Accueil > Décembre 2016 / N°38
« Quand on vient bosser, on a mal au bide »
« Finalement à quoi a servi cette grève ? On a eu quelques reportages sur France 3, Place Gre’net ou Le Dauphiné Libéré, mais aujourd’hui, on reprend le travail et rien n’a changé. Et rien ne risque de changer dans le futur ». Elle est un peu dépitée, Maryline, mais toujours combative. Salariée du SIAO 38 (service intégré d’accueil et d’orientation du département de l’Isère), elle est une des voix qui répond au 115, le numéro d’urgence pour les personnes sans-abri ou en grande difficulté. Ce service est censé leur permettre de trouver une place dans un centre d’hébergement pour au moins une nuit. Sauf que – faute de places disponibles – ces demandes n’aboutissent quasiment jamais, et la situation empire de mois en mois.
Alors ce 8 novembre, les salariées du 115 - huit femmes et un homme - ont fait grève. Dans leur petit local bien caché dans une zone industrielle d’Eybens, elles ont débranché le téléphone : « Depuis ce matin on voit que le téléphone n’arrête pas de sonner, personne ne répond et on n’a pas réussi à mettre de message pour dire qu’on est en grève. » Maryline, Sarah, Laura, Noura, Julie et les autres sont toutes bien remontées : « Le conseil départemental et la DDCS [NDR : direction départementale de la cohésion sociale] n’assument pas leur mission, et il manque énormément de places d’hébergement. Depuis 2009 ça empire, et aujourd’hui on est dans une situation où il y a des bébés qui dorment dans la rue, et on ne peut rien faire ».
Leur boulot est donc source d’énormes frustrations et colères. Tous les jours elles reçoivent des dizaines de coups de fil de personnes désespérées, et la plupart du temps elles peuvent juste leur répondre qu’elles sont dans l’incapacité de les aider. « On vient bosser, on a mal au bide. Comme il n’y a pas de place, on devient juste un observatoire de la misère, pour faire des statistiques qui ne vont pas servir à améliorer la vie de ces gens ». Ces trente derniers jours, 1 317 personnes différentes les ont appelés pour demander un hébergement d’urgence. Seulement 151 d’entre elles ont pu être hébergées pour au moins une nuit. Elles ont l’impression désagréable de « devenir des RG. (…) La situation nous oblige à être intrusives dans l’intimité des gens ou à sélectionner les personnes qui vont mieux se vendre. On fait du tri, même si la situation administrative de la personne peut être discriminante. »
Tous les jours, elles doivent assumer l’absurdité de « critères de plus en plus restrictifs. Avant on était obligées d’offrir une solution d’hébergement pour des personnes à la rue ayant des enfants de moins de trois ans. Maintenant c’est moins d’un an. Mais hier on avait une situation d’un enfant de 14 mois, dont les parents appellent depuis six mois. On fait quoi dans cette situation ? Avec ces critères, on marche sur la tête ! »
Sur un des grands tableaux de leur local, il y a une trentaine de noms de femmes. Ces femmes ont appelé le 115 parce qu’elles subissent des violences conjugales, et qu’elles n’ont pas de solutions pour fuir leur mari violent. Et souvent elles n’ont rien à leur proposer. « Des fois dans des centres d’hébergement, il y a des places vacantes, mais il n’y a pas la ‘‘bonne’’ personne en face, avec les ‘‘bons’’ critères, donc cette place peut rester vacante pendant plusieurs semaines. »
Face à cette grève, leur employeur, le conseil d’administration du SIAO 38 botte en touche et continue à demander naïvement aux pouvoirs publics des « réponses appropriées » qui n’arrivent jamais. Pour les grévistes « ils ne prennent pas position. Personne ne porte le 115 sur des questions éthiques. On n’est pas dans le monde des bisounours : on sait que c’est compliqué d’héberger tout le monde. Ce qui nous heurte, c’est le manque total d’humanité dans le traitement de situations dramatiques. » Confrontées à cette impuissance, elles en sont réduites à se demander si leur service ne devrait pas disparaître. « On reçoit 470 000 euros d’argent public. Nous c’est sûr, on préfère avoir un salaire : en soi on aime notre métier. Sauf qu’aujourd’hui les conditions ne nous permettent pas de le faire de manière un minimum convenable. On serait plus utile à faire de l’accompagnement ou des maraudes plutôt qu’à répondre au téléphone qu’on ne peut rien faire. »
Selon elles, les autorités financent le 115 pour se donner bonne conscience mais « c’est vachement hypocrite. On sert juste de tampon. Les travailleurs sociaux continuent à dire aux gens dans la rue qu’ils peuvent nous appeler. Ces personnes nous appellent avec beaucoup d’espoir et on ne peut que les décevoir. »
Aucun moyen n’est débloqué pour soulager les tas d’urgences que subissent les gens à la rue. Alors que pour donner corps à l’état d’urgence, des milliers de militaires sont payés pour arpenter les rues sans servir à rien. Pendant ce temps les casernes sont vides : pour loger les sans-abris, Le Postillon exige leur réquisition !