Accueil > Eté 2018 / N°46

Les urgences de l’hôpital de Grenoble complètement saturées

Quel beau métier infirmier

Les urgences de l’hôpital de Grenoble n’ont jamais aussi bien porté leur nom. Manque de place, de personnel, surcharge de travail, pression, turn-over permanent du personnel : c’est un service qui cumule les problèmes urgents à régler. Et pourtant, rien n’est fait pour empêcher la dégradation de ce service, dont presque tout le monde a besoin un jour.
Depuis le suicide d’un neurochirurgien en novembre dernier, l’hôpital de Grenoble est en « crise ». Mais si on a un peu parlé des difficiles conditions d’exercice des médecins, si un service a obtenu des renforts (voir Le Postillon n°45), il a été peu question de la souffrance des professions moins diplômées, et notamment des infirmières (1). C’est le sujet de cette nouvelle bucolique de Basile Pévin, proposant une saynète imaginaire à partir de faits bien réels.

  • Au fait, t’en es à combien de kilos ?
  • L’année dernière, c’était 60 environ... cette année ça devrait être plus.
  • Moi c’est 45 kilos mais c’est vrai que je viens
    d’arriver dans cette boîte.

Fabien ne comprenait rien à cette discussion. Si Yann pouvait peut-être peser dans les 60 kilos, Tomas était assurément bien au-dessus des 45. Et puis quel rapport entre son poids et la boîte où il bosse ? À un moment, il a percuté. Les « kilos » n’avaient rien à voir avec la masse d’os et de graisse, ils désignaient des milliers d’euros. Et le chiffre représentait le nombre de milliers d’euros gagnés en une année. « En être » à 60 kilos, ou 60k, ça voulait dire gagner 60 000 euros par an... C’est pas mal. Fabien essaya de calculer son nombre de kilos par an... Et justement Tomas et Yann voulurent l’inclure dans la discussion.

  • Et toi, Fabien, tu gagnes combien, si c’est pas
    indiscret ?
  • Euh.... 20, 22k, par là.

S’ensuivit un petit silence un peu gêné. Le feu crépitait et éclairait la moitié des visages de Fabien, Yann et Tomas, qui regardaient tous un peu leurs pieds et les patates qui étaient en train de cramer dans du papier alu au milieu des braises. Yann finit par rompre le silence.

  • Mais toi, tu fais un beau métier...
  • Hum... répondit Fabien embarrassé, ne sachant jamais comment rebondir quand on lui faisait ce genre de remarques.

Un beau métier ? Peut-être. Sûrement. Au fond de lui, il était d’accord, d’ailleurs il avait choisi ce boulot, et il y croyait encore un peu, à sa beauté. Mais l’entendre dire abruptement par des personnes qui n’y connaissaient rien, ça le faisait bouillonner. Il ressentait ce qualificatif comme une injustice, comme un foutage de gueule, sans savoir bien expliquer pourquoi.

Un beau métier... Fabien avait eu son diplôme d’infirmier six ans auparavant, et bossait aux Urgences de l’hôpital de Grenoble depuis un an et demi. Guérir des gens. Sauver des vies. Voir défiler toute la ville. Rassurer des proches. Le service public.
Une belle image d’Épinal, un beau métier.
Mais dans sa tête, la beauté du métier avait surtout la couleur de la merde.
Au sens propre, d’abord. Dans tout le service, il y a régulièrement cette odeur d’excrément qui plane. Qui vous saute aux narines de manière plus ou moins aiguë selon les moments. Aux urgences, la grande majorité des patients sont vieux. Très vieux. Au-dessus de soixante-quinze ans. Ils ne contrôlent plus tous leurs muscles et souffrent souvent d’incontinence fécale. En clair, ils se chient dessus. Littéralement. Contact quotidien avec la merde : il faut les torcher.

La veille encore, Fabien s’était retrouvé les mains remplies de selles. Après qu’un patient se soit vidé, il avait dû changer la literie. Les draps propres mis, le monsieur avait immédiatement recommencé à expulser ses intestins, alors Fabien avait voulu protéger la nouvelle literie, s’en était mis plein les mains et avait dû refaire un nettoyage intégral.

La merde c’était une partie de ce « beau métier ». Un aspect « sale » que ne devaient pas s’imaginer Yann et Tomas en entendant le mot « infirmier ». Mais là-dessus il n’y avait rien à dire : être les mains dans la merde, c’était normal, attendu, presque marqué dans le contrat. Et puis ça occasionnait toujours quelques blagues foireuses et histoires « drôles » de caca-pipi. On se détend comme on peut.

Ce n’était pas cet aspect-là de son métier qui mettait Fabien dans l’embarras. C’était plutôt la merde au sens figuré. Les conditions de travail.

  • Un beau métier... finit par reprendre Fabien. À voir... Tu vois ces patates dans le feu ? J’ai un peu la sensation d’être comme elles. En train de me cramer complètement.

C’était un week-end de grimpe dans les gorges du Chassezac, en Ardèche. Un de ces week-end prolongés du printemps, où la cuvette grenobloise se vide à moitié, une partie de ses habitants allant faire leur part dans les bouchons de la vallée du Rhône afin de rejoindre qui la mer, qui la campagne drômoise ou ardéchoise.
Pas de problèmes de bouchons pour Fabien. Il n’avait pas pu décoller comme les autres le vendredi soir, ayant bossé à l’hôpital entre 11h et 23h. Départ le samedi matin, arrivée en début d’après-midi. Il avait voulu rejoindre les autres sur une falaise, mais l’orage avait éclaté. Pas de grimpe le samedi donc. Restait le lendemain dimanche. Lundi, ça ne comptait pas vraiment : c’était un jour férié mais il bossait la nuit de lundi à mardi, de 19h à 7h. Il ne devait pas rentrer trop tard et être au maximum reposé. Fabien finit par enchaîner après sa mauvaise analogie sur les patates :

  • Vu que vous êtes ingénieurs, j’imagine que vous aimez bien résoudre les problèmes, non ?

Les deux acquiescent.

  • J’en ai un gros à vous soumettre. Notre société n’arrête pas « d’innover », d’inventer de nouveaux gadgets, de nouvelles applis et plein de machins super-compliqués. On est dans une époque où tout est censé être « intelligent », où des algorithmes peuvent calculer des milliards de machins à la nano-seconde. Comment se fait-il que dans le même temps, des patients se pissent dessus aux urgences parce que nous, les soignants, on n’a pas le temps de s’occuper d’eux et par exemple de leur apporter un urinal ? Bon, c’est un peu abrupt comme énoncé de problème. Je vais tenter de vous expliquer toutes les données, en vous racontant mon boulot.

Ils étaient une grosse dizaine autour du feu, quelques autres ayant déjà rejoint leurs tentes au camping à 300 mètres. Un week-end grimpe organisé par Yann et ses anciens potes de promo de l’Ensimag (école d’ingénieurs en informatique et mathématiques appliquées de Grenoble), avec des amis, et puis des amis d’amis. Escalade, baignade, bières chaudes et pâtes mal cuites au réchaud.
La plupart étaient ingénieurs, ou doctorants, ou doctorants-ingénieurs. La petite trentaine, plus vraiment étudiants, mais pas tout-à-fait dans la vie d’après : un entre-deux où certains vivent toujours en colocation, se rendent parfois à des beuveries étudiantes, ne sont pas encore installés en couple, ou pas totalement, mais ont déjà un salaire à plusieurs dizaines de kilos par an. Dans quelques années, ils auront acheté leur premier bien immobilier, attendront leur premier enfant, iront toutes les semaines faire leurs courses au marché bio. Les cuites et les week-ends entre potes s’espaceront, et ils penseront avec tendresse à ces soirées au coin du feu.

Pour l’instant, ils sont encore dans la salle d’attente de cette vraie vie, en attendant qu’on les appelle pour y entrer. Parfois, ils espèrent qu’une autre porte s’ouvre, qui donnerait sur des pièces mystérieuses, qui les ferait bifurquer, prendre des itinéraires bis pour s’éloigner de la vallée du Rhône de leur avenir tout tracé.

Ils l’espèrent sans trop se l’avouer, parce qu’ils sont plutôt contents d’eux. Ils ont tout bien réussi, font partie des gagnants. Bac + 5 ou 8, gros salaires en début de carrière, parents fiers... Que demander de plus ? Un « beau métier » ?

Yann et Tomas ne trouvaient pas qu’ils faisaient un « sale métier ». Ingénieur c’est bien vu. Ils avaient traversé leurs études avec l’entrain et la joie insouciante de ceux qui savent qu’ils sont en train de devenir des winners. Plutôt bons au lycée, tout leur entourage les avait naturellement poussés à faire une prépa, puis une école d’ingé’. Ils avaient tout réussi, et pourtant il leur manquait peut-être l’essentiel. Un sens à la vie, une direction que le plus sophistiqué des GPS intelligents ne peut même pas donner. Et c’est peut-être un peu pour ça qu’ils enviaient un peu, un tout petit peu, Fabien. Pas pour sa paye. Pas pour ses horaires. Mais parce qu’ils trouvaient qu’infirmier c’était un « beau métier ».

Pascal et Annabel s’étaient rapprochés du trio car ils en avaient marre des discussions de l’autre côté du feu, portant essentiellement sur les voies du site où ils étaient allés grimper le matin, que beaucoup jugeaient beaucoup trop sous côtées après plusieurs échecs. Annabel tenta de s’insérer dans la discussion.

  • C’est quoi le problème à l’hôpital, c’est vos horaires de merde, le boulot la nuit ?
  • Bosser la nuit, je m’y attendais en allant aux urgences. Mais un des problèmes, c’est qu’on bosse douze heures de suite, la nuit ou le jour, en ayant à peine le temps de manger ou de pisser. Et encore je dis douze heures parce que c’est ce qui est marqué sur le papier. Mais on part toujours après les heures officielles de fin de service. Parce que dans nos horaires, le temps de transmission n’est pas pris en compte. À la fin de notre service, faut bien qu’on explique aux suivants l’état des lieux, les cas urgents, ce qu’il reste à faire sur les patients. Donc après une nuit de garde on est censés partir à 7h du mat, mais on part rarement avant 7h30, ou 8 heures. Ensuite on essaye d’aller dormir, si on y arrive, parce qu’à force d’alterner le travail de jour ou de nuit, on est tout déréglés.
  • Mais pourquoi vous n’avez pas des périodes de boulot de nuit, et d’autres de jour, comme pour les 3x8 en usine ?
  • C’est une des théories de la médecine du CHU de Grenoble, qui assure que c’est meilleur pour notre santé, de ne pas faire des périodes avec trop de nuits. Concrètement on peut par exemple bosser une journée, de 7h à 19h, avoir vingt quatre-heures de repos et puis bosser la nuit, de 19h à 7h. Deux jours après, on rebosse la journée... C’est vachement pratique pour avoir un rythme de sommeil. Tout le monde prend donc des cachetons pour dormir.

Fabien était le seul infirmier du groupe. Il s’était retrouvé là un peu par hasard, ami d’amis de Yann, qu’il avait déjà croisé dans une ou deux soirées grenobloises. Il trouvait cette bande très sympathique, et était venu pour se changer les idées, sortir des soirées infirmières-médecins, grimper, et puis aussi parce qu’il aimait bien Annabel. Vu qu’elle grimpait bien mieux que lui, il n’avait aucun espoir de la séduire sur ce terrain-là, à moins qu’elle ne prenne pitié. Il y avait dans ce groupe plein de bons grimpeurs, ne perdant pas une occasion d’exhiber leur beau dos musclé et de faire cliqueter leurs dégaines toutes neuves. Pour marquer des points, Fabien ne pouvait compter que sur sa différence : ne pas être un bon grimpeur, et surtout ne pas être ingénieur.

Parce qu’il y avait quelque chose que Fabien ne comprenait pas : comment pouvait-on être séduit par des personnes passant généralement la journée derrière un écran à écrire des lignes de code ou à régler des machines au nanomillimètre près ? Fabien en était persuadé : son quotidien d’infirmier était autrement plus romanesque. Il avait des histoires incroyables à raconter, la paysanne qui s’est faite charger par son taureau, les mecs paranos en pleine descente de crack, les objets sexuels étonnants coincés dans l’anus, l’autre qui s’est fait attaquer par un renard en dormant à la belle étoile... Il était armé de quelques munitions pour faire rire, divertir et pourquoi pas séduire, mais d’abord il fallait qu’il termine l’ « exposé » du problème, qu’il avait commencé avant l’arrivée d’Annabel .

  • Nous on court tout le temps, c’est une chose. Mais le pire, c’est que même en courant, en se démenant, on ne parvient pas à soigner à peu près bien les patients. C’est matériellement pas possible. Déjà, les locaux sont pas adaptés, trop petits. Tous les jours ça déborde. Normalement, il doit y avoir un patient par box. On en met souvent deux, en faisant attention à ce qu’ils se ressemblent un peu, par exemple qu’ils soient du même sexe pour les questions d’intimité. Mais c’est pas toujours possible. Alors des fois dans le même espace, il y a un anglais qui vient de se péter le genou en skiant à l’Alpe d’Huez allongé à côté d’une mamie, qui a Alzheimer et qui gueule « au secours, au secours on veut me tuer ». Logiquement on doit aussi réserver un box fermé aux personnes contagieuses, en cas d’épidémies de grippe par exemple. Mais on ne peut pas toujours, donc on prie bien fort pour que cela ne contamine pas les autres. Et puis presque tous les jours, il n’y a même pas de place dans les boxes alors on met des patients dans le couloir. Des fois, on ne sait même plus où ils sont. Quand une personne est déplacée, on doit la localiser sur l’ordinateur, mais ça peut arriver qu’avec la précipitation on oublie. Alors il nous arrive de chercher un patient dans tout le service, sans le trouver. Certains se font la malle, mais la plupart du temps c’est juste qu’on l’a perdu, mal localisé. Une fois j’ai dû appeler un patient sur son portable pour savoir où il était dans le service. Même dans les boxes, tu peux vite oublier un patient : il est arrivé qu’une personne appelle le standard pour dire qu’il avait envie de pisser, ce qui m’a pas empêché d’arriver trop tard – j’étais déjà avec un autre patient – et de le trouver tout mouillé et honteux. Il n’y a pas de sonnette pour nous appeler parce que ce ne serait pas possible à gérer. De toute façon, même si on donnait aux gens le moyen de nous faire des demandes, on n’arriverait pas à y répondre. Quasiment tous les jours, ou toutes les nuits, quand on sort on se dit « on s’est fait défoncer ». Quel sens à ton boulot, si tu peux même plus permettre aux gens de pisser ?

Fabien était parvenu à capter l’attention d’Annabel , c’était déjà pas mal. Malgré la fumée qui lui arrivait dessus depuis que le vent avait tourné, elle restait là, juste à côté de lui et semblait vraiment intéressée par sa vie de petit infirmier.

  • Mais comment ça marche ? Vous avez toujours un ordinateur sur vous pour localiser les gens ?
  • Non. On n’arrête pas de faire des allers-retours entre les patients et les ordinateurs, où on apprend les prescriptions qui ont été faites par des médecins et qu’on doit réaliser. Sur l’ordi, c’est marqué quel médicament on doit donner à telle personne, quel acte on doit faire sur telle autre, avec une horloge qui défile pour te dire depuis combien de temps la prescription a été faite. Ça met un peu la pression, parce que quand tu arrives derrière l’ordi et que tu vois qu’il y a une prescription faite depuis 40 minutes, tu espères que c’est pas trop grave. En fait généralement, tu te sens toujours trop lent ou en retard. Sans compter que par moments, un médecin du Samu débarque avec un cas urgent en te faisant des prescriptions en direct. T’exécutes, ça te prend une demi-heure et quand tu retournes derrière l’ordinateur, il y a cinq autres trucs différents à faire, qui pour certains ont été prescrits il y a longtemps. Donc tu sautes sans arrêt entre ton ordi, qui des fois bien entendu bugue, et ce que tu as à faire. La nuit, on est moins, on est vraiment débordés alors on mange vite fait devant l’ordi en faisant nos transmissions. Et il ne faut pas oublier de rentrer sur l’ordinateur tout ce que tu fais. Un jour, un des patients que je suivais meurt. Ce qui est pathétique c’est que le premier truc auquel j’ai pensé, c’est « cool, je l’ai vu il y a un quart d’heure et j’ai tout rentré dans l’ordinateur ». Parce que si jamais je ne l’avais pas vu depuis quatre heures, ce qui arrive souvent, ça aurait été terrible, on aurait pu me faire des reproches. Non seulement on a la pression, on nous demande de faire des choses à un rythme qui ne permet pas de les faire bien, mais en plus on n’est pas sûrs que le jour où ça merde, on va être soutenus.

Un flot de détails envahissait la tête de Fabien, qui ne savait plus par lequel il devrait poursuivre son exposé. Devait-il enchaîner avec les transfusions sanguines, qui impliquent selon les règles de sécurité de rester auprès du patient pour vérifier que tout se passe bien, alors que concrètement, il n’y a jamais le temps, parce que des fois il y a trois transfusions sanguines à faire en même temps, plus le reste, et qu’il est quatre heures du matin, et que tu n’as toujours pas mangé. Ou fallait-il qu’il parle du sparadrap, par exemple ?

  • On se démène dans des absurdités. Par exemple, un beau jour, un nouveau sparadrap arrive dans tout l’hôpital. Tu ne sais pas pourquoi mais ils ont changé de fournisseur. Ce sparadrap ne colle pas. Tout le monde galère. Au lieu d’en mettre un peu, on est obligé d’en mettre beaucoup pour espérer qu’il colle. On ne sait pas qui a pris cette décision de changer le sparadrap qui allait très bien avant. On apprend qu’un nouveau marché a été passé avec un fabriquant de sparadrap, qui devait vendre sa merde moins cher, et que c’est impossible de rompre ce marché. Finalement, quelques mois plus tard, ils parviennent à rompre le contrat... Il y a plein de petits détails stupides comme ça, qui sont pas graves en soi, mais qui sont chiants. Si on n’était pas sous pression, si on se sentait écoutés dans notre galère, ce serait juste un détail, mais là c’est désespérant.

Fabien se rendait bien compte que son discours était plus déprimant que marrant. Il fallait qu’il parvienne à trouver un second souffle, du lyrisme, du panache, des blagues. Mais il ne voyait pas comment dévier de ce triste étalage de plaintes. Il pensa à faire une métaphore avec les étoiles au-dessus de leur tête, celles qui sont mortes et pourtant qu’on voit encore, qui pourraient ressembler à son espoir de bien soigner les patients, brillant toujours malgré les conditions d’exercice terribles – mais heureusement il renonça. De toute façon, Annabel le relançait.

  • Mais comment se fait-il qu’il y ait une telle dégradation de service ? C’est parce que les gens viennent aujourd’hui aux urgences pour n’importe quoi ?
  • Certains disent ça, mais je ne suis pas d’accord. On stigmatise beaucoup les « patients chiants », ça m’agace. Des gens qui viennent pour rien, j’en ai pas trop vu : attendre huit heures dans la salle d’attente des urgences pour un rhume, j’y crois pas trop. Quand un patient est chiant, c’est qu’il ne va pas bien et qu’il a avant tout besoin de relationnel. Mais on n’a pas le temps pour ça, le relationnel. Il y a des jours, même si on fait toutes les prescriptions comme il faut, on a l’impression de faire de la merde parce qu’on est passé à côté du relationnel. Je pense pas que les gens soient plus cons qu’avant, ils sont plus assistés, plus anxieux, c’est sûr, mais c’est la société qui veut ça. Certains aussi viennent ici comme au supermarché et nous traitent de « branleurs » parce qu’ils attendent trop longtemps, mais c’est plutôt représentatif des réflexes de consommation. Après, il y a aussi des tarés qui pètent des plombs parce qu’on gère aussi les urgences psychiatriques : avant d’aller à Saint-Egrève, on doit d’abord les gérer, ce qui est parfois assez rock n’roll.

L’exposé continuait, Fabien passant en revue les raisons qui, selon lui, expliquaient le débordement actuel. Les médecins partis à la retraite, pas tous remplacés, et pas de la même façon. Les vieux étaient souvent disponibles, même le week-end ; les nouveaux veulent une vie à peu près normale et respectent plus des horaires de bureaux : en dehors les gens vont aux urgences. Et puis l’augmentation de la population dans le bassin grenoblois : s’il y a un peu plus d’habitants chaque année, donc de monde aux urgences, il n’y a pas plus de soignants, et les locaux ne sont pas agrandis. Et puis surtout le vieillissement de cette population, et l’allongement de la durée de vie, avec souvent de longues dernières années à avoir besoin de multiples soins. Parce que quelqu’un qui a une appendicite, c’est plutôt simple comme problème. Mais une vieille polypathologique de 90 ans, qui est diabétique, insuffisante respiratoire, et atteinte d’Alzheimer, ça prend tout de suite plus de temps. Le nombre de patients augmente, mais c’est surtout la charge de soin qui explose.

  • Aux urgences, on y rentre souvent avec un peu d’enthousiasme, attiré par l’adrénaline. Il y a du mouvement, de l’action, du challenge : moi ça m’attirait beaucoup au début. Mais assez vite on devient blasé, fatigué, irritable. Il y a un cercle vicieux avec les heures supplémentaires. Vu qu’on est tout le temps en sous-effectif, la direction nous demande sans cesse de faire des heures supp’. Appâtés par le gain, pas mal de collègues acceptent, mais s’épuisent, et tombent à leur tour en congé maladie. Pour les remplacer, on demande aux autres de faire des heures supp’ et ainsi de suite. L’hôpital perd comme ça pas mal d’argent, parce que s’ils embauchaient assez, il n’y aurait pas besoin de faire des heures supp’ et moins de congés maladies.

Yann se sentait lui un peu con. Il avait l’impression que le monologue de Fabien répondait avant tout à sa sortie maladroite sur le « beau métier ». Une sortie qui apparaissait de plus en plus ridicule au fur et à mesure du déroulé de l’exposé. Alors il se demandait comment se rattraper, comment résoudre le problème posé par Fabien, comment paraître moins déconnecté de la réalité. Mais il ne trouvait que des banalités à dire.

  • C’est terrible ce que tu racontes. Et pourquoi vous demandez pas plus de moyens ?

Encore une bourde. Fabien regarda Yann en se demandant s’il se foutait de sa gueule. « Le pire, c’est qu’on ne dirait pas » s’est-il dit avant d’embrayer sur de nouvelles considérations.

  • Il y a des infirmières qui viennent bosser aux urgences et qui se barrent au bout de trois mois en disant « plus jamais ça ». La plupart restent un an ou deux, mais très peu sont là depuis plus de trois ans. Alors il y a un problème de transmission : les infirmières présentes depuis plusieurs années, souvent assez blasées, n’arrivent pas à transmettre leur expérience, et les nouvelles doivent apprendre sur le tas, avec directement des responsabilités importantes. On a beau être soixante-dix dans le service, on se connaît mal vu que ça change sans arrêt. Je pense que ce turn-over arrange aussi bien la direction : si on se connaissait mieux, on pourrait s’organiser, être solidaires. Là, on y arrive pas.

Dépitée par l’intervention de Yann, Annabel tenta de relever un peu le niveau pour réconforter Fabien.

  • Est-ce qu’il faudrait pas que nous, simple passants potentiels des urgences, on réclame pour vous plus de moyens. Vous connaissez Le Postillon, le journal grenoblois anti-tout ? Eh ben dans le dernier numéro, ils racontent que le service de diabétologie de l’hôpital est parvenu à obtenir plus de moyens suite à une campagne médiatique et une manifestation de patients devant ce service. Il ne faudrait pas faire quelque chose de similaire pour les urgences ?

Depuis plusieurs mois, on parlait de plus en plus du malaise dans l’hôpital public, et notamment celui de Grenoble, où un neurochirurgien s’est suicidé en novembre. Un film « CHU de Grenoble : la fin de l’omerta » avait même été diffusé sur Youtube depuis avril, avec plein de témoignages de médecins. Ailleurs en France, il y avait aussi eu des suicides, des manifs, des grèves de la faim pour demander plus de moyens, comme à l’Hôpital psychiatrique de Rouen. C’était insensé d’en arriver là : se donner la mort, ou risquer de se la donner à cause de décisions budgétaires absurdes. Parce que des politiciens comme le député Olivier Véran, lui-même neurologue à l’hôpital de Grenoble, vote des budgets en baisse pour l’hôpital public, tout en se baladant en Chine afin de présenter le « modèle français de recherche et d’innovation en santé, e-santé, intelligence artificielle à des investisseurs chinois ». Parce que tous les nouveaux marcheurs ont plein de beaux mots dans la bouche, mais qu’ils ne font qu’empirer la situation, prisonnier des lobbys et de leurs lubies libérales. En avril 2018, on apprenait que « l’hôpital fera bien près d’un milliard d’économies » pour cette année (Challenges, 1/05/2018), essentiellement sur la masse salariale.

Ce n’était pas à sa hiérarchie que Fabien en voulait, ses chefs directs étaient aussi dans la panade. Ils galéraient pour faire les plannings, se démenaient tous les jours avec les contraintes budgétaires. Le principal problème, c’est les décisions politiques prises au sommet de l’État.

Début juin, le syndicat des médecins de l’Isère et l’UFML (Union française pour la médecine libre) publiaient un communiqué intitulé « Droit vers un krach sanitaire » pour alerter sur les « difficultés convergentes de tout le système sanitaire français qui vont se traduire dans les mois à venir par une crise sanitaire sans précédent, véritable krach sanitaire, si aucune décision responsable n’est prise rapidement. (…) Les services d’urgence et les SAMU de France sont déjà très inquiets devant les difficultés qu’ils rencontrent pour produire des tableaux de garde complets pour cet été. »

On en était là. En France, un des pays les plus riches du monde, le service public de la santé se cassait complètement la gueule. Les infirmières comme les médecins ne bossaient jamais longtemps dans le service pourtant primordial des urgences, parce qu’ils n’avaient pas les moyens de faire des soins corrects, parce qu’ils faisaient des burn-out, parce qu’ils se bousillaient la santé. Toutes les semaines, la presse parlait d’une « innovation médicale » réalisée au CHU de Grenoble, des trucs super impressionnants, des greffes de bras, des implants électroniques dans le cerveau, mais pendant ce temps-là, les infirmiers des urgences n’avaient pas le temps de faire pisser leurs patients. Des milliards d’euros pour les gadgets des high-tech, et un budget restreint pour les soins au quotidien. On en revenait au problème de base de Fabien.

  • Je sais pas ce qu’il faudrait faire, moi. J’ai pas des rêves de fou, hein, juste pouvoir faire mon boulot dans des conditions à peu près normales. Mais pour revenir à ta remarque, Yann, en fait je pense qu’on fait un beau métier. D’ailleurs je changerais jamais avec le tien. Même pour 10 000 euros par mois, j’irais pas passer mes journées derrière un ordinateur pour monter des business plan. On a quand même quelques moments de grâce. Comme quand on sauve des gens, comme quand on parvient à se faire des blagues entre collègues, à rire dans ce marasme ambiant. Comme les discussions qu’on a avec les gens pour essayer de les distraire de la douleur, des jeunes qui nous racontent leurs soirées, des vieux qui te parlent du temps où il n’y avait pas de télé et où les gens se retrouvaient tous dehors le soir à boire des coups, même dans des bleds où maintenant il n’y a plus rien. Comme quand on accompagne une vieille en train de mourir et qu’elle te remercie d’être là, parce que tu ressembles à son petit-fils.

Personne n’avait pensé à sortir les patates du feu, elles devaient maintenant être complètement cramées. Fabien se sentait solidaire de ces patates, mais se retint de faire une nouvelle métaphore. Il voulait rester un moment sur sa dernière phrase, parce qu’il trouvait qu’elle réchauffait un peu la nuit et son triste tableau. Le feu s’était calmé, et au loin ils entendaient la rivière et les grenouilles. Il était temps d’aller se coucher, mais pour une fois il n’y avait pas d’urgence. Demain, il allait faire jour.

(1) On écrit « infirmières » parce qu’il y a une grosse majorité de femmes dans ce métier. Et même si c’est un infirmier qui est le héros de cette nouvelle (basée sur des témoignages de personnes ne travaillant plus aux urgences).