Accueil > Été 2016 / N°36

« S’ils veulent faire péter l’usine, ce sera sans moi »

La chimie dans le sud-grenoblois fête ses cent ans ! Youpi, Youpi ! Il paraît qu’elle est même un « tremplin de l’avenir ». Son passé est en tout cas toujours bien présent. Sur la plateforme chimique de Pont-de-Claix, il y a une ancienne décharge interne de 76 500 tonnes de produits chimiques ! Tout ça a été déposé entre 1956 et 1979. On y trouve notamment, selon le site gouvernemental Basol, « 25 000 tonnes de déchets organiques chlorés », des « déblais contenant des traces de PCB ou d’isomères HCH » et même des « engins militaires enfouis ». De quoi faire un beau tremplin pour l’avenir : même la préfecture admet qu’il y a des « interactions entre les déchets présents dans la décharge et les eaux souterraines ». Slurp. Trente-sept ans après, les différents responsables (l’entreprise Rhône-Poulenc, puis Rhodia et maintenant Solva y) ont soigneusement évité de s’en préoccuper jusqu’à cet automne. Depuis, Rhodia est en train de tester une solution de « remédiation ». L’idée est d’injecter du béton sous la décharge pour contenir les résidus... Comme pour les déchets nucléaires (voir l’article « Irradié, puis radié » dans Le Postillon n°24), la gestion de la merde est confiée à des entreprises sous-traitantes, qui elles-mêmes sous-traitent à d’autres entreprises, qui embauchent des intérimaires. Les responsabilités sont ainsi diluées, les coûts amoindris et les personnes embauchées trop contentes d’avoir du travail pour s’inquiéter du respect des normes de sécurité. À part Yves, qui a décidé de démissionner après avoir travaillé sur ce chantier pendant trois semaines. Chauffeur de poids-lourd, il était embauché en intérim par la petite entreprise Duranton Travaux Publics, qui sous-traite pour Solétanche Bachy, une filiale de Vinci, elle-même embauchée par Rhodia Chimie. Son témoignage raconte les manquements quotidiens à la sécurité sur un site classé Seveso 2 [1].

« Je suis chauffeur poids lourd et travaille depuis plusieurs années en intérim. Le 18 avril 2016, une mission m’est confiée sur le site de la plateforme chimique de Pont-de-Claix, mais dans un premier temps je vais repasser à Lyon mon RC1 (risque chimique 1) qui n’est plus en cours de validité.
En arrivant sur le site de Pont-de-Claix, j’ai droit à deux points sur la sécurité, on m’informe sur les consignes à suivre. Je signe des documents assurant de mon respect des règles de sécurité. Un EPI (équipement de protection individuelle) m’est remis avec un masque à gaz que je dois avoir constamment sur moi pour pouvoir le dégainer en cas d’alerte. Dans la zone où je vais travailler, on ne peut pas fumer, pas manger, pas boire, pas téléphoner, et pour pisser, il faut aller dans la base vie. Les interventions pour toutes réparations sur un véhicule sont également impossibles. Après avoir suivi ce stage RC1, toutes ces règles, je les prends très au sérieux et elles sont pour moi essentielles.

J’arrive dans ma zone de chantier. Comme doit le faire tout professionnel de la route avant chaque prise de poste, je fais le tour du véhicule pour vérifier que tout est en état de fonctionnement. Ce n’est pas du tout le cas. Les feux arrière et les feux de gabarit latéraux sont cassés et ne fonctionnent pas. Les pneus arrière ne sont pas en bon état. Il n’y a pas d’extincteur ni dans la cabine ni à l’extérieur du camion, alors que c’est obligatoire. Le siège conducteur est en lambeaux. Après essais des freins, je m’aperçois que la pression d’air chute. Je vérifie les documents de bord et je me rends compte que ce véhicule a un mois de retard sur le contrôle technique annuel obligatoire. Il ne devrait donc plus rouler sur la voie publique. 

Bon je me dis que si je me plains de l’état du véhicule je vais encore me faire virer : sur des précédentes missions d’intérim, mes remarques sur les manques de sécurité ont pu aboutir à des fins de missions prématurées. J’informe tout de même mon agence d’intérim des conditions de travail. Cette agence, Triangle intérim, m’avait abondamment informé sur toutes ces règles primordiales, m’avait fait signer des documents certifiant de mon engagement au respect des règles de sécurité au travail. Mais là, ils me répondent juste qu’il faut être indulgent car les temps sont durs et que mon employeur, Duranton, est une petite entreprise.

J’aime bien savoir à quoi sert ce que je fais. Mais là, ce n’est pas possible. On me demande de déplacer de la terre, censée être non polluée, d’un endroit à un autre. Je ne sais pas pourquoi. Mes questions ne reçoivent que des réponses très évasives, mais j’effectue quand même cette mission. À chaque fois que je vais vider la terre qui a été chargée dans ma benne, le camion craque de tous les côtés, comme s’il souffrait d’une lente agonie de manque d’entretien. En l’examinant encore, je vois qu’aucun graissage n’a été réalisé depuis des lustres et que des années de fuites d’huile en tous genres ont tapissé toute la mécanique. La barre de direction est aussi défectueuse. Mais je continue quand même. Quand je longe les wagons de la gare de triage j’espère que cette épave de camion ne va pas prendre feu. Vu les noms des produits que je lis en longeant les wagons, vu que je n’ai aucun extincteur à bord du véhicule, et vu le temps qu’il me faudra pour traverser à pied tout le chantier pour alerter les secours, cela risquerait d’entraîner une sacrée catastrophe. 

Vers le 4 mai, en tentant d’abaisser la benne du camion après avoir vidé la terre, je m’aperçois que plus rien ne fonctionne. Il y a en fait une énorme flaque d’huile hydraulique en dessous du camion. Je coupe le moteur sans le déplacer et m’apprête à aller chercher mon chef pour nettoyer et contenir cette pollution.
Mais le conducteur de la pelleteuse me dit « non surtout pas, ne dis rien, si l’on dit quoi que ce soit, les grands chefs de l’usine vont venir, mettre en place toute une procédure de dépollution et on va devoir rester jusqu’à 18h ». 
Je me laisse convaincre et le pelleteur commence à mélanger la terre afin de cacher l’huile. Mon chef ne me voyant pas revenir, il se pointe et m’encourage dans cette voie : « va garer le camion il faut cacher tout ça sans que personne ne nous voie ». Je suis donc aller garer le camion, et me suis rendu complice de leur connerie. C’est le « travail à l’ancienne », comme me l’a dit le conducteur de pelleteuse. Il est toujours très d’actualité, à Pont-de-Claix comme ailleurs.

Le 9 mai dernier, je signale quand même à mon agence d’intérim la fuite de quatre-vingts litres d’huile du camion et l’absence de dépollution. Et là, les mêmes personnes qui m’avaient fait signer des engagements sur la sécurité me répondent : « ce n’est pas grave Yves, on est sur un site déjà très pollué, un peu plus ou un peu moins ça va rien changer » ! 

Les petits incidents en tout genre s’enchaînent : un jour je demande qu’on arrose le chantier parce qu’il y a énormément de poussière polluée et on me dit « non ce n’est pas grave, de toute façon les grands chefs de l’usine ne sont pas là ». Un jour le camion que je conduis a une roue crevée, mon chef me dit : « roule quand même avec, on le fera réparer cette après midi ». Un autre jour, je vois mon chef se servir de son téléphone, pourtant interdit sur le site. La goutte d’eau, c’est quand je vois le conducteur d’une foreuse se fumer tranquillement une clope, alors qu’on est dans une zone de non-feu.
À ce moment, je dis stop, ça suffit les conneries, s’ils veulent faire péter l’usine, ce sera sans moi.

Donc je gare le camion, et démissionne car la situation représente un risque grave et imminent pour ma sécurité et ma santé. Tous ces petits incidents sont représentatifs du non-respect des règles de sécurité sur le site. « Pas vu, pas pris », telle est la devise, un peu comme sur un chantier de rue. Sauf que là, le site est quand même classé Seveso, bien que beaucoup ont l’air d’ignorer ce que cela signifie.
Pour la boîte d’intérim je suis, depuis ma démission, un irresponsable qui manque de discernement. Mais je les ai contactés trois fois pour leur signaler les incidents et rien n’a changé. Ce serait quand même triste pour les habitants des alentours qu’il y ait un deuxième AZF à cause d’un incendie monstrueux provoqué par un camion dangereux sur un chantier à risque.

Toutes les formations sécurité, les recommandations d’agences d’intérim, les affiches et pancartes sur les lieux paraissent très hypocrites par rapport à la réalité du monde du travail. L’être humain joue à l’apprenti sorcier : dans sa frénésie de confort et de vouloir toujours plus, il a vendu son âme au diable pour le profit et la course à la compétitivité. Pour juguler sa mauvaise conscience, il réinvente sans cesse un nouveau langage, fait un nombre incalculable d’analyses de situations des risques majeurs et autres plans de prévention, mais continue sournoisement, aidé par un « je-m’en-foutisme » presque général, à planquer la merde sous le tapis. 

Mon histoire de Pont-de-Claix est insignifiante, mais j’en ai marre d’entendre toujours les mêmes discours soi-disant responsables de la part de mes supérieurs hiérarchiques, agences d’intérim et autres employeurs, et de les comparer à la réalité où règne le « pas vu, pas pris ». Et où on n’a jamais la possibilité de refuser parce que les autres acceptent et que tout le monde ferme sa gueule.
Je passe donc pour un emmerdeur et presque plus aucune d’agence d’intérim ne veut m’embaucher. Pourtant le métier de transport me passionne. Mais plus le temps passe, plus je suis déçu par le comportement des entreprises, des patrons comme des salariés. Dès qu’on pose la question des risques, même des salariés nous rabrouent en disant « mais tu veux que la boîte ferme ! Dégage ! ». Pour quel salaire sont-ils prêts à mourir au travail ? [2] »

Notes

[1Les sites Seveso doivent leur nom à une grande catastrophe écologiste ayant eu lieu en 1976 en Italie.

[2Pas plus tard que le 18 mai dernier, à Froges, un ouvrier est décédé sur le site de l’usine Amcor, suite à un malaise dû à des produits chimiques. Un de ses collègues a été hospitalisé dans un état grave. Curieusement, cet accident mortel a entraîné un seul petit article dans Le Daubé, et aucune réaction indignée des responsables politiques.