Accueil > Décembre 2016 / N°38
Sauver des bibliothèques, un « conservatisme » ?
Il y a cinq mois, la municipalité Piolle présentait un vaste plan d’austérité, déclenchant de multiples protestations. Depuis, malgré quatre conseils municipaux sous protection policière et des dissidences internes, les élus verts & rouges n’ont rien concédé du tout, et pas une seule des 102 mesures de ce « plan de sauvegarde » n’a été amendée. Alors que les opposants sont taxés de « conservatisme », cet épisode nous en apprend un peu plus sur ces alter-élus persuadés d’être du côté du Bien.
Dans notre dernier numéro, nous dévoilions un échange de mails entre élus du parti de gauche à propos du plan d’austérité porté par la mairie de Grenoble. Ces courriers électroniques mettaient en évidence les divergences de fond se cachant derrière l’unité de façade des élus grenoblois, ainsi que l’inconséquence de la première adjointe, avouant avoir « validé le plan de sauvegarde sans faire gaffe ».
Comme attendu, ces échanges ont suscité une flopée de commentaires politiciens, plus ou moins amusants. Entre autres exemples, le conseiller municipal de droite Matthieu Chamussy a parlé de Postillon papers (sic) lors du conseil municipal du 26 septembre, ce qui a obligé nos chers confrères du Daubé (27/09/2016) à écrire le nom de notre journal dans les pages Grenoble pour la première fois en sept ans d’existence. Le leader des socialistes Jérôme Safar, bien connu de nos lecteurs pour le nombre de papiers pas vraiment tendres qu’on lui a consacré, a posté sur sa page Facebook (24/09/2016) : « Dire que je suis super fan du journal en question serait assez exagéré même s’il est beaucoup plus drôle à lire quand on est dans l’opposition...mais là...je ne peux que vous inciter à le lire [...]. »
En publiant cet échange de mails, on espérait apporter de l’eau au moulin de la lutte contre le plan d’austérité de la mairie de Grenoble - qui se concentre surtout contre la fermeture des trois bibliothèques. Depuis l’annonce de ce plan début juin, des salariés de la ville, des syndicalistes et des habitants se mobilisent contre, sans que cela n’ait pour l’instant porté ses fruits. Le conseil municipal du 11 juillet a été envahi par les manifestants entraînant son annulation et son report au 18 juillet. Celui-là a pu se tenir à cause d’une importante présence policière. Idem pour celui du 26 septembre, où environ cent-cinquante personnes avaient érigé un « mur de livres » pour protester contre la fermeture des bibliothèques. Le 7 novembre, encore deux cents personnes ont protesté contre le plan de sauvegarde sous les fenêtres de la salle du conseil, en faisant un concert de casseroles dans le but de se faire entendre de la mairie. Deux heures de batucada de casseroles, c’est - on peut témoigner - une forme de torture moderne. Mais ça n’a pas empêché les élus de voter leurs décisions : ils ont simplement haussé le volume des micros pour pouvoir s’entendre et sont restés complètement sourds aux revendications de l’extérieur.
Malgré ces mobilisations, rien n’a été modifié, pas une seule concession n’a été réalisée. Tentons d’en tirer quelques enseignements :
Il est beaucoup plus facile pour une mairie de « l’autre gauche » d’imposer des mesures antisociales.
Si une mairie socialiste ou de droite avait annoncé de telles mesures antisociales sur Grenoble, il y a fort à parier que la mobilisation aurait été beaucoup plus importante. Elle aurait été suivie notamment par bon nombre des élus qui ont voté ces mesures, et quantité de leurs soutiens. Aujourd’hui, la lutte concerne essentiellement les habitants et salariés directement concernés, et quelques militants libertaires ou de « l’autre gauche » revenus de l’espoir qu’avait suscité l’élection de Piolle. Quelques militants socialistes ou de droite rôdent autour, mais sans s’y impliquer réellement. On observe ainsi au niveau local la même chose qu’au national : si la droite avait voulu faire passer une loi comme celle d’El Khomri, plusieurs millions de personnes supplémentaires auraient rejoint les rangs des manifestations anti-Loi Travail.
À Grenoble, rares sont les personnes qui défendent ce plan d’austérité. Mais pas grand monde ne s’oppose non plus, notamment au vu de la situation politique nationale. La municipalité grenobloise est parvenue à se positionner sur le créneau de la seule et unique « alternative » à la droite plus ou moins complexée (FN, Républicains ou PS), qu’il faut à tout prix défendre et protéger, quels que soient ses actes.
La municipalité Piolle représente Le Progrès et ne recule jamais (pour l’instant).
Persuadés d’être « les bonnes personnes, au bon endroit, au bon moment » (Le Postillon n°36) dixit une adjointe, les élus verts & rouges n’ont jamais fait la moindre concession sur leurs décisions les plus polémiques. Déjà en 2015, la gestion de l’éclairage public a été confiée à un consortium réunissant Vinci et Bouygues, malgré un conseil municipal annulé et un moratoire de six mois. Convaincus d’être du côté du Bien, de « faire la politique du XXIème siècle », les alter-élus placent tous les opposants à leur politique du côté du Mal, c’est-à-dire des « conservateurs ». Dans Le Daubé (24/09/2016), Piolle parle des opposants au plan de sauvegarde comme de « conservatismes qui émergent ». Si les conseils municipaux sont gardés par la police, c’est « parce qu’il y a encore des conservatismes forts ». Fermer des bibliothèques, des maisons d’habitants, amputer le service de santé scolaire et supprimer plus d’une centaine de postes semble donc être pour Piolle un grand progrès, qui va permettre « de créer le service public du XXIème siècle ». Dans l’époque politiquement brouillée que nous vivons, cela fait bien longtemps que « progrès » et « conservatisme » ne veulent plus dire grand chose. Mais la rhétorique de Piolle montre que la connerie reste de toute façon en constant progrès.
Il n’y aurait pas d’alternative à l’Alternative.
La seule véritable réponse qui a été faite aux éléments rapportés dans Le Postillon vient du Parti de gauche national. Le 14 octobre, trois secrétaires nationaux (Corinne Morel-Darleux , Benoît Schnekenburger et Didier Thévenieau) et deux coordinateurs politiques du parti de gauche (Danielle Simonnet et Eric Coquerel) signent un texte intitulé « Grenoble : reprendre le fil d’un récit lucide et apaisé ». « On entend beaucoup de choses en ce moment sur Grenoble. Du vrai et du faux, des rumeurs, de la propagande, divers échos, une fois de la part des fans, une autre de la part des antis. Difficile d’y retrouver ses petits. » Pourquoi ces « camarades » ont-ils pris la peine d’apporter leur avis éclairé sur une situation locale ? « Parce que Grenoble ne concerne pas que Grenoble, mais le pays tout entier. » S’ils voulaient plomber la candidature de Mélenchon, ils ne s’y prendraient pas autrement. Ce long texte, qui est censé avoir monopolisé cinq cerveaux de responsables politiques nationaux, reprend simplement les éléments de langage de la communication municipale. Les cinq commissaires politiques assènent que les choix faits et la méthode utilisée sont les seuls possibles : si les élus avaient concerté la population sur le plan de sauvegarde, « cela aurait été une sale compétition et un gros risque de pyromane de monter les habitants les uns contre les autres ». à les lire, il faudrait se réjouir que les élus aient « pris leurs responsabilités » pour tailler autoritairement dans le gras. Leur texte concède juste quelques « choix malheureux » mais tente de clore toute remise en cause interne avec le fameux mantra « il n’y a pas d’alternative » : « Pas de Grexit possible ici ! Le plan B, à l’échelon municipal, c’était eux. Et ça reste eux. » Pas d’alternative à l’Alternative.
La vraie vie, ce n’est pas de la communication.
Ces responsables nationaux auraient plutôt dû venir un peu à Grenoble. Écouter ce qui se dit dans les bars ou sur les marchés à propos des décisions de leurs « camarades ». Discuter avec les manifestants devant les conseils municipaux. Assister à la réunion pour sauver la bibliothèque de l’Alliance qui a eu lieu le samedi 16 octobre. Échanger avec les deux cents personnes qui ont quitté le Parti de gauche de l’Isère depuis l’accession de Piolle au pouvoir. Rencontrer ceux qui viennent d’annoncer qu’ils arrêtaient « toute publication sur le site du Parti de Gauche ainsi que sur la page Facebook », en raison de la « censure exercée » à propos des articles sur la mairie de Grenoble, et qui s’exclament : « Si nous avons toujours dénoncé les méthodes de la discipline de pensée, c’est bien pour que chacun puisse construire sa conscience en se confrontant aux aspects parfois contradictoires de la réalité ».
Les commissaires politiques se seraient alors peut-être rendu compte à quel point les plus grands déçus de la politique municipale se recrutent parmi les électeurs de Piolle. Sans vouloir trop se prendre pour un cabinet de conseil, on voit mal comment l’exemple grenoblois pourrait se propager dans le pays, s’il n’arrive pas à séduire ses sympathisants sur ses propres terres. Ce constat « lucide et apaisé » les aurait-il poussés à militer pour une remise en cause interne ?
Les ragots n’ont jamais changé le monde.
Nombre de nos lecteurs nous ont félicités pour le « beau coup » qu’on avait fait en publiant ces mails, affichant leur satisfaction de voir enfin des informations « croustillantes » dans notre canard. Des encouragements qui posent quelques questions : faut-il comprendre que les multiples enquêtes et reportages décalés qu’on a publiés ces dernières années sont inintéressants parce que pas assez croustillants ? Doit-on chercher à sans arrêt tomber dans la facilité du « scoop » ?
Mais surtout, cela questionne sur le rôle de notre journal. Certes, tout ceci est – en plus d’être instructif – assez distrayant. Mais au final, balancer une tripotée d’ « indiscrétions » – le genre d’informations qui remplit par exemple la page 2 du Canard enchaîné – ne produit rien d’autre que du ragotage politique. Les ragots, c’est sympa, ça occupe, mais ça n’agit pas souvent sur la marche du monde. De l’information à l’action, il y a un gouffre qui est rarement franchi : comment faire pour que notre journal ne serve pas seulement à faire ricaner les opposants au pouvoir en place ? C’était le petit moment « à quoi sert-on ? ».