Accueil > Oct. / Nov. 2014 / N°27
Traite d’êtres humains et profits en tous genres
Depuis 2007, la prostitution de rue est de plus en plus visible à Grenoble, ce qui ne manque pas de provoquer des réactions des honnêtes gens. Pour rassurer les électeurs, les autorités ont mené plusieurs opérations censées lutter contre les proxénètes et les « réseaux ». Mais les grands mots n’ont rien changé au sort misérable de ces femmes victimes de traite d’êtres humains.
À la fin de l’année 2013, le maire de Grenoble faisait parvenir une lettre aux habitants des rues voisines des squats de Roms de la rue Boussant, derrière Europole, promettant de prendre les dispositions nécessaires en matière de sécurité et d’hygiène, et de demander une intervention auprès du préfet. Parmi les Roms habitant dans des camps ou maisons vides de l’agglomération, plusieurs dizaines de femmes sont en effet livrées à une prostitution de misère, devant la gare ou sur les boulevards.
Le 25 février au matin, les gendarmes déboulent dans trois camps de Roms de l’agglomération : deux à Grenoble (rues Polotti et Vercors) et un à Saint-Martin-d’Hères. Selon Le Daubé (26/02/14), cette intervention faisait suite à l’ouverture par le parquet, en 2013, d’une information judiciaire pour proxénétisme et traite d’êtres humains. Le but affiché de cette opération : « confondre les souteneurs de ces prostituées de rue présentes dans l’agglomération grenobloise ces dernières années. »
Après le coup de filet, les gendarmes arrêtent six suspects de proxénétisme, placés en détention préventive le 28 février. Ils contrôlent une trentaine de femmes « entendues en tant que victimes » (Le Daubé, 28/02/14). Une seule porte plainte contre les proxénètes, et bénéficie d’un titre de séjour provisoire. Les gendarmes distribuent aussi des OQTF (obligation de quitter le territoire français) à plusieurs dizaines de personnes, et en envoient quelques unes en centre de rétention administrative. Parmi celles-ci, contactées alors par l’intermédiaire de la Cimade, six ont refusé toute aide administrative, probablement parce que dans leur situation, sans garantie de protection, parler c’est s’exposer à des représailles. Elles ont été renvoyées en Roumanie. Six mois après, certaines sont de nouveau sur les même trottoirs.
Le propre des différents réseaux de traite d’êtres humains qui tiennent aujourd’hui la prostitution de rue, c’est en effet leur capacité à re-capter leurs victimes. Souvent placées dans un isolement complet, après une destruction psychologique totale, soumises à l’esclavage par la dette ou par la violence, elles peuvent être exploitées sans entrave dans le travail forcé : mendicité, vol, prostitution.
Le délit de racolage ayant été abrogé, les pouvoirs publics peuvent utiliser le trouble à l’ordre public pour intervenir, et l’expulsion du territoire pour se débarrasser du problème. Mais dans ces réseaux, le taux de re-captation des victimes est énorme : d’après le rapport Geoffroy [1], environ 80 % des victimes sont rattrapées par leurs proxénètes, et les supposées opérations de « démantèlement » ne sont généralement, dans les faits, que des coups de force impuissants. Les proxénètes arrêtés ne sont que le rouage misérable de la machinerie. Si leur procès a lieu, ils ne sont généralement pas condamnés pour traite d’êtres humains, et les victimes, sans dispositif d’accueil et de protection, souvent rejetées dans la gueule du loup [2]. Quant au réseau, il n’est en rien menacé, parce qu’il est organisé comme n’importe quelle multinationale, où la maison-mère développe ses filiales, et concentre les bénéfices. De nouveaux marchés s’ouvrent, comme le don d’organe ou les mères porteuses.
Avec la récente loi du 4 décembre 2013 sur la prostitution, les procédures sont censées non seulement œuvrer à la coordination entre police et services sociaux, mais aussi faire passer au premier plan l’accueil et la protection des victimes. D’après la loi, une commission départementale devrait permettre de coordonner, sans qu’ils aient pour autant à collaborer, l’action répressive des gendarmes envers les réseaux, et celle des services sociaux auprès des victimes de traite d’êtres humains. Celle-ci est précisément définie : une action (recrutement, transport, hébergement de personnes) par un moyen (menace, contrainte, tromperie, violence) dans un but (exploitation sexuelle, travail forcé, esclavage, prélèvement d’organes) [3]. Dans cette affaire, policiers et magistrats auraient dû avertir en amont le dispositif « Ac.sé » [4], qui aurait alors fait intervenir les services locaux d’accueil et de protection. Un plan national préconise d’ailleurs, par diverses notes et recommandations, la marche à suivre dans ces cas-là. Les services de police sont donc bien informés de ces procédures [5]. Mais, comme c’est visiblement le cas dans cette affaire, elles ne sont généralement pas suivies.
La lutte contre les réseaux internationaux de traite impliquerait d’abord de faire passer la problématique de la traite au premier plan. Le choix des pouvoirs publics est souvent d’appréhender le problème comme une question d’ordre public et de migration. Or c’est oublier la réalité : des réseaux transnationaux, organisés comme des entreprises, entretiennent un système d’exploitation des étrangers, les réduisant au statut d’esclaves.
Démanteler réellement ces trafics d’êtres humains, qui profitent à la fois des inégalités géopolitiques et des outils modernes comme internet, impliquerait aussi de s’occuper des autres rouages du réseau, des transactions financières, des oligarchies qui captent les bénéfices en bout de chaîne. L’exemple du Nigéria est édifiant : la moitié des prostituées victimes de la traite en France sont originaires de ce pays, qui se trouve être aussi un important fournisseur de pétrole. Remonter aux sources de ce réseau pourrait s’avérer gênant.
Après l’opération de février dernier, menée à la va-vite (et, soit dit en passant, en période électorale), les réseaux de traite se portent visiblement bien. Depuis 2009, la prostitution de rue a connu une croissance de 750 %, et elle concerne désormais une écrasante majorité (98 %) de femmes étrangères, alors qu’elles n’étaient que 5 % avant 1998. Il s’agit d’un véritable retour de l’esclavagisme, d’une marchandisation de l’humain. Et ce sera le cas tant que le phénomène sera appréhendé comme un problème migratoire, et que les victimes ne seront pas protégées. à Grenoble, si les autorités brassent du vent, cela n’arrange rien au sort des premières victimes de ces réseaux de traite d’êtres humains.
Certains se souviennent peut-être qu’en d’autres temps, une affaire locale avait déchaîné la presse nationale, et profondément marqué la ville de Grenoble : celle dite « des filles de Grenoble », en 1980, lorsque des prostituées avaient fait tomber leurs proxénètes italo-grenoblois, et mis un coup d’arrêt à la prostitution de rue pendant des années.
Notes
[2] En 2010, la police avait d’ailleurs déjà « démantelé » un réseau de prostitution de femmes roms, ce qui n’a pas empêché leur emprise de croître.
[3] Guide pratique du dispositif national « Ac.Sé », 2014.
[4] Le dispositif national Ac.sé « propose un hébergement et un accompagnement éloigné géographiquement du lieu de résidence de la personne victime de traite en danger ou en grande vulnérabilité » et « agit comme pôle ressource auprès des professionnels en contact avec des personnes victimes ».
[5] Note-express de la Direction Générale de la Gendarmerie nationale « traite des être humains (TEH) : répression des auteurs et protection des victimes. Identification, définition et marche à suiv