Accueil > Février / Mars 2015 / N°29

Qui va à la chasse espère le Center Parcs ?

On n’a jamais autant parlé de Roybon et de la forêt des Chambaran depuis qu’une Zad (Zone à défendre) s’y est installée le 30 novembre dernier pour lutter contre le projet de Center Parcs (voir Le Postillon n°28). Mais les articles et reportages se suivent et se ressemblent pour la plupart, avec le désormais rituel reportage à la Zad, quelquefois agrémenté de quelques questions aux commerçants ou élus pour le Center Parcs. Le Postillon a voulu décaler le regard et partir à la rencontre des chasseurs de Roybon.

« Ces derniers mois, le projet de Center Parcs a mis une grosse tension dans le village. Certains ne me disent plus bonjour, même quand je leur fais un signe de la main sympathique. Avant il n’y avait pas ces tensions-là. Forcément comme dans tous les petits villages il y a toujours eu des rivalités, des jalousies, des taquineries, mais cela n’avait rien à voir ». Yann est un « vrai » Roybonnais. S’il habite depuis cinq ans dans la commune limitrophe de Marnans, ce quadragénaire se sent toujours appartenir au village où il a grandi. Et y revient souvent, notamment pour chasser la bécasse dans le bois des Avenières, où doit être construit le Center Parcs. « J’adore chasser tout seul. Si je chasse toute une journée sans voir une seule personne, je suis le plus heureux des hommes. C’est pour ça que je n’aime pas aller à la chasse aux sangliers, qui se fait par équipe de trente ou quarante personnes. Aux sangliers, des fois la passion l’emporte sur la raison. Il y a des histoires entre les équipes, certaines tensions se transmettent même de générations en générations. Mais c’est quand même des tensions qui sont plus dans les mœurs, qu’on sait gérer. Avec le Center Parcs, la tension est montée progressivement et depuis cet automne c’est explosif. »

La foret des Avenières, Yann la fréquente depuis tout petit. « La chasse à la bécasse dans les Avenières, j’y ai passé des jours et des jours, des mois en fait tu peux dire. Tout seul ou avec un copain. C’est génial comme endroit car il n’y a pas de clôtures ni d’infrastructures. Tu ne déranges jamais personne. C’est la quiétude à l’état pur. Je sais ce que j’ai aujourd’hui, je ne sais pas ce que j’aurai demain. »

La zone est un important couloir migratoire : « sur cinquante hectares, on a pu recenser quarante bécasses différentes. » Alors Yann passe certaines nuits à baguer des bécasses, en tant que bénévole à l’ONCFS (Office national de la chasse et de la faune sauvage) pour faire un suivi environnemental et prendre des mesures de précaution si besoin. « Si avec Center Parcs il y a mille baraques qui se construisent avec cinq mille gugusses dedans, une bulle tropicale en verre et tout le tintouin, c’est sûr que les bécasses, ça va pas trop leur plaire et elles ne vont pas rester par la. »

Il y a quelques années encore, j’étais bêtement anti-chasseurs, alors que je n’en connaissais aucun. Un peu « à la Charlie-Hebdo », je pensais que les chasseurs étaient tous des « tristes cons » (voir la Une du n°96 de 1972). Et puis j’ai rencontré des chasseurs de chamois, et j’ai presque été charmé par leur connaissance de la montagne, leur courage et la poésie qui se dégageait de leur journées passées à marcher en haute-montagne. Je pense maintenant qu’en dehors du sketch des Inconnus, il y a dans les chasseurs comme dans tous les groupes sociaux des bons et des mauvais, des joyeux drilles et des « tristes cons ». Et que les bons peuvent être bien plus intéressants que la moyenne des randonneurs Quechua, souvent rebutés par l’idée de tuer un animal mais n’hésitant pas à acheter leur viande au supermarché.

Yann m’assure que « plus ça va, plus les chasseurs ne sont pas juste des prédateurs mais prennent le rôle de gestionnaires de la faune à cœur ». Lui, qui a travaillé pendant longtemps en tant que chef d’atelier à Eurobéton, une entreprise de « construction de bâtiments en béton » basée dans un village voisin, se définit comme un « amoureux de la nature ». Ce qui saute aux yeux, c’est qu’il est en tout cas amoureux de ce bois des Avenières qu’il connaît par cœur : c’est pour ça qu’il s’oppose au projet de Center Parcs depuis qu’il a débuté en 2007 et qu’il a adhéré à l’association PCSCP (Pour les Chambarans sans Center Parcs) : « C’est vraiment quelque chose qui me touche au fond des tripes. Je ne pensais jamais en arriver là : être militant comme ça n’est pas du tout ma culture. Mais ça me fait tellement chier de laisser à mes trois gamins un Roybon comme ça, transformé en centre touristique ».

Depuis le dernier numéro du Postillon et notre article sur « la vieille dame qui pétille face au Tahiti de pacotille », beaucoup de choses ont changé dans les Chambaran. Une Zad (Zone à défendre) s’est installée dans une maison forestière suite à une marche ayant regroupé un millier de personnes ; les reportages des médias locaux et nationaux sur cette nouvelle Zad ont pullulé ; les travaux de défrichement ont été bloqués par les zadistes qui sont en train de construire des cabanes sur toute la zone de chantier ; les partisans du Center Parcs ont fait deux manifestations ayant regroupé environ deux mille personnes ; le tribunal a suspendu les travaux suite à un recours de pêcheurs par rapport au non-respect de la loi sur l’eau ; Pierre & Vacances, le groupe qui construit Center Parcs, s’est pourvu en cassation ; des nouveaux recours juridiques ont été déposés par les opposants ; les zadistes prévoient un grand week-end de construction de barricades et de cabanes pour le week-end du 7-8 février (après le bouclage de ce numéro).

Qui sont les opposants et les partisans du projet ? Une analyse récente d’une opposante, Pierrette Rigaud, pointe les risques de voir la Zad être un « avant-poste » de la « gentrification de la campagne », comme les squats culturels l’ont été pour les quartiers populaires. C’est-à-dire que la lutte contre le Center Parcs permettrait surtout aux opposants, représentant « l’avant-garde du Parti du Progrès », « intellos, verts et technophiles », d’investir un territoire habité par « l’arrière-garde du Parti du progrès », « laissés pour compte de la mondialisation, pas rentables, tout aussi sous perfusion de subventions étatiques que les allocataires RSA qu’ils montrent du doigt » [1].

Les partisans du projet caricaturent les profils sociologiques des « pro » et des « contre » pour s’insurger contre les « extérieurs » qui voudraient imposer leur avis aux vrais habitants des Chambarans. Dans Valeurs actuelles (29/01/2015) Serge Perraud, le maire de Roybon, affirme que les opposants sont soit des « extrémistes », soit des « bobos en retraite anticipée, vieux soixante-huitards qui ont quitté la ville et qui n’ont pas réussi à faire la révolution dans les années 1970 ».

C’est pour ça que j’avais envie de m’intéresser aux chasseurs, qu’on peut difficilement accuser d’être « bobos », « vieux soixante-huitards » ou « djihadistes verts », la nouvelle insulte à la mode sur Internet pour parler des opposants au Center Parcs.
Il se trouve que les chasseurs de Roybon ne sont pas d’accord entre eux sur le projet de centre touristique. Je voulais partager une journée de chasse avec un groupe, afin de voir comment s’exprimaient les divergences. Mais je m’y suis pris trop tard, ça n’a pas été possible et finalement je n’ai pas rencontré de chasseur pro-Center Parcs. Seulement trois opposants.

Christophe est secrétaire de l’ACCA (Association communale de chasse agréée) de Roybon, et responsable du groupe chassant sur le bois des Avenières. La chasse à Roybon, c’est tout une histoire : « première commune de France à avoir obtenu le droit de chasse », la commune est toujours un endroit très prisé : près de deux cents cartes de chasse sont délivrées chaque année.
Christophe a toujours été contre, mais est un peu gêné pour m’en parler car il ne veut pas du tout parler au nom des autres chasseurs, « majoritairement pour » selon lui. Lors du seul vote organisé au sein de l’ACCA, laissant le choix entre trois possibilités (« pour », « contre » ou « pour mais avec une compensation »), c’est la troisième option qui l’avait emporté.

Le maire de l’époque, Marcel Bachasson, s’était alors engagé à compenser les terres de chasse perdues à cause du projet par une surface au moins équivalente. Pour l’instant, rien n’a été fait, mais « ça avance doucement », selon Christophe. Des rumeurs circulent sur un possible « achat » des chasseurs par le groupe Pierre & Vacances. « C’est n’importe quoi, rectifie Yann. On a reçu 4 000 euros de la part de Pierre & Vacances mais ce n’est pas pour nous acheter. En fait, ça date de 2010, l’année où devaient commencer les travaux, où il était prévu qu’on puisse chasser uniquement les dimanches. À l’époque, Pierre & Vacances nous avait donné cet argent pour nous dédommager des jours où la chasse aurait dû être impossible. C’est juste ça. Mais c’est vrai qu’on n’aurait pas dû l’accepter car cela apporte de la confusion. »

Pour Yann, « beaucoup de chasseurs étaient contre au départ » mais après « le projet a tellement traîné que tout le monde s’est un peu noyé. Tout le monde s’est endormi, a laissé faire. Et puis finalement, le temps aidant, c’est plus facile d’être du côté de la majorité ». Mais lui reste persuadé que « si le Center Parcs ne se fait pas, je suis prêt à parier que la majorité des chasseurs diront ‘‘c’est pas plus mal’’. C’est la phrase type qui ressortira à coup sûr ». Ce qui l’attriste, c’est que si des habitants ont fini par militer pour ce projet, c’est surtout « à défaut, en pensant juste au pognon. Tu leur mettrais une usine de n’importe quoi qui promettrait 500 emplois, ils seraient pour pareil. Le projet en lui-même n’attire pas ». Yann regrette qu’on ne parle pas assez des raisons qui ont abouti à transformer Roybon en une zone sinistrée économiquement. Un long texte d’un vieil habitant de Roybon, Etienne Roux-Gaudin, revient en détail sur cette situation de déficit. Extrait : « La situation financière de la commune de Roybon laisse entendre une possible mise sous tutelle administrative depuis de nombreux mois, fruit d’une gestion de la dernière municipalité sortante. Face à la gravité financière de la commune, les habitants sont quotidiennement embobinés, soumis à la doctrine du sauveur prometteur avec des paroles angéliques de quelques élus. Ces Roybonnais arrivent à croire au messie Pierre & Vacances pour sortir notre commune d’une situation financière catastrophique, sans vouloir réfléchir sur les véritables causes de notre endettement, sans analyser les véritables conséquences environnementales sur la réalisation de ce projet, sans se soucier des nombreuses incidences négatives qui vont se cumuler » [2].

Lors de l’émission d’Envoyé spécial (29/01/2015) consacrée au Center Parcs, l’ancien maire Marcel Bachasson a été bien embêté pour répondre aux questions de la journaliste sur la situation financière de la commune. Extrait : « - Il y a une dette de Roybon de plus de 5 millions d’euros, est-ce que vous pouvez m’expliquer pourquoi ? »
Bachasson : « - Ça vous intéresse vraiment tout ça ? Parce que de quelle manière vous posez cette question ? Je pense que... »
La journaliste : « - Quand on voit l’évolution de la dette de la commune, il y a dix ans on était à moins d’un million d’euros. »
Bachasson : « - En 2009, nous avons contracté un emprunt auprès d’un établissement bancaire parce que Center Parcs était sur le point de se réaliser, parce qu’on parlait de la réalisation en 2011 et que le permis de construire était sur le point d’être signé. »
La journaliste : « - On a l’impression que le projet était ficelé avant même qu’aient lieu les enquêtes publiques » (…).

Arèski est également chasseur (il a été secrétaire et président de l’ACCA) et également opposant au Center Parcs. Et lui aussi regrette l’évolution du village qu’il connaît depuis 1962 : « Avant beaucoup de choses s’organisaient au village. Depuis le début des années 2000, les associations se sont cassées la gueule, il y a eu moins d’événements, moins de liens. Les nouveaux venus veulent vivre à la campagne comme ils le feraient à la ville. Dans le temps, il y avait une certaine solidarité dans la ruralité. On échangeait des coups de main, on s’entraidait. (...) Et puis on avait une fierté de la gestion du bien collectif. On ne gaspillait pas. Maintenant ils s’en foutent. Comment se fait-il que Roybon, commune de 1 300 habitants, ait six ou sept millions d’euros de dettes ? »
À écouter ces chasseurs, les analyses sociologiques sur les contre (« bobos-néo-ruraux ») et les pro (« vrais-villageois »)se révèlent un peu trop simplistes. Pour Arèski, les « vrais » roybonnais, les vieilles familles présentes dans le village depuis des générations, ne sont pas du tout les plus ferventes militantes du Center Parcs. Selon lui, beaucoup ne prennent pas franchement position : « les roybonnais restent prudents quant à leur engagement. (…) Quand tu vois les photos des deux manifs des pour, tu peux compter les roybonnais, au maximum il y en avait une centaine. D’ailleurs sur ces photos tu vois que beaucoup de personnes portaient des écharpes tricolores alors qu’elles n’avaient pas le droit. C’était pour la mise en scène ».

Selon lui, beaucoup des pro n’habitent pas dans le village ou sont des « nouveaux venus », arrivés à Roybon il y a cinq, dix ou vingt ans. « Ils n’ont pas de racines roybonnaises, pas de racines rurales, ne se sont jamais intéressés à la vie du village et ne connaissent pas le bois des Avenières ». Lui le connaît par cœur et si le projet se fait, il a surtout peur de « perdre tous ses souvenirs d’adolescence, tous ces chemins [qu’il a]parcouru tant de fois à la chasse avec [son] père. (…) Je paye pas mal d’impôts, je n’ai pas envie que cela serve à financer ce genre de projets. Après ma carrière, je suis revenu ici par attachement au village, parce que ma famille y vit et parce que la chasse me manquait trop. Ce n’est pas pour qu’on m’impose de vivre comme à la ville ».

C’est pour ça qu’il est plutôt content que les zadistes viennent au secours de l’association PCSCP à laquelle il adhère. Petite précision : Arèski a « servi l’État » en tant que « policier dans les formations CRS » pendant « trente-deux ans, sept mois et quatre jours » mais a « toujours respecté l’adversaire ». Je ne lui ai pas demandé ce qu’il pensait du slogan fin et subtil présent à de nombreux endroits sur la Zad : « Acab » pour « All cops are bastards » (« tous les flics sont des salauds »).

Christophe non plus n’a rien contre les zadistes : « J’ai de très bonnes relations avec eux. Je suis souvent allé discuter et j’ai été bien accueilli. Plusieurs fois des chiens ont atterri à la maquizad [NdR : la maison que les zadistes ont occupée en premier], ils nous ont appelé et on est allé les chercher ». Idem pour Yann : « Je ne leur jette pas la pierre surtout parce s’il n’y avait pas eu les zadistes le défrichement serait déjà terminé et peut-être les travaux auraient commencé. Même si j’aurais pas fait tout comme eux, je leur tire mon chapeau. Peut-être en étant plus jeune, j’aurais été avec eux. »
Quant au supposé « fascisme vert » que ces constructeurs de cabanes feraient régner sur les habitants du village « pris en otage », Christophe le relativise : « Ceux qui sont pour sont souvent plus violents qu’eux, en tout cas dans la parole ». C’est vrai qu’en allant faire un tour sur le compte Facebook des partisans du center Parcs, certains propos laissent songeurs : « Je vais tous les buter donner moi un pouce »,
« Bon je leur laisse 15 j pour débarrasser le plancher après tant pis si faut en buter un on en butera un », « Dégommé les tout courts », « Faut les défoncer ces merdes !!!! », « je n’ai pas fait de menaces de mort, mais je dis juste que ça va finir avec du plomb dans la tête au sens propre », « l’épidémie gagne, il va falloir éliminer cette saloperie, pire que la gangrène, il n’y a que le feu pour éliminer cette vermine », « il faudrait la pousser dans l’escalier » (à propos de Michèle, opposante de 79 ans, qu’on avait interrogée dans le dernier numéro), etc.

Cette violence verbale choque Yann : « Les zadistes sont insultés, méprisés, traités comme des moins que rien sur les réseaux sociaux. C’est la bête noire. Ils servent de repoussoirs. Mais ils sont malades de propager la haine comme ça. Il y a un effet de masse propagé par les réseaux sociaux. Les gens se poussent à aller plus loin dans l’insulte. Faut voir quel niveau ça atteint : il se réjouissent dès qu’il y a quinze centimètres de neige ou qu’il fait froid. Ils en sont même à vouloir créer des milices. Il y a plein de fausses rumeurs qui circulent, sur les zadistes qui auraient fait des cambriolages, ou sur moi qui aurait caillassé des pro Center Parcs ou brûlé des engins. C’est n’importe quoi ». Dans un journal local, Le Mémorial de l’Isère, un lecteur a également affirmé que « les zadistes étaient payés 90 euros par jour par EELV (Europe-écologie-les-Verts) et le Front de gauche ». Pour quiconque est allé un peu rencontrer les zadistes, cette affirmation ne peut qu’être totalement ridicule (le Font de gauche n’est d’ailleurs pas d’accord sur le projet de Center Parcs, les communistes n’ayant pas pris position contre). Mais le pire c’est que beaucoup de partisans y croient et la relaient sur des réseaux sociaux ou à des journalistes (voir un blog du Monde.fr, La précarité du sage, 6/01/2015).

Christophe et Arèski ressentent moins la nouvelle « tension » déplorée par Yann au début de cet article. « Nous on n’a pas de problèmes personnels avec les pro. (…) Avec plein de gens on ne parle plus du projet. On sait qu’on n’est pas d’accord, mais on se respecte, et on continue à se côtoyer. On chasse entre gens pas d’accord et ce n’est pas grave ». Ce qui embête vraiment les chasseurs, c’est la présence de la gendarmerie qui contrôle tout le monde sur les routes autour de la Zad : « On en a vraiment marre. Une fois en allant à la chasse je me suis fait contrôler quatre fois dans la journée », s’agace Christophe.
Bien malin celui qui prédira ce qui va se passer dans les prochains mois. Mais l’ancien CRS Arèski reste confiant : « je crois en la justice, je l’ai servie pendant longtemps ».

Notes

[1Le texte « Devant, et sur les flancs » est notamment consultable sur grenoble.indymedia.org et dans le n°1 de la revue De tout bois.

[2Ce texte « Un Roybonnais passionné par ses Chambaran s’interroge sur son village ! » est consultable sur le site de l’association d’opposants PCSCP : http://www.pcscp.org/Un-Roybonnais-passionne-par-ses.html