place on a droit à une belle session de drague, sans finesse ni subtilité. Ceci dit, en 24 heures dans le tram, on s’est jamais fait emmerder, peut-être parce qu’on a eu de la chance, sûrement parce qu’on était deux.
« Et l’Alma c’est où ? avant d’aller en soirée faut que je trouve l’Alma. » Ils ne cherchaient sûrement pas l’Alma par pur amour du quartier (lire notre reportage publicitaire dans Le Postillon numéro 52).
On prend notre dernier tramway en direction d’Échirolles, sans grande surprise, c’est la même chose qu’à Fontaine, à 23h les quelques restos franchisés de la place des Cinq Fontaines ferment. On se fait recaler partout. On pourrait retourner en centre-ville mais les nombreux allers-retours et les balancements du tram nous ont tellement bercées qu’on commence à s’endormir. Pourvu qu’on nous laisse finir la nuit au dépôt.