Grenoble à la pointe de la surveillance durable - épisode 3
« Tous unis pour la croissance de nos start-up »
Éric Piolle n’est pas le maire de Grenoble, mais de « #Grenoble » [1] . Le 30 mars au soir, devant le musée où des milliers de personnes fêtaient sa victoire, un écran géant a affiché toute la soirée ce « #Grenoble ». Alors que leurs adversaires avaient tenté de faire croire que la liste « Grenoble, une ville pour tous » était hostile au progrès, fallait-il voir dans cette nomination « augmentée » de Grenoble une volonté de la bande à Eric Piolle de paraître « moderne » ? Vous savez maintenant ce qu’il vous reste à faire : si vous voulez être à la mode, clamez partout que vous êtes « #grenoblois ».
L’autre jour, en ouvrant le journal, j’ai appris une grande nouvelle : « des informaticiens vont donc s’installer sur le site de Giant ». C’est un scoop d’Olivier Pentier, le journaliste intelligent du Daubé (3/12/2013). Rappelons que le « site de Giant », le futur « campus mondial » situé sur la presqu’île de Grenoble, c’est l’endroit où il y a Minatec, le CEA, STMicro, Corys, on en passe et des meilleurs. C’est-à-dire un endroit où environ 99 % des travailleurs sont très souvent derrière un ordinateur, et où 80 % doivent y passer leurs journées entière. Autant dire que le mode de vie des informaticiens - les yeux sans cesse rivés à un écran - ne devrait pas trop trancher avec les habitudes de leurs voisins.
Ces informaticiens vont s’installer à Giant pour « développer l’économie numérique dans la grande agglomération ». Est-il utile de préciser que cette économie numérique existe déjà ? Selon Jean-Pierre Verjus, aujourd’hui conseiller du président de l’Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique) : « le numérique grenoblois revendique 40 000 emplois et 550 entreprises ‘‘tech’’, depuis de très grands groupes internationaux ou nationaux jusqu’à des PME conquérantes » (Le Daubé, 23/03/2014). Verjus a réalisé - sur demande de La Métro (communauté d’agglomération) - un rapport sur « le logiciel à Grenoble et son impact sur le développement de l’économie numérique dans la grande agglomération ». Ce petit pavé a conclu notamment - je vous passe toutes les recommandations techniques imbitables - que « Grenoble dans toute sa diversité institutionnelle et géographique gagnerait à se saisir globalement de son développement dans le numérique ». On ne voit pas bien ce que la « diversité géographique de Grenoble » pourrait gagner au développement du numérique, si ce n’est une certaine uniformité : tous derrière un écran, un écran pour tous. Toujours est-il que les promoteurs grenoblois du numérique ont postulé, fin 2013, à « l’appel à candidature gouvernemental ‘‘quartiers numériques’’ » afin de « donner cette visibilité complète à ‘‘Grenoble la Numérique’’, sans nuire à la visibilité mondiale acquise de Grenoble en micro et nanotechnologies ». Pour l’ex-ministre Fioraso, cette initiative n’est pas centrée sur les technologies, c’est « une candidature urbaine et sociétale » (Le Daubé, 3/12/2013). Depuis, l’initiative « quartiers numériques » est devenu « French Tech », qui a un slogan bien représentatif des combats de notre siècle : « Tous unis pour la croissance de nos start-up » ! On lâche rien !
Vous n’habitez pas Grenoble, mais « Digital Grenoble ». C’est le nom de la candidature de notre (très) chère ville à l’appel à labellisation des « métropoles French Tech », ce « grand mouvement de mobilisation collective pour la croissance et le rayonnement des start-ups numériques françaises ». Elle fédère entreprises, collectivités, laboratoires et organismes, ce qui réjouit le directeur-adjoint de l’AEPI (Agence d’études et de promotion de l’Isère ) : « je n’ai jamais vu une telle mobilisation ». Quels sont les buts de « Digital Grenoble » ? Selon Verjus, qui pilote la candidature toujours portée par la Métro : « Grenoble doit communiquer sur son savoir-faire numérique. Nous avons la chance d’avoir ici une très belle industrie du logiciel. Mais nous avons aussi, grâce au CEA-Leti, entre autres, des compétences dans le domaine de la micro-électronique, des capteurs, des objets communicants... Et ces deux domaines sont omniprésents dans de nombreux systèmes applicatifs, touchant, par exemple, l’énergie, les transports intelligents, les nouveaux services numériques, pour améliorer la circulation automobile, la gestion de l’air, le maintien à domicile des personnes à mobilité réduite, etc. À ce sujet Grenoble pourrait être la ville des ‘‘smart systèmes’’ et des ‘’smart expériences’’. Un ‘‘smart système’’ est un système intelligent lié à des logiciels » (Le Daubé, 23/03/2014). Quel est l’intérêt pour nous, simples habitants de la cuvette, de « s’unir pour la croissance de nos start-ups » ? Serons nous plus heureux quand nous serons devenus des « smart citizens », vivant au milieu de « smart systèmes » et de « smart expériences » ? En quoi ces milliards de capteurs interconnectés, pourraient-ils rendre la vie plus agréable ? Aucune réponse sur le site internet dédié ni sur tous ceux qui relaient cette « formidable opportunité ».
Cet engouement pour le numérique n’est pas partagé par tout le monde. C’est du moins ce qui transparaît dans une des questions étonnantes du sondage - portant pour le reste exclusivement sur les élections municipales - réalisé mi-mars par BVA pour Orange et Le Daubé. À la question : « Le développement du numérique dans votre ville (Fibre, 4G, très haut débit, nouveaux usages numériques... ) peut–il être efficace pour améliorer votre vie quotidienne ? », 49 % des 600 grenoblois interrogés ont répondu « oui », 48 % « non » et 3 % « ne se prononcent pas ».
Bien entendu, ces résultats sont approximatifs, à prendre avec une marge d’au moins 10 % : c’est ce même sondage qui, cinq jours avant le premier tour, annonçait que Safar arriverait dix points devant Piolle (or ce dernier arriva quatre points devant). Mais ce résultat semble globalement ne pas montrer un grand enthousiasme pour le « développement du numérique », même pas soutenu par la moitié des personnes interrogées. Un manque d’entrain qui tranche avec l’exaltation des élites économiques et politiques, qui possèdent une croyance irrationnelle dans le Dieu numérique.
Bientôt à Grenoble on aura la chance d’avoir « une vitrine du numérique », qui pourrait s’appeler « cantine » ou « totem ». Verjus annonçait cet automne : « comme le stipulait notre lettre de mission, nous avons commencé l’étude de ce que pourrait être une ‘’cantine numérique’’ à Grenoble ». Il y a deux mois, il confirmait : « C’est la volonté du ministère : que chaque territoire numérique en France possède son totem, c’est-à-dire sa vitrine. Bordeaux, Montpellier et Lille ont décidé de positionner leur totem dans d’anciens quartiers rénovés (…). Pour notre part, nous pourrions avoir un bâtiment dans l’hyper-centre de Grenoble. Celui-ci accueillerait les ‘‘fab-labs’’, les animateurs de l’écosystème, une salle de réunion permettant d’échanger, etc. Un lieu emblématique à trouver. » (Le Daubé, 23/03/2014). Pour les amérindiens, les totems représentait des animaux vénérés comme des divinités. Quand je vous dis que le Dieu de notre temps, c’est le numérique.
Avec les systèmes intelligents, il n’y a pas que la bêtise qui progresse. Il y a aussi les destructions d’emplois. Pierre Belanger n’est pas connu pour ses positions anti-industrielles. Mais dans La souveraineté numérique, le patron de Skyrock, entrepreneur et expert d’internet, prévient : « si la mondialisation a dévasté nos classes populaires, l’internet va dévorer nos classes moyennes » car le web « détruit quatre emplois pour un créé ». Le numérique grenoblois crée-t-il des emplois ? Sans doute. Mais combien en détruit-il par ailleurs ? Pour le succès de Spartoo, leader mondial de la vente de chaussures en ligne, combien de magasins de chaussures ont fermé ? Pour le succès de Starzik, « un des pionniers du téléchargement légal en Europe », combien de disquaires ont mis la clé sous la porte ? Pour les succès de CapGemini, Bonitasoft, Atos Origin et tant d’autres entreprises grenobloises, inventant sans cesse de nouveaux « services informatiques », transformant les métiers et les modes de vies, combien de salariés ont-il été remplacés par des machines ?
Après avoir erré des heures dans ce dédale numérique, sautant de sites en tweets en cherchant à décrypter cette nouvelle langue rebutante - qui parle de « co-design hard soft », de « stratégie de business développement », et « d’éditeurs BPM » - je ressors convaincu d’une chose : la vie est ailleurs. Mais l’enjeu de notre temps est bien de trouver comment contrer ce déferlement.
Notes
[1] Pour nos vieux lecteurs à la rue (et notre ami inculte Igor) : le signe # est très utilisé sur Twitter pour introduire les mots-clefs de vos tweets (message en moins de 140 caractères). Prenons un exemple : vous souhaitez parler de l’étape du Tour de France Saint-étienne - Chamrousse du 18 juillet prochain. Votre tweet pourrait ressembler à ceci : « Vivement cet été sur le bord de la route avec Cochonou #TDF #Saintéchamrousse ».