Entre Fontaine et Saint-Nizier : d’une ancienne voie du tram à un « produit touristique »
Vélos moteurs : loisirs sans saveur
Dans les forêts de Seyssins et Saint-Nizier, il reste une ancienne piste, quelques tunnels, des murets, vestiges d’une époque assez lointaine où on pouvait monter en tram sur le plateau du Vercors. Afin de « valoriser » ce patrimoine et de « développer » la « compétitivité » et « l’attractivité » du territoire, le Parc du Vercors, la Métropole et la CCMV (communauté de communes du massif du Vercors) veulent transformer cette ancienne voie du tram en « produit touristique » pour vélos électriques. En avant pour quelques tours de pédale dans la choucroute électrique et attractive.
Ce matin-là, ça nous a encore plus marqué que d’habitude. On était en semaine pourtant. Un défilé incessant de bagnoles. Et nous comme deux cons sur nos vélos, à subir les pots d’échappement, le bruit, ceux qui doublent à moins d’un mètre, et tous ces fils de start-uppers qui rajoutent en plus un coup de klaxon quand on tient pas exactement la droite de la route. Presque tout le monde allait faire du sport, mais pour l’instant il n’y avait que nous qui transpirions.
Ce matin-là, on était parti faire la tournée de distribution des Postillon de février sur le Vercors. La montée de Saint-Nizier-du-Moucherotte nous a semblé un peu longue, et pas seulement à cause de notre forme défectueuse. Se faire sans arrêt doubler par des tas de ferrailles d’une tonne et demi conduits par des métropolitains allant faire taf taf rapido un petit tour de ski de fond, piste ou randonnée, ça pèse sur le moral.
Mais ce matin-là, on n’était pas encore au courant de LA bonne nouvelle. Enfin ! Les collectivités locales allaient faire quelque chose pour les « mobilités douces » dans cette montée longue de quinze kilomètres, deuxième voie d’accès au plateau du Vercors après la route encore plus surfréquentée entre Sassenage et Lans-en-Vercors. On n’avait pas vu passer l’article du Daubé du 7 juillet 2021 annonçant : « Bientôt des VTT électriques sur l’ancienne voie du tramway pour relier Grenoble au Vercors. »
Le saviez-tu : il y a un siècle, on pouvait relier Grenoble à Saint-Nizier-du-Moucherotte en tramway. Le 26 juin 1920, après onze années de travaux et de contretemps guerriers, le ministre de l’Instruction publique André Honnorat inaugurait cette ligne de 39 kilomètres de long. C’était bien avant le Smmag (syndicat mixtes des mobilités de l’aire grenobloise), bien avant M, la « marque de mobilité » de l’aire grenobloise, bien avant Christophe Ferrari et Sylvain Laval, et pourtant on pouvait aller en tramway depuis Grenoble jusqu’à presque partout, le Vercors, Chapareillan, Vif ou Voreppe.
Alors c’est sûr, c’était un peu long, deux heures tente minutes pour faire Grenoble – Villard-de-Lans, mais encore une fois rendez-vous compte : à cette époque les mobilités n’avaient même pas de « marque » alors c’était déjà pas mal, surtout par rapport aux six heures du trajet en diligence.
Les diligences ont rapidement été grand-remplacées par les bagnoles, qui ont même emporté les tramways sur leur passage. Alors après seulement 29 ans de service, la ligne ferme définitivement le 1er avril 1949.
Et depuis : plus rien. Jusqu’à Saint-Nizier du Moucherotte, la plupart de l’ancienne ligne de tram s’est transformée en simple route. Ne restent que cinq ou six kilomètres, entre Seyssinet et le bas de Saint-Nizier, où la voie est presque telle quelle. S’il n’y a plus les rails, on traverse encore des tunnels et longe des murets. C’est joli comme ça : on peut s’y balader à pied ou même faire du vélo : plutôt tout-terrain, mais même avec mon vieux vélo de course aux pneus un peu larges, ça passe. C’est joli mais c’est simplement un chemin et non pas un « produit touristique ».
Car voilà l’ambition de la Métropole et de la communauté de communes du massif du Vercors (CCMV), les deux collectivités porteuses du projet de réhabilitation de l’ancienne voie du tram : « Partant du constat que cet itinéraire, déjà très emprunté, a du potentiel, l’idée est de structurer un produit touristique. » C’est en tout cas ce qu’a raconté Valérie Esbérard, la chargée de mission de la Métropole, dans Le Daubé (07/07/2021). À moi, elle n’a rien voulu me dire, me redirigeant vers le service com’.
Étant plutôt service-com’ophobe, j’ai préféré parler à des riverains. Catherine habite le hameau de Pariset et fait partie de l’association des habitants des coteaux sans venin, réunissant des habitants de Seyssins et Seyssinet-Pariset. Elle et les autres membres de l’association ont eu vent de ce projet par hasard, suite à une vente immobilière avortée, le terrain en question ayant finalement été réservé pour accueillir un parking et une borne de recharge pour vélos électriques de cette future « voie verte ». « Personne n’était au courant, mais ça faisait déjà un moment que la Métropole avançait dessus. Alors on a demandé au maire l’organisation d’une concertation. » Guillaume Lissy, le maire de Seyssinet-Pariset n’avait pas non plus été très informé, comme il l’écrit dans une lettre à l’association : « J’ai été moi-même surpris d’apprendre qu’un projet a été porté par la communauté de communes du Vercors et la Métropole sans que la commune ne soit véritablement associée aux réflexions. » Mais il a finalement obtenu la tenue d’une réunion publique l’été dernier avec tous les « partenaires » (Parc, Métropole, CCMV). Une présentation qui n’a pas convaincu Catherine : « Je ne comprends toujours pas l’intérêt : tout le monde peut déjà aller se promener sur l’ancienne voie du tram : pourquoi dépenser de l’argent public ? »
Pourquoi ? Pour créer un « produit touristique », donc, toujours selon Le Daubé : « Il s’agit de relier en VTT électrique la gare de Grenoble à celle de Villard-de-Lans. (…) Le public visé n’est donc pas celui qui fréquente déjà le site mais plutôt les touristes, de la plaine ou de plus loin. L’office du tourisme devrait proposer à la location une dizaine de VTT électriques (afin que les familles puissent effectuer le parcours parfois difficile). Le groupe serait encadré par un animateur. “Et pourquoi pas programmer un restaurant ou une nuitée ?”. Il n’y aurait pas de location sèche des vélos. »
Quitte à dépenser de l’argent public, l’association des coteaux sans venin avait bien quelques idées : par exemple développer les transports en commun. Voilà des années qu’elle réclame plus de bus reliant le plateau ou les coteaux à la plaine. « Le problème ici c’est les transports du quotidien : il y aurait urgence à penser le vélo non pas en terme de loisirs mais en tant qu’alternative à la voiture. La route de Saint-Nizier est dangereuse pour les cyclistes... »
Alors comment des collectivités en viennent à vouloir aménager un « produit touristique » plutôt que d’améliorer les transports « du quotidien » pour des milliers d’habitants et de visiteurs du plateau du Vercors ?
Il semble que ce soit le parc naturel régional du Vercors qui soit à l’origine de cette brillante idée.
Cette structure coordonne en effet le dispositif Espace valléen, un « programme de diversification touristique mené à l’échelle des Alpes, soutenu par les fonds de l’Etat, de la Région AURA et de l’Europe ». À lire le site internet, l’idée est assez banale : pour sortir de la dépendance aux sports d’hiver, il faut que les territoires montagnards « s’adaptent collectivement au changement climatique afin de maintenir la qualité de vie des populations et l’attractivité pour les visiteurs » en développant « une stratégie de diversification touristique basée sur la valorisation des patrimoines naturels et culturels ». En clair : développer des « produits touristiques » qui ne soient pas dépendants des chutes de neige. Froid ou chaud, le salut reste dans le « produit touristique ».
Afin de se « diversifier », le parc du Vercors et la communauté de communes du massif du Vercors ont déjà « développé » un itinéraire cycliste baptisé ViaVercors, reliant les principaux villages du Nord-Vercors. Entre Saint-Nizier-du-Moucherotte et Villard-de-Lans, l’itinéraire emprunte d’ailleurs déjà le tracé de l’ancienne voie du tram.
Côté financement, cette piste cyclable à 2,8 millions d’euros a pu bénéficier de 65 % de subvention, notamment de l’Europe via le Poia (programme opérationnel interrégional du massif des Alpes) qui vise à « développer durablement la compétitivité des espaces valléens ». Charmante époque où les territoires montagnards sont en concurrence entre eux et doivent donc développer leur « compétitivité ».
Une « compétitivité » qui a l’air d’être au rendez-vous sur le Vercors : un article du Daubé (2/02/2022) nous apprend que « les prix de l’immobilier s’envolent sur le plateau ». Le maire de Villard-de-Lans Arnaud Mathieu s’alarme : « Il faut quand même imaginer qu’on est aujourd’hui à plus de 5 000 euros le m2 en programme neuf. C’est inaccessible. (…) À Villard-de-Lans, l’âge moyen d’un acquéreur est de plus de 60 ans. Et les retraités et les cadres supérieurs sont surreprésentés. (…) On ne peut pas se résoudre à devenir un parc pour touristes fortunés. Imaginez qu’on est aujourd’hui à près de deux tiers de résidences secondaires à Villard-de-Lans. En tant qu’élu, quand on n’arrive pas à loger ses jeunes, voir des logements vides 42 semaines par an, c’est compliqué. » Voilà un des revers de la médaille de « l’attractivité » et de la « compétitivité » tant recherchées par les gestionnaires d’un parc naturel.
Toujours est-il que la ViaVercors a l’air de bien fonctionner : ce « produit touristique » rencontre semble-t-il un véritable succès, la responsable du service tourisme de la communauté de communes estimant la fréquentation à « entre 200 000 et 300 000 personnes par an ». Ainsi peut-on trouver sur l’internet plein d’offres commerciales pour des « séjours vélo » dans le Vercors – enfin la plupart du temps pour des séjours à vélo moteurs, plus souvent dénommés « vélos à assistance électrique » ou VAE.
Un petit tour sur le plateau permet de se rendre compte que les VAE sont les actuels envahisseurs du plateau. Sur les chemins, sur les routes, ils sont partout ou presque, autant agaçants qu’une trottinette électrique sur un trottoir.
À Grenoble, on n’a pas d’idée mais on veut tout électrifier. Aristide Bergès a inventé la houille blanche, ses successeurs manigancent pour nous faire croire que les batteries vont sauver le monde, pour les bagnoles comme pour les vélos. Les grands industriels de la cuvette, STMicro et Soitec, trouvent de nouvelles parts de marché dans le développement de la voiture électrique. Une nouvelle start-up du CEA, Verkor, a fait les gros titres de la presse nationale en annonçant le lancement à Dunkerque d’une « gigafactory » de 150 hectares pour produire des batteries pour véhicules électriques, en même temps que la création d’un « Innovation center » à Grenoble.
Depuis 2020 le magazine B2B (business to business) Outdoor Experts organise au World Trade Center les « assises nationales du VAE », afin de « favoriser le développement du VAE, de répondre aux enjeux et d’esquisser les évolutions technologiques ». Les industriels du VAE se multiplient (eBike Labs, Gboost, energybikes), sous les vivats de la presse locale, Le Daubé allant l’été dernier jusqu’à proposer chaque semaine un itinéraire de « balade en VAE ». Pourquoi proposer de simples balades en vélo quand on peut aussi faire tourner l’industrie de la batterie ?
Sur le site de la ViaVercors on peut trouver ce curieux onglet « 100 % électrique ». En cliquant dessus, on apprend que « la ViaVercors s’inscrit dans une démarche globale de développement durable et de recherche d’efficacité énergétique ». Le « développement durable » et la « recherche d’efficacité énergétique » : voilà ce qui conduit étonnamment au VAE, qui « constitue une réponse adaptée à la problématique que pose le dénivelé en montagne ». Curieuse rhétorique qui pourrait à la limite se défendre dans le cadre des transports « du quotidien », si l’utilisation d’un VAE empêchait l’utilisation d’une voiture.
Mais cette promotion se fait là dans le cadre d’utilisation « loisirs » sur un parcours majoritairement plat ou faiblement pentu : bêtement je fais partie des personnes qui pensent que le « développement durable » et la « recherche d’efficacité énergétique » sont incompatibles avec la production, la recharge et le recyclage de batteries riches en métaux rares et autres composants plus polluants les uns que les autres. L’ « efficacité énergétique », ça fait longtemps que je la cherche, et j’aimerais souvent que mes cuisses et mollets soient bien plus efficaces. Mais le recours à une batterie et à une source d’électricité n’a rien « d’efficace » : ça s’appelle la dépendance.
Quand on critique le business du VAE, on n’est jamais loin de se faire traiter de « validiste », méprisant envers les pas-sportifs, les handicapés, les vieux (qui comme on a vu plus haut seront bientôt majoritaires sur le Vercors). Heureusement, c’est bien plus compliqué que ça, comme nous le confirme Catherine, la riveraine de la future Via du tram, ce qui nous permet de revenir à notre sujet initial. À 73 ans, elle est pourtant opposée à l’invasion généralisée des VAE : « J’ai des capacités physiques plus limitées qu’à 20 ans mais je m’en accommode. Je suis contre l’idéologie du pouvoir illimité de l’homme sur tout. Déjà qu’un VTT a une fâcheuse tendance à bousiller le terrain, il faudrait en faciliter la pratique parce que les essouflés, les pas-entraînés, les sub-claquants “ont le droit” de profiter de la montagne ? La batterie, sa fabrication, son recyclage ne sont pas des questions qui préoccupent beaucoup nos porteurs de ce projet, ces amoureux de la montagne disciplinée. »
C’est une des raisons de ses doutes sur l’intérêt de transformer l’ancienne voie du tram en piste pour vélos électriques, en plus des conflits d’usage craints par de nombreux voisins (essentiellement dus à la trop grande vitesse des VAE et aux comportements « inciviques »). L’article du Daubé nous apprend que la Métropole a tenté de « rassurer en rappelant que dans le projet touristique, un moniteur encadrant les groupes pourra faire respecter une bonne cohabitation ». Voilà ce à quoi sont réduits les touristes quand on ne les considère que comme un « produit » : être « encadré » pour ne surtout pas déborder des cases dans lesquelles on veut leur faire dépenser leur argent. Tout sécuriser, tel est leur projet.
Comme la ViaVercors dont elle est le prolongement, cette « Via du tram » devrait être financée en grande partie par des fonds européens et le programme Poia, la Métropole de Grenoble ayant bien besoin de développer sa compétitivité. Côté dépenses, on compte surtout pour l’instant l’embauche d’une « entreprise d’ingénierie touristique » dénommée Artemia. Pour 19 900 euros elle a pondu en 2020 une « étude pour la valorisation patrimoniale de l’ancienne voie du tram entre Grenoble et Saint-Nizier-du-Moucherotte ». Au niveau national, l’État macroniste embauche des cabinets de conseil pour avoir l’idée de baisser les APL de 5 euros ; au niveau local, la Métropole embauche une « entreprise d’ingénierie touristique » pour avoir l’idée de mettre des panneaux sur un chemin et ainsi « mettre en lumière les patrimoines ».
Oui car l’idée de tous ces braves gens n’est pas seulement de promouvoir le vélo-moteur, c’est aussi de « faire grandir comme citoyen ». Dans le compte-rendu de la réunion du 21 novembre 2021, on trouve cette envolée : « Le tracé est au cœur d’une mine de pépites patrimoniales. (…) Il est une opportunité pour proposer un tourisme “intelligent” qui s’appuie sur des valeurs de transmission et de responsabilité : parcourir la voie du tramway peut-il me faire grandir comme citoyen ? »
Le tourisme vendu comme « intelligent » est avant tout un outil de « valorisation », comme l’explique la feuille de mission confiée à Artemia : « La communauté de communes du Massif du Vercors a pour objectif de valoriser l’ancienne voie du tramway entre Grenoble et Saint-Nizier-du-Moucherotte, en se basant sur son potentiel historique et patrimonial ». Dans les « produits touristiques », tout est vu comme des « potentiels » : bientôt ils parleront des paysages comme des « potentiels dépaysants ».
Pour « faire grandir » les citoyens, la « mise en lumière » du patrimoine devrait bien entendu se faire par le biais de QR-codes disposés tout au long du parcours, parce que ce serait quand même dommage de faire des aménagements ne nécessitant pas de smartphone. Des prothèses technologiques qui seront également nécessaires pour profiter de « l’application numérique » qui « pourrait être créée afin de promouvoir ce produit », toujours selon Le Daubé. Un « produit » qui devrait figurer en bonne place sur les documents de propagande de la marque métropolitaine Grenoble Alpes vantant déjà « l’écosystème outdoor ambitieux » de la cuvette. Depuis l’année dernière, un autre évènement B2B (business to business) a aussi lieu au World Trade center de Grenoble : l’Outdoor Experts Forum. Le thème de l’édition 2021 annonçait sans rire : « Quand le numérique contribue à la préservation des lieux de pratique des sports de nature ». C’est bien de voir les choses de manière positive et c’est vrai qu’affirmer « quand le numérique contribue à saccager de nombreuses régions à l’autre bout du monde pour extraire les métaux rares nécessaires à son fonctionnement », c’est beaucoup moins vendeur sur les documents de communication.
N’empêche que sans tout ça, avec juste ce vieux chemin, c’est une montée agréable. Laborieuse, beaucoup plus longue que la route, mais agréable. Ne pas être dans un produit, mais sur un simple chemin. Ne pas être sur un vélo à assistance électrique, mais sur une simple bicyclette. Ne pas être dans un dispositif de « marque », de mobilités ou de territoire, mais simplement aller où l’inspiration et l’expiration nous portent. Ne pas être dans un « écosystème outdoor » mais simplement dans la nature. Autant de joies simples.
Encore une fois, il vaudrait mieux ne pas.