Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67

Réunionite aiguë à l’hôpital : un traitement sans effet

Depuis le Covid, les acteurs responsables du système de santé de la région grenobloise se réunissent tous les mercredis dans des « cellules de crise territoriale ». Ces raouts – tout comme les multiples consultations et rencontres organisées par les responsables nationaux – semblent n’avoir aucun effet positif sur la chute libre de l’offre de soins dans l’agglomération. Immersion dans l’un d’entre eux.

Mais depuis combien de temps dure-t-elle cette « crise », au fait ? Depuis quand dit-on que l’hôpital va mal, que le système de santé est à bout de souffle ? Combien y-a-t-il eu de grèves de soignants, de démissions, de suicides ? Combien y-a-t-il eu « d’alertes » lancées par des médecins plus ou moins éminents ? Quand a-t-elle commencé cette lente agonie de l’hôpital public ?

On ne sait pas, on ne sait plus. L’impression d’être pris dans le tourbillon des vagues Covid, en ne sachant plus à la combientième on est et si cette fois c’est véritablement grave ou pas.

Dans les médias, le malaise hospitalier fait des petits tours et puis s’en va. Dans le monde réel, il fait partie du quotidien, et plus grand monde ne croit à une issue par le haut. La seule question, c’est la vitesse et la violence de la chute.

Sur Grenoble, voilà plus de deux ans et demi qu’ont lieu tous les mercredi des réunions de « cellule de crise territoriale ». Ça avait commencé avec la pandémie et ça ne s’est jamais arrêté, même si aujourd’hui plus personne n’arrive à prétendre que la chute libre de l’offre de soins est due à ce virus ou un de ses variants. C’est la crise permanente, structurelle, systémique alors, comme d’habitude, pour donner l’impression de faire quelque chose, les autorités font des réunions.

Tous les mercredi donc, les représentants des principaux pôles soignants de l’agglomération font un point d’étape de l’agonie du système de soin local. C’est Monique Sorrentino, la directrice du Chuga, qui mène l’examen, entourée de certains haut-responsables hospitaliers, placés autour d’une grande table dans le monde réel, et au centre de l’écran de la réunion qui, pour les autres participants, se déroule en visio (comme d’usage maintenant dans notre monde en distanciel). Les autres petites fenêtres sont remplies par des personnes seules, dans leur bureau ou chez elles, représentant l’ARS (Agence régionale de santé), SOS Médecins, la clinique mutualiste, l’URPS (Union régionale des professionnels de santé), l’hôpital psychiatrique, la clinique Belledonne, la clinique des cèdres, les infirmières libérales, etc. Ne cherchez pas sur internet : ces réunions ne sont pas publiques.

Ce mercredi-là donc, la réunion commence par un tour des Urgences, qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom. Il y a tout d’abord les Urgences pédiatriques, dont le responsable annonce qu’elles sont « en très grande difficulté » notamment à cause de l’épidémie de bronchiolite en cours. « Il y a dix patients en attente d’hospitalisation, on n’a plus de box pour les accueillir, on est très embêtés. (…) En terme de déprogrammation des activités, on est déjà bien avancés. (…) En plus j’ai plusieurs menaces de démission dans le service alors il faut absolument trouver des solutions. »

Trouver des solutions, ça tombe bien, c’est a priori le but de ces réunions. Alors Monique Sorrentino sort une de ses cartes solutions préférées : « Le recours aux heures sup’. »
En réalité, chacun sait que c’est une fausse solution, au mieux très temporaire : les soignants qui enchaînent les heures sup’ finissent épuisés un jour ou l’autre, se barrent ou se mettent en arrêt maladie et ceux qui restent seront encore plus incités à faire des heures sup’ …

Bref, y-a-t-il une autre solution ? « Est-ce qu’on pourrait avoir des infirmières libérales qui pourraient nous aider ? » demande la directrice de l’hôpital. La représentante de ces infirmières libérales opine mollement « je veux bien faire une annonce sur le groupe WhatsApp » avant de s’interroger sur les conditions matérielles.

Réponse volontaire de Sorrentino : « Je veux bien reproduire n’importe quel modèle. Les infirmières libérales, ce sera toujours mieux que rien du tout. Il faudrait que le message aux infirmières libérales parte ce soir ou demain. Il faut prendre toutes les bonnes volontés. »

Bigre. Apparemment, on est toujours en guerre mais contre quoi déjà ? La bronchiolite ? Le manque de moyens ? Les mauvaises organisations ? Le sentiment de mépris ressenti par nombre de soignants ? Le manque de sens dans l’exercice de ces métiers d’ordinaire valorisants ?

Dans ces cellules de crise territoriales, on n’est pas là pour se poser ce genre de grandes questions, mais pour tenter de pallier aux urgences, même si les solutions consistent à tenter de faire revenir à l’hôpital des infirmières libérales dont beaucoup sont parties à cause des mauvaises conditions de travail. Face à l’eau qui rentre de toutes parts dans le navire hospitalier, on tente juste de trouver des cuillères pas trop petites pour donner l’impression d’écoper.

Mais des fois, même Sorrentino ne sait plus où chercher des cuillères. « Les Urgences psychiatriques représentent aussi une difficulté majeure. On est à court de solutions, on peut avoir jusqu’à 20 patients qui restent aux urgences en attente d’un lit. »

Depuis le 1er novembre, les Urgences de l’hôpital Nord sont en grève, ce qui est avant tout symbolique, vu que les salariés sont de toute façon assignés et obligés de venir travailler. Une des demandes principales des soignants est la mise en place de solutions pour la prise en charge de ces patients psychiatriques qui font déborder leur service. La directrice du Chuga en est consciente et « essaye de mobiliser avec cette réunion, mais là on est à court d’idées ».
La représente du Chai (Centre hospitalier psychiatrique) tente de donner de l’espoir avec la perspective… d’une nouvelle réunion. « Je suis persuadée, enfin j’espère, que la réunion du 21 novembre [ne portant que sur la psychiatrie] aboutisse à des solutions. »

Dans ce marasme, les hypothétiques avancées ne peuvent que provenir de futures réunions. Parce qu’il n’y a pas seulement les cellules de crise territoriales, il y a aussi toutes les consultations, missions, séminaires organisés au niveau régional ou national. Il y a eu le Ségur de la Santé il y a bientôt deux ans, la « mission flash » il y a six mois, et aujourd’hui les responsables locaux évoquent, sans grand espoir non plus, le CNR Santé (Conseil national de la refondation) dont un atelier se déroulait à Grenoble le 25 novembre. Le but de cet énième raout (sans lien de parenté avec le professeur du même nom) : « trouver des solutions innovantes pour améliorer l’accès à la santé ». Sans doute ce machin débouchera-t-il sur des communiqués optimistes, et sans doute la situation continuera de se dégrader plus ou moins lentement.

Car décidément, le tableau dressé dans cette cellule de crise territoriale est bien sombre et avant de penser à « améliorer » l’accès à la santé, il faudrait déjà être sûr de pouvoir le maintenir à niveau. Ce qui ne semble pas gagné du tout. Sorrentino continue l’auscultation : « Aux Urgences, la situation est extrêmement tendue, proche de la rupture. On a eu quelques journées où les urgences du GHM [la clinique mutualiste] ont fermé, ça a été extrêmement périlleux. On fait beaucoup appel aux intérimaires, on est vraiment en très forte inquiétude. » La professeure Marie-Thérèse Leccia, présidente de la CME (commission médicale d’établissement) appuie : « On a des lits de fermés de partout, [...] on est sur un fil sur l’ensemble de l’établissement, on gère au jour le jour, on est très inquiets pour ce qui va se passer dans les prochaines semaines, avec la grippe qui arrive. » Avant le pronostic vital engagé émis par la directrice : « Tout ça ne garantit pas qu’on arrive à passer le mois de décembre. »

Un sacré constat pour un hôpital situé sur la circonscription d’Olivier Véran, ancien ministre de la Santé et toujours porte-parole du gouvernement. Dans son récent bouquin (voir Le Postillon n°66), il évoque à peine l’immense malaise hospitalier en assurant que tout va prochainement s’arranger grâce aux décisions prises par Lui-même et l’arrivée prochaine et massive de nouveaux soignants. Monique Sorrentino est un peu sur la même ligne. Juste avant l’été, quand les Urgences ont commencé à fermer la nuit, elle assurait que tout allait bientôt revenir à la normale : « On attend l’arrivée des nouveaux recrutés des écoles d’infirmières. On va essayer de les faire arriver pendant l’été mais ils arrivent plus massivement en septembre, donc on aura une plus grande souplesse à ce moment-là. Et ensuite, au niveau des personnels médicaux, on a des perspectives de recrutement, on sait qu’on arrivera à recruter beaucoup plus de monde si globalement, tout se remet bien en place dans l’ensemble du système de santé. Pour ces recrutements, je suis tout à fait optimiste. » (France Bleu, 24/06/2022)

Monique Sorrentino y croyait-elle vraiment à l’époque ? Pensait-elle vraiment que les nouvelles recrues allaient débouler, que plus personne n’allait démissionner et que l’hôpital allait de nouveau fonctionner normalement après l’été ? Ou savait-elle pertinemment que cinq mois plus tard, ce serait pire encore, « proche de la rupture » ? Voulait-elle gentiment rassurer la population ou pensait-elle avant tout à son prochain poste – au ministère de la Santé ou ailleurs ?

Toujours est-il que cinq mois plus tard, les urgences sont « sur un fil » et elle supplie en visio : « Au niveau du CHU, on recrute tout médecin de médecine polyvalente. On a des besoins de partout, c’est vraiment ouvert, on a vraiment besoin de candidats. » Mais avant de recruter, ne faudrait-il pas d’abord chercher à comprendre pourquoi tout le monde se barre ? Comprendre ce mal-être exprimé par les soignants, le mépris ressenti, le manque de considération et de sens ?

Le 29 novembre, la grève des Urgences s’est étendue à tous les services de l’hôpital. Le Daubé révèlait qu’une patiente de 47 ans est morte le 7 novembre après trois jours passés sur un brancard en attente d’une place en structure psychiatrie. Les soignants décrivent une fois de plus la « maltraitance institutionnelle » et « le manque d’empathie et de solidarité de la part des diverses administrations de tutelle ». Les urgences de l’hôpital d’Olivier Véran sont qualifiées par les personnes y travaillant de « pires Urgences de France ».

Depuis combien de temps dure-t-elle cette crise déjà ? En tous cas, il y a presque un an, suite à une énième alerte de médecins, Monique Sorrentino rembarrait : « Ce n’est pas en lançant des alertes que nous ferons pousser de nouveaux professionnels de santé disponibles » (Place Gre’net 17/12/2021). Apparemment, ce n’est pas non plus en faisant des réunions tous les mercredis.