Accueil > Hiver - Printemps 2022 / N°64
Souriez, vous êtes enfermés
Quartier haute sécurité
Quand Hubert était enfant, il n’y avait pas de grillages autour de sa barre d’immeubles de Pont-de-Claix. Pas de portail, pas de badge, pas de caméra, pas de pancartes d’interdiction dans le hall d’immeuble de « sa » montée 5. Toutes sortes de réjouissances sécuritaires dont Hubert constate la multiplication à chaque fois qu’il rend visite à ses parents. Alors il revient dans ce texte sur quarante années « d’engrillagement » et se questionne sur cette extension du domaine de la méfiance.
C’est l’histoire d’un immeuble presque ordinaire d’une ville de banlieue presque ordinaire.
Presque, parce que cette grosse barre d’immeubles est située à 100 mètres d’une usine classée Seveso, anciennement dénommée Progil ou Rhône-Poulenc, aujourd’hui Vencorex ou tout simplement « plateforme chimique de Pont-de-Claix ».
Ce quartier s’appelle Le Canton, va savoir pourquoi, et c’est là que j’ai grandi, dans la montée 5. Mon immeuble, datant de 1972-1973, est l’une des dernières traces à Pont-de-Claix de la politique dite « des grands ensembles », implantant sur d’anciennes terres agricoles d’énormes barres d’immeubles de 10 étages minimum pour y loger les dernières vagues de l’exode rural d’après-guerre. Mes parents en faisaient partie.
Au début des années 80, je découvrais l’aventure dans les terrains vagues tout autour de l’immeuble. Des gros buissons dans lesquels on pouvait se cacher et faire des cabanes, des mini-collines-déchets de béton où l’on pouvait observer des crapauds, grenouilles et lézards verts. Et surtout, aucune barrière nulle part, aucune trace de délimitation de propriété. Au loin, on voyait les immenses tours des Tritons où l’on avait entassé les dernières vagues d’immigration « de travail », principalement maghrébines. On avait aussi de vieilles baraques où des immigrés portugais entretenaient poules et jardins. Parfois un cirque ambulant plantait son chapiteau, d’autres fois des gitans s’installaient quelques jours sur les terrains vagues. Les adultes flippaient, les gamins étaient excités par ce pseudo-danger. Au final, il ne se passait pas grand-chose. On pouvait aller partout, les frontières physiques n’existaient pas.
Quand est-ce que ça a commencé ? Difficile à dire.
En 1988, ils ont fait tomber les tours Tritons qui n’avaient que vingt ans d’âge mais qui avaient dû être sacrément mal foutues. Pour reloger les habitants on a bétonné toute la zone entre la colline et l’immeuble. Je pense que les premiers grillages sont apparus peu de temps après. Dans le parc de notre immeuble, un chemin existait auparavant, souvent emprunté par les habitants des Tritons pour rentrer chez eux : pendant 15 ans, je ne crois pas que cela ait gêné grand monde. Désormais il faut se « protéger » de l’extérieur et donc empêcher l’utilisation du chemin par des gens extérieurs à l’immeuble. Pourquoi une chose tolérée jusque-là est devenue intolérable ? Je n’ai pas de réponse.
Les portes des halls d’entrée et des parties communes étaient légères, en bois. À peu près à la même période, elles ont été remplacées par des gros battants métalliques bien moins chaleureux et avenants. L’étape suivante, ce fut, dans les années 2000, l’apparition de digicodes avec badges. La sensation d’un danger extérieur se faisait de plus en plus présente et pressante.
Puis ce fut l’entrée du parc derrière l’immeuble, celui-là même où se trouvaient les cabanes-ronces et collines-déchets de béton, qui fut barré d’un immense portail digne d’une prison, accessible uniquement par digicode. A cette époque, il y avait déjà un moment que crapauds, lézards verts, ronces et autres « objets contondants »avaient disparu du paysage.
La suite logique, ce fut la pose de grillages de l’autre coté de l’immeuble, puis la création d’un portique pour sortir à pied, avec digicode. Le dispositif prenait forme, les limites se rencontraient, le danger était repoussé, mais il restait un point faible. Longtemps, lors des interminables réu’ de syndic une majorité avait résisté à l’installation d’un énorme portail automatique pour accéder au parking et au bas de l’immeuble. Portail qui, en finissant de boucler le tour de barrières, rendait tout le terrain de jeu de mon enfance inaccessible à toute personne extérieure à l’immeuble. C’est sans doute l’arrivée du tram et de ses potentiels utilisateurs malveillants qui finit de convaincre les derniers récalcitrants.
C’était il y a quatre ans. Depuis, quand je rends visite à mes parents, je n’arrive pas à entrer avec mon véhicule derrière ce portail. C’est viscéral, j’ai l’impression d’être un étranger chez moi. Mes vieux m’ont filé un badge, mais je n’ai jamais voulu l’utiliser et il a fini dans la poche d’un jean lavé à la machine. Alors je les interphone pour qu’ils m’ouvrent le portail, en m’énervant à chaque fois contre ce « progrès ».
La « menace » extérieure étant « maîtrisée, » on pouvait alors s’attaquer à « l’ennemi » intérieur. Au prétexte d’un voisin bruyant et indélicat, le syndic’ installa, il y a environ un an, deux caméras, une dans le hall, l’autre dans l’ascenseur.
Mais cela ne suffisait pas, il fallait, par des mots, signifier que désormais la législation et la méfiance primaient sur l’usage de la parole, de l’écoute, de la discussion. Depuis l’avènement des caméras, une inflation d’interdits a fleuri sur les panneaux en bois. Au moins dix papiers, notifiant pour la plupart des interdictions : « nourrir les pigeons » ; « faire le moindre bruit susceptible de gêner vos voisins entre 22h et 7h », « les dépôts dans le sous-sol », « toucher les vannes de chauffage », « stationner devant les entrées des immeubles », etc. On trouve aussi un « rappel de savoir-vivre », un « règlement intérieur » extrêmement détaillé, et une notice « en cas d’alerte », pour savoir quoi faire si l’usine à 100 mètres venait à exploser.
Dernièrement, une photo d’un habitant prise par les caméras, en train de déposer au mauvais endroit un objet encombrant a été placardée, accompagnée de menaces en cas de non-retrait de l’objet. L’esprit de caserne est définitivement chez lui dans la montée 5. Quelle sera la suite ? Une caméra sur chaque palier ? Un détecteur de mouvement ? Un passe sanitaire pour rentrer ? Les paris sont ouverts.
Il n’y a pas de nostalgie chez moi d’un monde perdu. Il n’y a pas d’époque idéale, et ce qui pourrait s’en approcher reste à construire. Après tout, ce bâtiment n’a jamais été qu’un énorme bloc de béton où s’entassaient au moins 250 personnes, le tout à proximité d’une usine née pour produire du gaz moutarde pendant la Première Guerre mondiale, puis quantité de futurs cancers. Pendant mon enfance, il y avait du racisme, du mépris de classe, j’entendais des choses comme « les Tritons c’est des Arabes, c’est dangereux », des racontars « les tours bougent avec le vent », des fantasmes. Il y avait déjà des peurs, des méfiances et de l’individualisme.
Ce récit montre juste comment des idées se sont petit à petit matérialisées, à travers des aménagements de l’espace appelant eux-mêmes de nouveaux aménagements. Comment, petit à petit, l’échange, la confiance, le sens commun ont cédé la place à un monde où la méfiance vis-à-vis de l’extérieur est devenu l’unique règle.
Quelque chose d’indicible s’est perdu. La notion d’aléa, de possible, d’ouverture à un imaginaire différent. Ces dispositifs symbolisent un désir d’étanchéité, de cloisonnements bien plus dangereux que les éventuelles menaces d’un dehors, qu’elles soient fantasmées ou réelles. C’est une histoire tristement banale, la peur et le recours à la technologie comme solutions s’auto-alimentant sans fin. Je ne vous apprends rien, surtout en ces temps de Covid, où chacun est vu comme un potentiel « irresponsable » vecteur de menace et où chaque jour, de nouvelles grilles sont érigées entre des catégories de populations. À Pont-de-Claix comme ailleurs, comment les faire tomber et voir émerger les terrains vagues d’un futur désirable ?