Accueil > Printemps 2024 / N°72
Une oasis dans le « désert convivial »
Si on parle (un peu) du désert médical qui grandit – notamment – dans les quartiers populaires, on évoque moins souvent le « désert convivial » qui gagne du terrain encore plus vite. Ainsi dans quantité de quartiers de la Cuvette, il n’y a plus un seul endroit où aller boire un café, lire le journal, prendre le temps de discuter avec ses voisins dans un lieu propice. Alors Le Postillon est allé passer un peu de temps dans un des derniers restants : le Mosaïkafé dans l’atypique quartier Renaudie de Saint-Martin-d’Hères. Reportage dans un de ces lieux dont l’existence devrait être reconnue d’utilité publique.
Les couleurs sont délavées mais l’enseigne est encore lisible : « Mosaïkafé », encadré par des notes de musique. Planté sous des arcades, entre un tabac à l’activité foisonnante et un studio photo qui semble avoir tiré le rideau pour de bon, le lieu ne paye pas de mine. On rentre.
Fatiha, salariée à mi-temps au « Mosaïk », épluche les carottes pour le couscous du lendemain. Françoise apportera les topinambours cultivés dans le jardin-terrasse de son appartement. Tous les jeudis midi, le café propose un repas complet au prix de 8 euros 80. Nous sommes un mercredi de la fin du mois de janvier et « on se croirait au printemps » comme nous le rappelle cette dame. Café en main, on s’assoit au fond de la salle. Les murs sont blancs et la décoration sommaire. Au fil des discussions, le tableau de ce quartier en forme d’étoile et de ce « café pas comme les autres » se dresse. Embarquez plutôt.
Il faut remonter au tout début des années 2000 pour tracer l’histoire du « Mosaïk ». À cette époque, dans les quartiers Renaudie, Champberton et La Plaine, dont 34 % des 2 500 habitants vit sous le seuil de pauvreté, de nombreux locaux demeurent stores baissés et n’accueillent aucune activité. Le bar du Vieux Moulin, sous les arcades de l’avenue du 8 Mai, côté place Étienne Grappe, tourne bien mais de nombreuses femmes n’y sont pas à l’aise. Deux habitantes se lancent alors dans la création d’un café associatif. Alors que l’association est créée et que des subventions ont été obtenues, début 2004, le café n’a pas d’existence physique. Elles ne cessent pourtant d’interpeller la ville de Saint-Martin-d’Hères et le bailleur social afin d’obtenir un local. Sans réponse de leur part, un petit groupe se forme et décide de s’installer tous les samedis matins devant l’actuel emplacement, à l’époque abandonné. Munis de quoi vendre quelques boissons et petits-déjeuners, ce rendez-vous hebdomadaire, entre mars et décembre 2005, va leur permettre de rencontrer les habitants, d’amorcer des discussions, et d’enrichir le projet.
Elisabeth, une des « pionnières » raconte : « L’idée était aussi d’ouvrir un espace où les femmes puissent venir et se sentir à l’aise, notamment les femmes maghrébines. » Fin décembre 2004, après neuf mois à occuper ponctuellement l’emplacement par tous les temps, l’association obtient pignon sur rue. Les tables et les chaises sont achetées et demeurent dépareillées. Le comptoir n’est pas en zinc mais il persiste. La mosaïque prend forme et le café ouvre le 23 janvier 2006. Il n’a été que très peu modifié depuis, bien que l’usure, les accidents, la vie, finissent par s’inscrire dans la matière. Catherine, bénévole endurcie, déclare avec un brin de fierté : « Maintenant ça fait 18 ans que ça dure. On tient grâce au gros travail de tous les bénévoles qui restent solidaires. »
L’insalubrité du local, avant les travaux menés par l’association, n’est pas une exception dans le quartier, construit en 1985 sur les plans de l’architecte Jean Renaudie (mort en 1981). Si le projet architectural est ambitieux et militant (voir encart), la topographie du terrain et des défauts de conception viennent ternir la vie de ses habitants. Rosemonde et Dominique font partie des premiers habitants du quartier : « Là-bas c’est la “rue Chante Grenouille” et plus loin, la “rue du Marais”. Ça ne vient pas de nulle part. Au moment de la construction, partout autour, c’était des champs et des marais. Il a fallu planter des pieux pour stabiliser le sol. »
Pour ce qui est des défauts de construction, le recueil de témoignages, organisés et réunis en un rapport par l’Association des Terrasses Renaudie dont Dominique est le président, met en évidence l’insalubrité de nombreux appartements. Parfois, « il pleut à l’intérieur ». Les infiltrations d’eau ont entraîné le développement de la moisissure, des champignons et donc des maladies causées par l’humidité. Le bâti et la santé des habitants se sont dégradés, entraînant une demande de réhabilitation. Après des années de silence méprisant, de luttes, de réunions publiques, de souffrance et d’études d’experts, un plan aboutit. Désormais, la rénovation de l’ensemble des logements sociaux par Alpes Isère Habitat mais également des cinq copropriétés du quartier par une flopée d’institutions est actée et vient de débuter.
Debout, devant le comptoir, un homme parle à Fatiha, toujours appliquée à éplucher ses carottes. Le ton de sa voix s’élève : « Tout à l’heure je regardais la 15, ils ont annoncé que les mutuelles allaient augmenter… Ça n’arrête pas. » Fatiha, salariée à temps partiel grâce à un dispositif d’emploi aidé, est devenue une des figures du café : « Ah, moi, c’est sûr, c’est ma vie ce café. Ça me permet de sortir, de rencontrer du monde. Et comme je dis, tant qu’on aime les gens et que les gens nous aiment, et ben la santé : ça va ! » Ses yeux se mettent à briller un peu plus que d’habitude. « Il faut savoir faire confiance et être respectueux, tenir la bonne distance avec les gens. C’est vraiment un lieu d’écoute aussi et de paroles. Ça fait du bien à tout le monde. » Cet après-midi de fin janvier, les passants se sont souvenus de ce vol sur un habitant du coin qui a tragiquement fini en homicide pour une liasse remportée au PMU. Mais aussi de ces joies accidentelles en rigolant de soi : « Il y a des produits qu’il faut jamais mettre dans la cuisine. Une amie au Maroc avait confondu la farine avec du plâtre. C’était trop tard elle avait déjà trempé les poissons dedans. Je te jure, quand on s’en est rendu compte qu’est-ce qu’on a rigolé. »
Sur la photo : Fatiha, la cuisinière.
D’autres aspects sont avancés par les habitants pour nous expliquer le charme brut de la vie d’ici. Dès sa première visite, Rosemonde a été séduite : « Ça m’a fait penser à un village d’Italie du Sud ou d’Afrique du Nord. » Elle déménage donc de la Villeneuve, s’engage dans les multiples associations culturelles du coin et peut compter sur l’architecture du quartier « qui offre des possibilités de rencontres toujours différentes » pour découvrir ses habitants. « Dès que je sors de chez moi, je vois les familles et les enfants jouer dans le parc, alors je m’attarde et reste discuter. » Si on sait par où l’on rentre dans le quartier, on sait rarement où l’on va sortir. Constamment, différentes possibilités de déplacement s’offrent à nous. Ruelles, pentes, escaliers, passerelles et places se succèdent et s’imbriquent sur plusieurs niveaux de béton, dont l’étrange beauté ne laisse pas indifférent. L’importance de la végétation permet d’assister aux saisons qui défilent. En automne, les vignes rougissent les murs.
Dominique renchérit : « Et puis bon, ici, c’est un quartier prioritaire de la ville, les habitants vivent beaucoup de difficultés. Donc les rencontres, la convivialité, la solidarité, ça nous permet de tenir. » Il donne cette impression d’avoir déjà tout répété cent fois à des élus, des habitants, des journalistes, des voisins et des amis. Mais il semble rarement avoir été entendu.
« La semaine dernière, un habitant du quartier est venu pour nous dire qu’il souhaitait changer de fournisseur d’énergie mais qu’il n’y comprenait rien. » Le Mosaïk est aussi un lieu d’entraide. Comme la fois où cette dame en situation de handicap s’est retrouvée sans aide à domicile pendant plusieurs semaines. Les habitués se sont alors relayés pour la remplacer. Des événements sont aussi organisés avec des structures extérieures, comme le raconte Catherine : « Il y a quelques années on a travaillé avec La Maison de la Poésie pour faire un atelier de lecture et d’écriture de poèmes avec les habitants. On avait fait venir des poètes étrangers, notamment une Syrienne. »
Un homme entre au Mosaïk, salue tout le monde et commande un café. La porte se referme lentement. Dans cet interstice, les échos de l’avenue du 8 Mai nous parviennent. Un « guetteur » crie « ouais, ça passe ! » Quelques instants plus tard, le 3008 flambant neuf de la police nationale apparaît à travers la baie vitrée.
« Et puis y a le côté face, avec le trafic de drogue qui s’est vraiment implanté. Et on a l’impression qu’il grossit ces dernières années » commente Dominique. Le point de deal du quartier Renaudie n’est un secret pour personne. En arpentant ses dédales, on croise les « petits bras » de ce réseau mondialisé, ultra-capitaliste et violent, se cristallisant ici et là. Les particularités de l’espace sont exploitées par cette activité amenant parfois des conflits avec les habitants. Françoise habite le quartier depuis plusieurs dizaines d’années : « Avec les dealers de maintenant ça va mieux mais à une époque ça a été vraiment dur, je sais de quoi je parle. » Cette cohabitation forcée entre dealers et habitants amène une forme de lutte autour de l’occupation de l’espace. Des évènements festifs ont été organisés afin que les habitants défilent et s’installent dans les espaces publics du quartier afin de ne pas les « laisser » aux dealers.
Sur la photo : Vue d’ensemble.
Durant les décennies 2000 et 2010, le quartier a vu de nombreux services se mettre en retrait. GRDF, La Poste ou encore la police municipale ne se déplaçaient plus ou rarement. Aujourd’hui, cette discrimination territoriale semble légèrement s’amenuiser, le pôle de santé interprofessionnel implanté sur l’avenue du 8 Mai symbolisant le retour de l’action publique pour tenter d’améliorer la situation du quartier. Ce retour est aussi matérialisé par la présence du bras armé des pouvoirs publics : la police. Dominique : « Pas plus tard que ce matin y a eu une grande opération avec au moins une vingtaine de flics dans le quartier. » Cette présence policière renforcée n’empêche pourtant pas l’activité du point de deal de prospérer, ni ne permet de rassurer les habitants. C’est même plutôt le contraire. « On voit bien que leur trafic est juteux. Alors forcément, j’ai peur que ça attire les jalousies et que ça se finisse à l’arme à feu. » Catherine constate : « Bientôt, il y aura plus de dealers et de flics que d’habitants dans les rues. »
Comme pour de nombreux autres acteurs associatifs et socio-culturels dans les quartiers populaires, le futur se gagne de haute lutte. Et parfois, cela ne suffit pas. Le Mosaïk se trouve justement à l’un des points de bascule de son histoire mouvementée, comme le raconte Elisabeth : « On est un peu au ras des pâquerettes en ce moment alors on se dit qu’il faut diversifier notre activité. On fait le pari positif. » Celui-ci va prendre la forme d’un « tiers-lieu » permis par l’agrandissement du café dans un appartement adjacent, inoccupé depuis des années : « Ça va aussi nous permettre d’avoir un petit jardin de l’autre côté de la rue. Ça sera plus sympa. » nous indique Rosemonde. Ils prolongent et renforcent les activités déjà réalisées. Le coin restauration sera agrandi. Elisabeth : « C’est quelque-chose qui marche très bien. On a toujours du monde, des habitués, des habitants, des gens de l’extérieur, des travailleurs du coin... »
Dominique s’inquiète : « Et on a un problème aussi. C’est le renouvellement dans les associations du quartier. On a du mal à faire en sorte que les jeunes s’investissent. » Au Mosaïkafé les personnes retraitées sont très actives. La rotation des habitants du quartier ne facilite pas l’investissement dans la vie locale, et la vie du lieu fait écho à des évolutions nationales : le secteur associatif est principalement investi par les sexagénaires, les personnes des classes moyennes et supérieures ainsi que celles s’étant assises le plus longtemps sur les bancs de la fac. Pour contrer cette tendance, les bénévoles du Mosaikafé tentent de rester à l’écoute de chacun, de leurs désirs et leurs besoins. Alors que la conversation tourne sur l’investissement et la démocratie locale qui semblent s’amenuiser, Dominique avance un autre constat : « Le problème de la démocratie c’est qu’il faut s’engager, faut se bouger le cul. Aujourd’hui ce qui nous mène vers l’autoritarisme, c’est que les gens ne veulent pas s’engager, ils préfèrent rien foutre ou se divertir. »
Il est bientôt 18h. Cet après-midi de printemps a laissé place à une soirée d’hiver. On sert les ultimes cafés. Une femme s’installe avec ses deux enfants. Fatiha leur offre une cannette de Coca et leur ébouriffe les cheveux en un geste affectueux. La fermeture s’annonce doucement. Catherine, dans un sourire, nous interpelle : « D’habitude on parle pas trop politique au Mosaïk. On parle surtout de nos vies à nous. » L’essentiel n’est-il pas avant tout de se parler ? Et d’avoir des lieux pour le faire ?
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Un quartier très atypique
Jean Renaudie (1925-1981) est un architecte et urbaniste français concepteur du quartier éponyme de Saint-Martin-d’Hères. Il mène principalement des projets de logements sociaux. Son inspiration brutaliste et sa manière de refuser les angles droits rendent ses ouvrages particulièrement reconnaissables. Vous en croiserez à Ivry-sur-Seine, Givors ou Villetaneuse. Comme l’indique Sabrina Bresson, Jean Renaudie « privilégie la complexité, l’arbitraire, le désordre, comme allégorie des relations complexes qui lient les hommes ». Pensés comme des écosystèmes, ses ouvrages visent à favoriser les liens sociaux. Alors que l’architecture est standardisée dans un souci de rentabilité économique (particulièrement celle dédiée aux logements sociaux), Jean Renaudie affirme : « Tant qu’il n’y a pas d’homme type, l’architecture n’a pas le droit de faire un logement type. » Ainsi, aucun appartement du quartier Renaudie à Saint-Martin-d’Hères n’est identique. Son œuvre traduit une volonté de lutte contre la stérilisation des villes et des modes de vie urbains.
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