Accueil > Fevrier-Mars 2020 / N°54

Un des premiers Mut’ins

La mobilisation grandit de semaine en semaine. Depuis l’annonce du projet de vente de la clinique mutualiste rue d’Alembert à Grenoble, des opposants variés se fédèrent pour éviter que cet Espic (établissement de santé privé d’intérêt collectif) ne tombe dans les mains du privé lucratif. Parmi eux : Jérôme Alexandre, un ancien administrateur de la structure gérant la clinique qui s’est fait virer pour s’être opposé à ce projet de vente. Son histoire permet de comprendre un peu mieux le fatras administratif entourant ce « bien commun ».

«  47 ans de bénévolat pour se faire exclure comme ça... » Il est un peu remonté, Jérôme Alexandre. Et ce qui le met en colère, ce n’est pas tant son cas personnel que le futur de la Mut’, la clinique mutualiste de Grenoble, qu’Adrea Mutuelle a annoncé vouloir vendre. Mais pour essayer de comprendre quelque chose à cette histoire, remplie de sigles obscurs, d’entités inconnues, de pertes et de bénéfices en millions d’euros, son histoire personnelle est instructive.

Parce que Jérôme Alexandre se définit comme « mutualiste dans l’âme  » : « Je suis tombé dans la mutualité en 1973, en adhérant à la Somusi, qui fut par la suite une des mutuelles de mon entreprise Bull. C’était une petite structure, avec 3 500 adhérents. J’ai commencé à m’investir et à devenir administrateur puis président de la Somusi.  » Peu à peu, le durcissement des lois, tant européennes que françaises, sur la « solvabilité » des mutuelles, les oblige à se regrouper. « Il fallait grandir ou disparaître  » assure Jérôme Alexandre. Alors la Somusi a intégré la Mutuelle des Alpes, qui elle s’est fondue dans la mutuelle CCM, la plus grosse des mutuelles interprofessionnelles du département à la fin des années 1990. Au début des années 2000, CCM et d’autres mutuelles des départements voisins ont fusionné pour créer Adrea Mutuelle. « Là on parle d’un million d’adhérents. Forcément il n’y a plus aucune démocratie dans ces mutuelles-là. Le mutualiste de base n’a plus son mot à dire.  » Surtout que depuis le 1er janvier dernier, Adrea a fusionné avec Apreva et Eovi Mcd pour fonder le grand groupe Aésio, plus connu pour son sponsoring du club de foot de Saint-Etienne que pour sa défense d’idées mutualistes.

N’empêche que jusqu’à récemment, quelques valeurs ont perduré au sein d’Adrea : « Jacques Viallet, le président précédent, avait vraiment l’esprit mutualiste  », selon Jérôme Alexandre. En 2015, Patrick Brothier devient président : « On a fait une erreur stratégique fondamentale en laissant un opérationnel devenir président. Brothier est un parfait technocrate, il gère Adrea comme une assurance privée et fait la politique tout seul.  »

C’est comme ça que Patrick Brothier en est venu à annoncer son intention de vendre la Mut’, sans laisser le choix aux autres administrateurs. Précisons rapidement que la Mut’ est gérée par l’UMGGHM (union mutualiste pour la gestion du groupe hospitalier mutualiste), dont le conseil d’administration est composé de six membres d’Adrea et de quatre de la MFI (Mutuelle française de l’Isère). Là où ça se complique, c’est qu’Adrea fait partie de la MFI. Vous suivez toujours ?

Jérome Alexandre n’est plus administrateur d’Adrea depuis un moment mais il était par contre jusqu’au 1er juillet 2019 vice-président de la MFI et à ce titre un des administrateurs de l’UMGGHM. Quand Patrick Brothier a énoncé le projet de vente dans une réunion de l’UMGGHM de février 2019, Jérôme Alexandre s’y est vivement opposé. « Tous ses arguments ne tiennent pas. Il dit que la clinique est déficitaire, parce qu’on doit rembourser les dépassements d’honoraires opérés par certains praticiens libéraux, ce qui en 2018 représentait 3 millions d’euros. Mais on a mis en place un plan de redressement qui nous permet presque d’arriver à l’équilibre.  »

Quand il parle de la Mut’, Jérôme Alexandre dit toujours « nous » : « Je suis tellement touché dès que je parle de cet établissement.  » S’il reste un déficit, il faut le mettre en parallèle avec les bénéfices réalisés par la Scimi (société immobilière de la mutualité de l’Isère), société qui est propriétaire des murs de la clinique et qui est également détenue par Adrea, la MFI et quelques autres mutuelles. « Maintenant elle a fini de rembourser tous les emprunts. En 2020 elle va être bénéficiaire de 8 millions d’euros. Elle a déjà 16 millions d’euros de fonds propres. Qu’est-ce qu’elle va faire de tout cet argent ?  »
En dehors des prétextes financiers, la vente de la Mut’ est avant tout révélatrice de l’évolution du monde mutualiste. « Autrefois, les présidents des mutuelles avaient une certaine idée de ce qu’elles pouvaient apporter à la population. Aujourd’hui, l’environnement social et sanitaire ne paraît plus être dans les soucis des dirigeants, mais, comme pour beaucoup de grands groupes c’est plus l’aspect financier qui domine. Certes, il faut gérer les mutuelles comme des entreprises, mais leur appartenance à l’économie sociale et solidaire devrait être mise en avant.  »

Car si jamais la Mut’ est vendue, elle se débarrassera de ses obligations de service public en perdant le statut d’Espic et la situation d’accès aux soins sera bien chamboulée dans le bassin grenoblois. L’hôpital public est déjà complètement saturé et malgré les annonces du « plan santé », les soignants subissent toujours autant la « maltraitance institutionnelle  », et les soignés la dégradation de la qualité de soins. Restent sinon les cliniques Belledonne ou des Cèdres, appartenant déjà au « privé lucratif  » : « Si la Mut’ passe aussi au privé lucratif, les prix risquent de s’envoler dans toutes les cliniques privées car il y aura moins de concurrence. Le service des urgences ou celui de la cancérologie, non rentables, risquent d’être fermés. Et l’hôpital public d’être encore plus saturé.  »

Ce qui scandalise le plus Jérôme Alexandre, c’est qu’Adrea a décidé de vendre la Mut’ alors qu’en fait elle est censée appartenir à tous les mutualistes. « La Clinique Mutualiste a été fondée par le président de la MFI de 1958, toutes les mutuelles présentes dans la MFI ont participé à cette création. Les cliniques appartiennent à tous les mutualistes du département, et non à une mutuelle en particulier. »

Pour toutes ces raisons, Jérôme Alexandre s’est donc vivement opposé à Patrick Brothier au conseil d’administration de l’UMGGHM puis a lancé une pétition sur change.org, qui a déjà recueilli plus de 9 000 signatures. « Brothier m’a reproché d’avoir utilisé le terme “mercantile” dans cette pétition, selon lui ça nuit à la réputation de la clinique. C’est officiellement pour ça qu’il m’a retiré de la délégation de la MFI et de l’UMGGHM depuis le 1er Juillet. Il m’a viré sans même me passer un coup de fil.  »

N’empêche que le public est largement du côté de Jérôme Alexandre. En plus du succès de la pétition, la mobilisation a pris de l’ampleur tout le mois de janvier. Une réunion organisée par l’union de quartier Berriat-Saint-Bruno et des gilets jaunes a réuni plus de 150 personnes le 13 janvier. Le 30 janvier, environ 300 soignants et usagers se sont réunis devant la clinique. C’est que les dossiers pour la reprise de l’établissement doivent être déposés d’ici au 10 février. Et que pour contrer le futur mercantile de la clinique, des usagers et des soignants espèrent reprendre la clinique en coopérative, et plus particulièrement en Scic (société coopérative d’intérêt collectif) où le pouvoir serait partagé entre un collège d’usagers, un collège de salariés et un collège de partenaires. « Il y a entre 60 et 70 soignants mobilisés dans le collectif GHIC (groupe hospitalier d’intérêt collectif), c’est assez rare que des soignants se mobilisent  » souligne David Voirin, un chirurgien actif dans le GHIC.

Sauf que la direction d’Adrea ne fait rien pour pour aider les partisans de cette Scic. Le printemps dernier, Brothier a fait faire un audit sur la cession au cabinet Ernst & Young. « On a demandé les données de cet audit pour proposer un mode de fonctionnement pérenne mais ils ne les ont jamais données, regrette David Voirin. Adrea a juste choisi de vendre au plus offrant.  » Jérôme Alexandre a une autre hypothèse : « Patrick Brothier veut depuis le début vendre à C2S, le groupe propriétaire de la clinique Belledonne, parce qu’il connaît bien son patron. »

À part les responsables d’Adrea, personne ne défend publiquement cette vente, ce qui ne suffit hélas pas à exclure cette possibilité. Alors les partisans de cette Scic réfléchissent à tous les moyens de pression possibles pour qu’Adrea étudie sérieusement leur candidature. Le droit de préemption communal ou intercommunal sur la vente est déjà évoqué. « Pour moi, derrière cette lutte, il y a aussi le climat social de plus en plus tendu et pesant, conclut David Voirin. Les difficultés sociales s’étendent et les mutuelles se désengagent complètement de l’aide aux plus démunis. À terme, il y a aussi le risque de la vente des hôpitaux publics. »

Plus d’infos sur :

http://www.altervie.fr/mutualiste/, www.ghicgrenoble.fr