Accueil > Décembre 2016 / N°38
Quand je dis « start-up », vous dites « week-end » !
À Grenoble les événements conviviaux autour des nouvelles technologies pullulent presque autant que la pyrale du buis. Pas une semaine ne se passe sans un « apéro pitch » (voir Le Postillon n°30), un « apéro entrepreneur », un « business club café », une soirée « beer & biz », ou autre moment liant alcool, high-tech et vénalité. Tenez par exemple, mi-octobre il y avait le « Start-Up Week-end », qui a réuni une centaine de personnes pendant 48 heures. Nos deux reporters, Bouquetin-Transpirant et Renard-Reniflant, se sont incrustés à la soirée d’ouverture et y ont même apporté leur touche espiègle. Où l’on voit que dans ce genre de moment, on peut proposer n’importe quelle idée de business, même les plus scandaleuses.
Renard-Reniflant : Vous vous demandez à quoi sert l’argent de l’augmentation du prix du journal ? À nous payer des supers soirées, pardi ! Je voulais à tout prix aller au Start-Up Week-end, mais ça coûte une blinde : 60 euros ! Tant pis, j’ai réussi à convaincre le comptable du journal. Faut dire aussi que le concept est so smart : en un week-end, des gens qui ne se connaissent pas se regroupent, élaborent un projet de start-up, et à la fin un jury décide desquels sont les plus mieux. Mais avant de travailler samedi et dimanche, la soirée du vendredi soir sert à sélectionner les projets de start-up et à former les groupes. Concrètement, chaque participant peut proposer une idée, et doit la pitcher en soixante secondes. Pour les ignares bloqués au XXème siècle, le pitch est un « argumentaire de vente issu de la culture start-up, qui doit être court et émouvant. Ou comment promettre une révolution et l’avènement d’un monde meilleur pour promouvoir un sex-toy ou une pompe à bière » (Le Monde, 6/11/2016). Ensuite lors d’un buffet d’une demi-heure, le pitcheur doit convaincre la centaine de participants de lui donner de l’argent virtuel. Les quinze projets ayant récolté le plus de billets de Monopoly© gagnent le droit de rester. À l’issue du week-end il n’y en aura plus qu’un, comme dans Highlander. Je vais bien m’amuser.
Bouquetin-Transpirant : Pour que le journal ne passe pas à quatre euros, je suis parvenu quant à moi à feinter l’entrée. C’est le sixième start-up week-end à Grenoble. Cette année, ça se passe dans un amphi de la Chambre de commerce et d’industrie. Enfermer une centaine de personnes pendant un week-end. Épurer tout au long des deux jours. Saupoudrer de jeux infantilisants, et voilà : ça rassemble à de la télé réalité. D’ailleurs, ces dernières années le nombre d’émissions ayant pour thème l’entreprise s’est multiplié (The Apprentice aux USA a par exemple fait connaître Donald Trump). « Étant chaque jour au contact de dizaines d’entreprises, nous sommes de plus en plus imbibés par leur logique (...) et ce jusque dans nos propres vies » écrit Thibault le Texier dans le livre Le maniement des hommes. Pas étonnant que le week-end qui s’annonce ait des accents de jeu télévisé.
Renard-Reniflant : Début de soirée sur les chapeaux de roue : distribution de Red Bull, non-port de la cravate conseillé et play-list de discothèque (Shakira, Pitt Bull, BB brunes et compagnie). L’amphi bondé d’une centaine de digital natives attend bruyamment le début du week-end. Ça discute algorithme. Drone. Programmation. Business plan. B to B. « Ça va envoyer du code ». Lol. « Waka waka eh eh Tsamina mina zangalewa This time for Africa ». Arturo le manager bedonnant essaie péniblement de mettre l’ambiance, en alternant explications laborieuses sur le déroulement du week-end et techniques d’ambiançage de GO de Club Med. « Quand je dis ‘‘start-up’’, vous dites ‘‘week-end’’ ». Musique techno, prix à gagner, jeux débiles : la personne qui fera le plus de tweets pendant le week-end gagnera une GoPro, un des nombreux partenaires de l’événement – avec le Crédit agricole, l’Inria, Hardis group (dont le but est « d’accélérer la transformation digitale »), etc. Une certaine Nada est donc repartie avec une caméra GoPro après avoir fait 168 tweets en moins de deux jours – bravo Nada. On est à la chambre de commerce pour monter une start-up et faire du biffe mais on peut quand même s’amuser, non ? Avant de commencer les choses sérieuses, il y aura même une petite séance de massage : « Et on chatouille le dos de son collègue et on fait Waouuuuh ».
Bouquetin-Transpirant : Renard-Reniflant s’est déguisé en homme d’affaires costard/cravate. Une tenue un peu trop XXème siècle qui fait tache au milieu de ces e-entrepreneurs cools et détendus. Ce soir, c’est plutôt ambiance tee-shirt et sweat à capuche. Notre époque a les aventures qu’elle mérite. Avant les jeunes idéalistes voulaient faire la révolution, et les vieux résignés balançaient des formules du genre : « Ceux qui ne sont pas révoltés à vingt ans n’ont pas de cœur, ceux qui le sont encore à quarante n’ont pas de tête ». Aujourd’hui, les jeunes du start-up week-end ont déjà toute leur tête, et veulent seulement révolutionner le business.
80 % d’hommes dans cette soirée, un pourcentage plutôt faible pour ce genre de réjouissances. Certains semblent ravis à l’idée d’exercer pendant deux jours leur passion (faire du code et rester toute la journée derrière un écran) dans un cadre socialement valorisé. Les quelques femmes présentes sont venues profiter de la volonté poussive, quoique partout proclamée, de féminiser le monde des requins-entrepreneurs. Car voyez-vous, la mixité préoccupe beaucoup les organisateurs. Le jury est d’ailleurs présidé par une femme, Audrey Ghozael, ayant créé « le premier réseau professionnel pour les femmes de la génération Y » baptisé Women Tomorrow. Elle aussi essaye d’ambiancer la soirée « Laissez la créativité se révéler. Profitez du super écosystème de Grenoble pour pousser vos idées ! (…) Je vois quelques filles aujourd’hui dans la salle. C’est super : si vous n’avez pas de filles dans votre projet de start-up, vous vous privez de la clientèle féminine ». Drôle de façon d’envisager le féminisme.
Renard-Reniflant : Au bout d’une heure de blabla, on croit que le moment des pitchs est enfin venu. Mais non : Arturo impose encore un jeu débile. On doit se regrouper par dix et inventer une start-up en cinq minutes à partir d’un mot stupide (comme « tartiflette » ou « chasseurs »). C’est pour nous montrer à quel point on peut être « créatifs » à plusieurs : tous ensemble, tous ensemble ouais ouais on peut se faire plein de caillasses.
Les pitchs commencent. Soixante secondes pour expliquer quel problème le pitcheur a voulu résoudre et comment il compte s’y prendre. Trente-quatre personnes défilent, dont trois filles. Il y a des projets délirants, comme celui de construire une vague artificielle géante pour les surfeurs à Grenoble. Les saoudiens font du ski en plein désert, pourquoi les montagnards n’auraient pas le droit de faire du surf à huit cent kilomètres de l’océan ? D’autres projets sont très « silicon valley », et visent à sauver le monde grâce aux applications iphone. Un problème, une application – ou plutôt « appli », comme on dit ici. Certains veulent monnayer des activités solidaires, c’est-à-dire « ubériser » la société, en l’occurrence « le secteur de l’aide à domicile ». D’autres veulent créer une « plateforme de mise en relation entre patrons et autoentrepreneurs », ce qui permettra aux « employeurs de recruter quelqu’un de sérieux en quelques secondes ». Comme ce courageux jeune homme, la plupart ont de hautes ambitions sociales et solidaires : un autre trouve par exemple qu’il est « galère de créer un nouveau contact dans notre téléphone quand on a déjà trois Kévin et qu’il faut donc une appli pour créer plus facilement des contacts ». Encore plus important : un participant veut développer un « plugin destiné à s’intégrer aux plateformes d’e-commerce et permettant aux clients de survoler les produits ». Toujours plus grave : un autre veut, grâce à une appli de réalité augmentée, permettre aux passagers d’avion qui ne sont pas à côté du hublot de quand même voir la vue. Et l’amour dans tout ça ? Une jeune femme entend résoudre les problèmes de communication dans les couples, avec une appli nommée « cartes sur table » : « l’autre jour j’ai fait plus de deux heures de voiture avec mon copain sans se parler parce qu’on s’était embrouillés. Cette appli permet de tirer les cartes pour briser la glace dans les couples quand il y a tension ».
Bouquetin-Transpirant : On était un peu préparés à cette e-vacuité, mais on ne peut pas s’empêcher de souffler de consternation. Et puis tout d’un coup je me fais réveiller. Un des derniers pitcheurs tranche avec le ton généralement mièvre : lui a l’air vraiment méchant. Il évoque le récent développement de systèmes d’assurance en fonction du mode de vie (voir encart). En clair, les personnes qui ne fument pas, font du sport régulièrement et mangent cinq fruits et légumes par jour, payent moins que celles qui multiplient les conduites à risques. Une mutuelle santé sur mesure. Le pitcheur trouve cette innovation très intéressante, mais regrette son mode de contrôle. « Aujourd’hui, n’importe quel pilier de comptoir peut prétendre sur le papier qu’il fait un ultra-trail par week-end. Je propose de développer une puce sous-cutanée calculant par exemple les taux de nicotine, d’alcoolémie et de glycémie accumulés par jour. Les données pourraient ensuite être transmises via votre smartphone à votre compagnie d’assurance qui pourrait calculer ainsi le prix de votre mutuelle santé. Ainsi la fraude possible par papier aura disparu grâce à cette puce sous-cutanée intelligente » Quelques-uns de mes voisins s’émeuvent : « ah non ça c’est pas possible » « mais c’est dégueulasse ». Mais une fois la minute écoulée, une bonne moitié de la salle applaudit quand même : l’enthousiasme général est requis et l’esprit critique n’est pas au programme. On ne juge pas le sens des projets pitchés : l’important c’est de participer.
Renard-Reniflant : Ce pitch était une blague : en fait c’est moi qui l’ai fait. Mais cette provocation n’a pas été comprise comme telle : aucun start-uper n’a saisi que j’étais en train de me foutre de leur gueule. Pire : pendant le buffet qui suivit, où les pitcheurs avaient une demi-heure pour soutirer le plus d’argent aux autres participants, aucune personne ne vient me signifier un quelconque désaccord. C’est étonnant, parce que j’ai proposé un projet qui s’apparenterait pour moi à une sorte de fascisme. Pucer les humains, et voir ses moindres faits et gestes surveillés par son assureur, ne semble donc pas scandaliser les participants plus que ça. Les seules personnes avec qui je discute me parlent de considérations techniques : « Une puce Rfid sous-cutanée capable de mesurer le taux d’alcoolémie, de nicotine ou de glycémie existe-t-elle ? », « Comment transmettre les données à l’assureur ? ».
Pour les participants au start-up week-end, ce projet est trop avant-gardiste, la seule barrière restant celle d’une acceptation par la société. « Je trouve ton projet génial. Je ne vois pas pourquoi je devrais payer plus cher ma mutuelle santé qu’une personne qui ne prend pas soin d’elle » me balance un gars. « Tu l’as dis bouffi, lui réponds-je. La solidarité est un concept caduc de l’état providence ». Comme le dit Denis Kessler (ancien maoïste et ancien vice-président du Medef) il s’agit de « défaire méthodiquement le programme du CNR [NDR : Conseil national de la résistance] ». J’enchaîne : « On voit bien avec les attentats, que les gens sont prêts à renoncer à leur liberté pour plus de sécurité. Eh bien dans quelques années, cela sera pareil avec les assurances : les gens seront prêts à faire des concessions sur leur vie privée au profit de leur portefeuille ». Juste avant la fin du buffet, un autre jeune cool m’assure : « idéologiquement je suis d’accord avec toi, mais le problème c’est que les gens n’accepteront pas. D’ici vingt ans, tout le monde aura ça, mais aujourd’hui c’est trop tôt. »
Bouquetin-Transpirant : Je me suis fait chier pendant le buffet. C’est fatigant tout cet enthousiasme pour des idées ineptes. Je n’arrive pas à jouer la comédie et aller voir par exemple celui qui a lancé Peper night pour lui dire « ah ouais génial, j’ai adoré ton idée de lancer une appli pour partager en direct les réactions des passionnés de matchs sportifs ». Après m’être goinfré, je retourne dans l’amphi regarder les tweets sur l’évènement vidéoprojetés sur grand écran. Les gens reviennent peu à peu. Après d’interminables digressions d’Arturo, encore plus laborieux qu’avant les pitchs, arrivent enfin les résultats. Quinze projets sont sélectionnés. On apprend notamment que le projet délirant de vague artificielle est le second à avoir récolté le plus d’argent. Un de ceux qui a séduit les participants veut « aider les chercheurs en nanosciences à développer les médicaments de demain ». Parviendront-ils à réparer les dégâts sanitaires causés par ces mêmes nanosciences ?
Renard-Reniflant : Il n’y a pas que des jeunes dans ce week-end. Il y a aussi toute une batterie de coachs, disponibles pour aider les équipes d’un point de vue technique, économique, financier ou communicationnel. Parmi eux, un certain Stéphane Hubac, qui est présenté comme « consultant chez STMicroélectronics ». À la fin, je vais le voir pour lui demander ce qu’il pense de mon projet. Et là, surprise : c’est la seule personne avec qui je discute qui semble indignée par la puce sous-cutanée. Il m’assure : « je trouve votre projet limite ». Je lui fais remarquer que l’entreprise pour laquelle il travaille fait proliférer les puces dans tous les objets nous entourant et que la suite logique est donc l’implant sous-cutané. Il me rétorque : « STMicro facilite la vie des gens. Jamais les gens n’accepteront de passer cette barrière corporelle ». Je lui dis qu’en Argentine des supporters de foot se sont déjà fait pucer leur abonnement au stade, et que de toute façon les gens n’auront plus leur mot à dire quand ça deviendra indispensable. Comme le téléphone portable, rien ne l’impose mais c’est de plus en plus compliqué de vivre sans.
Bouquetin-Transpirant : En se barrant, on se promet d’essayer de revenir pendant le week-end. Mais il fait trop beau dehors, et cette soirée nous a déjà assez apporté. On apprendra donc par la presse que le grand gagnant a été Loha, une « plateforme de mise en relation entre artistes amateurs et organisateurs d’événements ». L’année dernière, le lauréat était le projet Catch-Ads « une place de marché programmatique qui permet la vente aux enchères en temps réel des inventaires d’affichages numériques extérieurs », en gros un moyen de vendre plus de publicité. Pour l’instant le projet est encore en cours de développement, même s’il est de notoriété publique que beaucoup de ces idées foireuses et innovantes finissent par se casser la gueule. Eric Sadin, philosophe de plateaux télé, et auteur du livre La siliconisation du monde explique : « La start-up, c’est la nouvelle utopie économique et sociale de notre temps. N’importe qui, à partir d’une ‘‘idée’’, en s’entourant de codeurs et en levant des fonds, peut désormais se croire maître de sa vie, ‘‘œuvrer au bien de l’humanité’’, tout en rêvant de ‘‘devenir milliardaire’’. Or, à y regarder de près, le mythe s’effondre aussitôt. La plupart des start-up échouent rapidement. Et pour les employés, le régime de la précarité prévaut. Une pression terrible est exercée par le fait de l’obligation rapide de résultat. (...) Le technolibéralisme a institué des méthodes managériales laissant croire que chacun peut librement s’y épanouir. En réalité, tout est aménagé afin de profiter au maximum de la force de travail de chacun. En outre, les conditions de fabrication du hardware [NDR : matériel informatique] dans les usines asiatiques sont déplorables. Quant aux travailleurs dits ‘‘indépendants’’ qui se lient aux plateformes, ils se trouvent soumis à leurs exigences et ne sont protégés par aucune convention collective. Enfin, les grands groupes savent opérer des montages complexes afin de se soustraire à l’impôt. Le technolibéralisme relève de la criminalité, non pas en col blanc, mais en hoodie [NDR : sweat-shirt à capuche]. »
Mais allez, foin de réflexions négatives : un peu d’enthousiasme que diable ! « Quand je dis ‘‘start-up’’, vous dites ‘’week-end’’ » ! J’entends rien !
Encadré :
L’assurance en fonction
du mode de vie, ce n’est pas
une blague
« Santé : faut-il faire payer les assurés en fonction de leur mode de vie ? ». Le Monde (06/09/2016) nous raconte que l’assureur Generali lance pour la première fois en France une « assurance comportementale ». Celle-ci consiste pour l’assuré à justifier d’un certain mode de vie (consommation d’alcool, de tabac, rapport au stress et à l’alimentation) afin de voir le prix de son assurance calculé en fonction du respect de ces critères. Une sorte de bonus/malus adapté à l’humain. Dans une tribune parue quelques jours après (Le Monde, 23/09/2016) le président de la Mutualité Française s’oppose à cette nouvelle forme d’assurance en rappelant quelques évidences. D’abord la mutuelle santé repose sur la solidarité : les bien-portants payent pour les malades. Ensuite, l’assurance comportementale témoigne d’une formidable ingérence dans la vie privée. Puisque pour faire baisser le prix de sa mutuelle et justifier d’un mode de vie « sain », il va falloir le prouver auprès d’un assureur et détailler chaque détail de la vie intime (une personne ayant des rapports sexuels quotidiens payera-t-elle moins cher ?). Il ne s’agit pas ici de l’œil du médecin et de ses conseils. Mais de celui d’un assureur orwellien.