Accueil > Décembre 2012 / N°18

Rez-de-chaussée Vercors

« Michel, tu crois que je pourrais passer une journée avec toi pour voir ce que c’est que ton métier ?

  •  Mais bien sûr, y a pas de problème, tu reviens quand tu veux. »
    C’est qu’avec Michel il semble n’y avoir jamais de problème.
    « Ben, merci Michel.
  • Mais y a pas de problème !  »

    Au début, j’avais l’intention de rencontrer plusieurs de ces énigmatiques personnages qui vivent dans leur loge en milieu urbain, qui tendent à disparaître et dont tout le monde se contrefout sauf certains habitants et une poignée de facteurs : les concierges. J’espérais qu’ils me raconteraient un peu de leur quotidien, chacun à leur manière. Mais ça ne s’est pas déroulé comme ça. Des loges sont restées fermées à mon arrivée, d’autres étaient définitivement abandonnées. Certains concierges ne voulaient pas témoigner, d’autres ont accepté, mais si peu. J’ai rappelé Michel.
    « Mercredi, je peux venir dès que tu commences, à 7h du mat ? »
  •  Mais oui, y a pas de problème !  »

Les yeux encore ensommeillés, j’ai retrouvé le concierge au pied de cette immense et affreuse tour construite en 1965 qui surplombe le quartier de l’Île Verte : la tour Vercors. Et tant pis pour les jolies loges en bois drapées d’un rideau des années 60 que l’on trouve encore dans les immeubles bourgeois du centre-ville.

Un hall immense, cent cinquante-quatre boîtes aux lettres, comme le nombre d’appartements de cette tour haute de 98 mètres, trois ascenseurs, des escaliers en pagaille et une loge, là-bas au fond à droite, celle du concierge. Dans cette pièce exiguë sont entassés quelques colis de la veille, sur le bureau traînent des papiers, un téléphone, un fax, aux murs les numéros de téléphone d’urgence et quelques dessins épinglés.

«  On se boit un café et après on va faire la première ronde du matin pour vérifier chaque palier, voir s’il y a des anomalies : des ampoules qui ne fonctionnent plus par exemple et vérifier les extincteurs. Y en aura pour vingt bonnes minutes. » On prend l’un des ascenseurs, direction le 28e étage, le dernier, et nous descendons par les escaliers pour accéder à chacun des paliers. Michel observe tous les recoins, pousse la porte, trottine dans l’escalier, pousse une nouvelle porte, vérifie le nouveau palier et ainsi de suite jusqu’au rez-de-chaussée. La tour se réveille tout doucement. Des habitants s’échappent des ascenseurs : « Bonjour, ça va Michel ? » lance l’un eux. «  Ici, j’ai le sentiment d’avoir un peu de reconnaissance, on se dit bonjour. On me remercie, le simple fait de recevoir ce ‘‘merci’’, ça me motive, ça me donne encore plus de courage pour aider les gens et être là. Pour moi le contact, c’est le point le plus important quand on est concierge même si c’est pas écrit dans mon contrat. » Michel explique qu’il ne peut pas non plus plaire à tout le monde dans une tour où vivent environ quatre-cent personnes : «  Ici c’est un petit village. Il y a des habitants qui ne me disent pas bonjour, après voilà c’est comme ça, on va pas les changer. Faut les accepter tels qu’ils sont. » À cette heure-ci, habituellement il nettoie le hall, sauf le mercredi où une entreprise de nettoyage s’en charge : « Je ne sais pas pourquoi mais c’est comme ça.  » C’est Doudou qui s’y colle aujourd’hui, ils échangent quelques blagues et causent football.

« Tu touches combien par mois ?

  •  J’ai 1 300 euros avec le logement et les charges tout compris. Je travaille autour de cinquante heures par semaine, de 7h à midi et de 15h à 19h du lundi au vendredi. Le samedi je travaille que le matin.  
  •  Mais t’es sûr que c’est légal de bosser autant ? »
    Il rétorque : « C’est une entreprise sérieuse qui m’embauche, ils doivent savoir.  » Enfermé cinq jours et demi par semaine dans un immeuble, on se dit que c’est pas une vie. Ce que confirme en partie Michel : «  Le soir, je vais courir parce qu’après avoir passé douze heures dans la tour, j’ai besoin de prendre un peu l’air. De souffler, de sortir d’ici, d’aller voir autre chose. C’est un besoin vital.  » Mais concierge, ça reste toutefois pour lui « un boulot qui [lui] plait et pour l’instant ça ne [l]’embête pas d’habiter au même endroit que [son] lieu de travail ». Le week-end il s’évade, direction Aix-les-Bains pour retrouver sa copine infirmière.

Il enfile sa paire de gants et file dehors, dans la brume qui ne s’est toujours pas dissipée, tire quatre poubelles jusque dans l’immense sous-sol puis, armé d’un râteau et d’un balai, il nettoie le vide-ordure dans une pièce voisine. Retour dans le hall où Michel détache méthodiquement des lots de publicités qu’il dépose sur les boîtes aux lettres : «  Les publicités, c’est moi qui ne veux pas qu’on les mette dans les boîtes, donc elles sont là et si les gens veulent se servir ils le font. »
Michel s’accorde cinq minutes et traverse le boulevard Maréchal Leclerc pour « causer avec le buraliste parce que le matin les gens n’ont pas trop le temps de causer et moi j’en ai besoin. » Et aussi acheter L’Équipe.

Retour à la loge. La sonnerie retentit régulièrement : le facteur ne trouve plus telle boîte aux lettres, des livreurs déposent des colis, une habitante vient échanger quelques mots avec Michel, des électriciens ont besoin d’accéder au local à vélos. Ça défile toute la matinée. Avant de décrocher ce boulot à la tour, Michel a travaillé sept ans comme vigile dans la galerie marchande de Grand-Place. Des années dont il garde « plus de mauvais souvenirs que de bons ». Un boulot ingrat comme il l’explique : « Quand je suis arrivé, je suis tombé sur des gens qui m’ont en quelque sorte bizuté, ils me demandaient de rester douze heures au même endroit en position fixe. À la rigueur quand tu marches ça va, mais rester sur place, c’est plus dur. » À l’époque il vit avec son ex sur le campus, il s’accroche. « J’avais tellement besoin de ce boulot, je devais payer mes factures, je voulais que mon ex puisse avancer dans ses projets », même si à la fin de la journée «  en restant comme un piquet j’avais ma colonne vertébrale toute tassée.  »
« Mais tu faisais quoi à part le piquet ?

  •  En fait je bossais à la « sécurité incendie « mais comme y avait jamais de feu, nous on était plus là pour faire du pré-vol. S’il y avait un soupçon, les vendeuses utilisaient le bouton d’alarme et on arrivait dans le magasin. On avait le sale rôle. Quand les gens voient arriver un agent de sécurité en cravate, ils se sentent tout de suite agressés. J’ai eu de tout, des insultes, je me suis fait cracher au visage. Les gens qui volaient en général n’avaient pas beaucoup d’argent, on voyait toute la misère du monde. C’était triste.  » À la fin du mois, une fois payés le loyer et la bouffe, il lui reste vingt euros.
    Malgré tout : « J’étais fier de moi, je travaillais et j’étais avec la personne que j’aimais. Je me disais, y aura des jours meilleurs. » On lui propose même une promotion qu’il refuse : « Passer chef d’équipe mais ça m’intéressait pas. Pour fliquer ses collègues, avec ma mentalité, ça ne collait pas. C’est un truc que j’ai jamais fait et que je ferai jamais. Je préfère largement ce travail de concierge que celui de vigile. »

Midi. C’est l’heure de sa pause, il a trois heures libres. Mais au lieu de prendre l’air et de quitter la tour, Michel monte au 19e étage chez Andrée, 80 ans passés. « C’est une dame avec qui j’ai tissé des liens. Depuis que son mari est mort il y a un an, je mange avec elle pour qu’elle ne reste pas toute seule. »
Pendant que Michel s’affaire dans la cuisine à préparer le repas, je discute avec Andrée. « J’étais trop fatiguée pour sortir ce matin  » glisse t-elle. Des numéros de L’Humanité sont posés dans le salon et les photos d’un singe tapissent le mur de la cuisine. Andrée a vécu vingt-trois ans avec Judith, elle a même publié un livre sur son quotidien avec ce macaque d’Asie.
Un chien renifle mes godasses puis m’aboie dessus, Andrée intervient : « Je sais, Zipo, que ce monsieur te dérange mais tais-toi !  » Le calme revenu, elle raconte. « La tour existe depuis 1965, moi j’y habite depuis le début, c’est une tour qui a toujours été extrêmement tranquille.

  • Et les concierges, vous en avez vu défiler un paquet j’imagine ?
  • Un gardien c’est extrêmement important, surtout dans des grandes maisons comme la nôtre de vingt-huit étages. Il intervient quand les ascenseurs tombent en panne et puis sur tout un tas de problèmes électriques ou de sécurité. Il rend aussi des services aux personnes même si c’est pas obligé. J’imagine que Michel doit recevoir tout un tas de confidences, ça a toujours été le rôle des concierges.  »


L’expression « espèce de concierge » est même entrée dans le vocabulaire courant mais, pour Michel, c’est un contre-sens : « Quand les gens me font confiance et ont envie de se confier, je les écoute. Tout ce que je sais, ça rentre en moi dans mon coffre-fort. Je suis une tombe, c’est une des règles du métier. » On bavarde encore un moment et je m’éclipse, les laissant tous les deux autour de leur repas.

15h passées. Retour dans la loge, Michel est assis, il se frotte le visage, baille de temps en temps. «  Là c’est le moment le plus pénible, faut attendre, y a rien à faire et c’est long.  » Entre deux articles de L’Equipe, on en profite pour s’évader de la tour et causer du passé.
Michel a quitté le Cameroun à l’âge de dix ans avec un visa de trois mois pour Paris. Vingt-deux ans plus tard, il est toujours en France et a changé de nationalité. «  Gamin, je voyais la France à la télé et je me disais : faut que j’aille là-bas, ça ne peut être que mieux que dans ce pays du Tiers monde, le Cameroun.  » Son père vend sa voiture pour lui payer le billet d’avion. Michel passe plusieurs mois à Paris, à dormir dans la rue. « C’est tellement violent la rue, ça m’a traumatisé. » Il voulait rentrer au pays. Puis il erre d’appartement en appartement de connaissances jusqu’à être recueilli par son oncle qui finit par s’installer à Grenoble. Aujourd’hui, il envoie tous les mois au minimum deux-cents euros au Cameroun, ce qui permet de payer le loyer et la nourriture de sa famille.
« T’y es retourné au Cameroun ?

  •  Oui mais souvent c’était pour des malheurs : l’enterrement de ma mère et plus récemment celui de ma sœur. En tout cas, je n’ai pas de regret d’être venu en France, ici on vit, au moins. Là-bas c’est de la survie. » Sans trop se projeter, Michel garde l’espoir « de finir [ses] vieux jours au Cameroun, de [s]’asseoir là-bas et de [se] dire : ‘‘ma vie est ici’’. »

    On sonne à la loge. « C’était pour vous dire que l’ascenseur ne marche plus, faut faire quelque chose. » Michel appelle l’entreprise de maintenance. «  Ils vont venir demain, je le savais, c’est comme d’habitude. » Fin de journée, les habitants rentrent du travail. Ça s’anime de nouveau. Entre deux coups de sonnette, je demande naïvement : «  À part les vieux qui ont du temps pour discuter avec toi, il n’y a pas des chômeurs qui habitent la tour ?
  •  Moi j’en connais pas, à part les retraités ! Des gens qui vivent dans la précarité, il n’y en a pas ici. Pour louer, il faut avoir beaucoup de garanties. Soit t’as une bonne situation soit t’es étudiant avec des parents qui suivent derrière. » Des habitants viennent récupérer leurs colis. Plus qu’une heure trente de boulot. C’est l’heure de sortir les poubelles. Dans le local est déposé une pile de vêtements en bon état. « C’est fou ce que les gens peuvent balancer, viens je vais te montrer tout ce que j’entrepose pour pas encombrer ici avant de tout amener à la déchetterie. » Je découvre des matelas à foison, un four électrique, un ventilateur et tout un tas de bibelots. Michel saisit un sac : « Ça t’intéresse ça ? » Dedans, une corde d’escalade de soixante mètres et un baudrier, flambant neufs. Ça fera un joli cadeau. On remonte pour la deuxième ronde. Vingt-huit étages à pied de haut en bas comme ce matin à inspecter chaque palier. La nuit tombe. Quelques « bonsoir » par-ci, quelques sourires par-là. Michel va bientôt pouvoir rejoindre son petit duplex situé à quelques mètres de sa loge en attendant demain 7h.

« À ton avis pourquoi il y a de moins en moins de concierges ?

  •  Je ne sais pas vraiment mais en tout cas, aujourd’hui les gens se barricadent, ils mettent des digicodes de partout. Et quand c’est fermé de partout, t’as plus besoin de concierge ni de contact humain !  »
    Dehors, ça caille, je salue Michel. «  Je repasserai demain pour récupérer la corde, ok ?
    - Mais y a pas de problème !
     »