Feuilleton – Comment Grenoble devient une smart city ?
Tête à Cliiink
Depuis 2019, la Métropole de Grenoble expérimente Cliiink, un « dispositif de colonnes à verre connectées incitant les usagers à recycler bouteilles et bocaux ». L’arrivée et le déploiement de cette « solution innovante pour la smart city » se sont déroulés dans l’indifférence générale de la population. Il n’y a que Julien Martin que ça a énervé. Et à cause de ça, il va devoir s’expliquer au tribunal.
Vous souvenez-vous de Julien Martin ? Dans Le Postillon n°44, on racontait en bande dessinée une de ses aventures autour du compteur Linky. Parce qu’à l’époque, cet habitant de Pont-de-Claix militait contre l’installation des nouveaux compteurs intelligents et était même parvenu à faire un joli coup. Accompagné de quelques comparses, il avait démonté le Linky posé chez lui contre son gré, l’avait « rendu » aux élus en pleine séance du conseil métropolitain, et avait obtenu d’Enedis qu’ils réinstallent un compteur normal.
Depuis, Julien Martin a levé le pied sur la militance, non pas qu’il ait changé d’avis sur l’invasion d’objets intelligents, mais parce qu’il a voulu « prendre le large » ou « élargir son champ de vision » comme il dit. Aujourd’hui, son énergie il la met plutôt pour essayer de « désenlaidir le monde ». Alors quand il a vu débarquer le dispositif Cliiink dans son quartier des Iles de Mars, il a pris un coup de sang. La vie est ainsi faite qu’on peut pendant des années laisser passer plein de choses scandaleuses, assister sans rien faire à la disparition d’espèces ou d’espaces préservés, ruminer impuissant contre le développement de la vie virtuelle et des inepties connectées, et puis un beau matin l’innovation de trop nous fait sortir de nos gonds et passer à l’action.
Pour Julien Martin, ça a été Cliiink. Vous connaissez ? Si vous allez jeter le verre, vous avez peut-être aperçu ce « dispositif » installé sur certains conteneurs à verre. Le concept vise à inciter les habitants à jeter le verre dans la bonne poubelle en leur donnant des « points » à chaque bouteille jetée. Concrètement, il faut avoir un smartphone ou un badge Cliiink, télécharger la bonne appli, s’identifier quand on arrive au conteneur, puis le boîtier se charge de compter le nombre de bouteilles jetées et vous crédite d’un certain nombre de points. Avec ces « points », vous avez ensuite le droit à des réductions dans les enseignes partenaires. Par exemple fin septembre 2020, avec 40 points sur votre compte, si vous alliez à Open Market, vous pouviez avoir une « ceinture Scotch & Soda » offerte à partir de 50 euros d’achats. Ou 15 euros de réduction sur une paire de lunettes au magasin Atoll d’Echirolles. Ou 10 % de remise à la chocolaterie Le comptoir de Mathilde à Grenoble. Ou 5 euros de remise sur tout le site internet de vêtements pour enfants La Péronnelle, basé à Grenoble. Ou un cours d’1 h 30 de code informatique pour enfant à distance offert par l’association Cocoricodes de Grenoble. Etc.
Quand Julien Martin a découvert ce dispositif, ça l’a énervé. « Pour moi, c’est digne du Meilleur des mondes. Ça infantilise les gens, en leur promettant une carotte, pour leur faire croire qu’ils agissent pour l’écologie. Au bout de cette logique, il y a le modèle chinois, où tout est noté et où si les habitants sont des mauvais citoyens, ils ne peuvent plus faire certaines choses. Tout est piloté à distance, géré à coup de machines, de puces. L’aléa n’existe plus, le hasard est considéré comme une ineptie, un archaïsme dangereux, bref un truc d’Amish. » Alors l’habitant de Pont-de-Claix s’est renseigné en fouillant sur le Net. Il a vu que Cliiink était commercialisé auprès des collectivités par Terradonna, une start-up de Gardanne fondée par un certain Jean-Marc Toubiana. Que cette boîte a monté un partenariat avec le labo du Leti (Laboratoire d’électronique et de technologie d’information) du CEA (Commissariat à l’énergie atomique) de Grenoble « pour mettre au point un dispositif original de caractérisation du verre », afin d’identifier ce que jette l’utilisateur de Cliiink. Que ce partenariat s’était fait dans le cadre du programme Easytech du pôle de compétitivité grenoblois Minalogic, structure abreuvée d’argent public. Qu’ensemble ils étaient parvenus à trouver une solution avec « un impacteur automatiquement armé par le geste de dépôt qui frappe le déchet à son passage. Le son émis est numérisé, puis analysé par un logiciel de traitement du signal capable d’identifier avec une fiabilité de plus de 90% la signature acoustique du matériau déposé. »
Une technologie bien complexe pour un dispositif qui ambitionne de « remettre la consigne au goût du jour ». Mais si la consigne permet de véritablement recycler un objet, moyennant lavage, Cliiink ne fait que s’inscrire dans le business de la valorisation des déchets. Car s’il est proclamé partout que le « verre est recyclable à l’infini », pour obtenir une bouteille à partir de morceaux de verre usagés, il faut quand même rajouter de la silice, de la soude, des colorants, du calcaire, en plus d’utiliser un four chauffé à 1 400 degrés. Autant dire que Cliiink n’a rien à voir avec le principe simple et basique de la consigne, mais qu’il fait plutôt partie des fausses solutions écologiques. « Composée d’un système unique de caractérisation de la matière et de l’application mobile Cliiink, la Consigne 2.0® promet des solutions gagnantes pour tous les acteurs de la chaîne de tri », se vante Jean-Marc Toubiana. Les grandes marques ne s’y trompent pas, et des défenseurs bien connus de l’environnement comme Casino ou Heineken France ont monté des partenariats avec Cliiink. « Cliiink nous a immédiatement plu parce que c’est une manière positive de stimuler le geste de tri par la récompense », confie Pascal Sabrié, président d’Heineken France. Si le bon citoyen trie bien ses bouteilles, il aura le droit à un susucre : un bon de réduction sur les prochaines bouteilles qu’il achètera. Si vous pensez qu’on vous prend pour des cons, sachez que l’organisme public de la Caisse des dépôts a quand même investi plus de 600 000 euros dans cette innovation infantilisante.
La start-up Terradona assure proposer des « solutions innovantes pour smart city », et effectivement des dispositifs comme Cliiink sont bien plus technologistes qu’écologistes. C’est-à-dire que derrière le prétexte de « la transition numérique et écologique », de telles « innovations » participent avant tout au flicage de nos moindres faits et gestes. « Demain, les algorithmes permettront même de faire du prédictif, dans la perspective, par exemple, de mieux absorber les pics de saisonnalité dans les zones très touristiques. Cliiink est un outil de la smart city » s’enorgueillit le fondateur, qui assure que « les données récupérées lors du dépôt restent anonymes ». On est obligé de le croire car comment vérifier ? Comment savoir qu’Heineken ne profitera pas à terme de ce genre de dispositif pour savoir que Machin boit beaucoup de bouteilles de telles marques et lui imposer un démarchage commercial agressif ? Comment savoir si toutes les données collectées dans le développement de la Smart city ne serviront pas avant tout aux intérêts économiques ou à un futur pouvoir totalitaire ? La seule manière d’en être certain est de ne plus collecter de données, et donc d’arrêter les dispositifs comme Cliiink.
C’était ce genre de réflexion qui trottait dans la tête de Julien Martin, après avoir zoné un moment dans le cyberespace à la recherche d’infos sur Cliiink. Alors ce soir-là, ça lui a pris et il est allé en démonter un à l’aide d’un tournevis en bas de chez lui. Il n’en est ni fier, ni honteux, « je l’ai fait, c’est tout, la tête loin, très loin de ce monde ». Ce n’était pas le geste d’un militant, juste d’un habitant ulcéré par cette déferlante technologiste.
Manque de bol, un voisin a dû le voir triturer le conteneur à verre avec son tournevis et a dû appeler les flics, lesquels ont rappliqué. Après 17 heures de garde-à-vue, Julien Martin est maintenant convoqué à un procès, le 20 octobre prochain à 13 h 30 au tribunal de Grenoble pour « dégradation » et aussi pour « refus d’ADN » parce qu’il est contre tous les fichiers. Mais pour avoir « dégradé » une telle ineptie, ne devrait-il pas plutôt bénéficier d’une bonne récompense ?