Accueil > Décembre 2009 / N°03

GRAND FEUILLETON - EPISODE 4

Pourquoi le Daubé est-il daubé ?

C’est une affaire entendue depuis des dizaines d’années : dans les bistrots, les ateliers, les salles d’attente ou les chaumières ; à Grenoble ou ailleurs, on appelle le Dauphiné Libéré le « Daubé ». Ce surnom lui va si bien, résonne tellement comme une évidence que personne ne se donne la peine de l’expliquer. D’où vient-il ? Un hasard, un mauvais jeu de mots ? On ne sait pas. Le Dauphiné Libéré est daubé, voilà tout. Pourquoi perdre son temps à le démontrer ?
Mais à trop se reposer sur cet acquis, on en ignore les enseignements. Car chercher à comprendre pourquoi le Dauphiné Libéré est daubé permet bien plus que de s’interroger sur le bien-fondé d’un surnom. Cela permet de faire un voyage au coeur de l’histoire de la Presse Quotidienne Régionale, de la presse en générale et de la vie politique grenobloise et d’en ramener des éléments de compréhension et de critique du monde dans lequel on vit. Tel est le but de ce feuilleton qui tâche d’étudier l’histoire, le développement et le fonctionnement actuel du Daubé.

Hurlant, comme beaucoup d’autres journaux, à «  la crise de la presse  », Le Dauphiné Libéré annonce au début des années 2000 qu’il va «  changer  ». Découvrons comment ce prétendu  changement  ne fut que communication et détails techniques, n’entraînant aucune amélioration de la qualité de l’information proposée.

**Les années 2000 : Le changement dans la continuité de la médiocrité

Début des années 2000 : sous le soleil du Dauphiné Libéré , rien de nouveau. Les mises en cause dues à l’affaire Carignon ne sont plus qu’un mauvais souvenir (voir l’épisode 3, dans Le Postillon n°2). Le ciel du monopole est toujours autant dégagé et le quotidien demeure la référence de l’information locale dans plus de 7 départements (Isère, Savoie et Haute-Savoie, Ardèche, Drôme, Hautes-Alpes, Vaucluse et des bouts des Alpes de Haute Provence et de l’Ain).

Le Dauphiné Libéré n’a plus de concurrents directs à l’horizon mais il doit depuis quelques années affronter un adversaire bien plus redoutable : la fameuse «  crise de la presse  ». Phénomène commenté à longueur d’articles par ses «  victimes  », à savoir les journalistes, qui l’expliquent généralement par le développement de la télévision d’abord et d’Internet ensuite. Une explication facile, qui permet d’occulter leurs faiblesses et dérives, comme le commente Serge Halimi : «  Tout le mal actuel, entend-on souvent, viendrait de ce pelé, de ce galeux d’Internet. Mais la Toile n’a pas décimé le journalisme ; il chancelait depuis longtemps sous le poids des restructurations, du marketing rédactionnel, du mépris des catégories populaires, de l’emprise des milliardaires et des publicitaires  » (Le Monde Diplomatique, 10/2009).

Toujours est-il que Le Dauphiné Libéré souffre, en ce début de millénaire, de cette «  crise de la presse  » et, malgré son monopole, voit sa diffusion et ses recettes publicitaires baisser d’année en année. Les chiffres de diffusion sont à la fois trompeurs, car ils prennent en compte les multiples abonnements gratuits, et difficiles à vérifier, car potentiellement manipulés par la direction qui a intérêt - pour les annonceurs et sa renommée - à annoncer des chiffres élevés. N’empêche que le journal ne cache ni «  l’érosion des ventes, qui sont passées de 270 000 en 2001 à 253 000 en 2005, soit une baisse de 7% » (Lyon Mag, 04/2006), ni la baisse des «  recettes publicitaires qui ont encore baissé de 2,5 % en 2002  » (Objectif Rhône-Alpes, 02/2003).

La recette est bien connue : quand une entreprise obtient de mauvais résultats, elle tente de les enrayer en annonçant des changements. Un «  plan de modernisation  » du journal est donc lancé en 2003 pour un investissement de 52 millions d’euros (Objectif Rhône-Alpes, 02/2003).

Le plan annonce des améliorations techniques : changements de maquette, de format et renforcement de la couleur grâce à l’achat de coûteuses nouvelles machines (voir l’épisode 2, dans Le Postillon n°1). A cause de leur importance, ces investissements prendront un peu de retard, mais seront finalement assumés grâce à l’argent frais de nouveaux propriétaires. Le groupe Hersant cède en effet le titre en 2004 à Serge Dassault, bien connu pour son amour de l’indépendance de la presse et du travail d’investigation : «  Une certitude, Dassault n’a aucun complexe. Pour lui, les journalistes sont des «  emmerdeurs  », le pluralisme «  une illusion  » (Nouvel Objectif Rhône-Alpes, 04/2004). Mais le journal n’est pas assez rentable pour le marchand d’armes qui le revend, début 2006, au groupe  Est Républicain, allié au Crédit Mutuel (voir encart).

Le «  plan de modernisation  » annonce également un réel travail sur le fond. Jean-Marc Willate, directeur de développement éditorial au sein du groupe qui regroupe alors Le Dauphiné Libéré et Le Progrès, assure : «  Nous ne nous contenterons pas d’un lifting. Notre projet est de changer en profondeur Le Progrès et Le Dauphiné Libéré  ». En prenant tout de même garde de ne pas effrayer les annonceurs : «  Nous n’avons pas l’intention de transformer Le Progrès et Le Dauphiné Libéré pour qu’ils deviennent des Canards Enchaînés  » (Nouvel Objectif Rhône-Alpes, 07/2003).

S’il y a une volonté de «  changements en profondeur  », c’est qu’il devrait y avoir la reconnaissance de dysfonctionnement. Or ceux-ci ne sont ni nommés, ni analysés. Les responsables du Dauphiné Libéré se contentent de communiquer à tout va sur une prétendue remise en question et un avenir prétendument différent.

Comme en témoigne un article de La Croix (08/2004) : «  Quand son président lui a dit qu’il fallait se pencher sur la qualité rédactionnelle du journal, Jean-Pierre Souchon [NDR : rédacteur en chef du journal] a bien compris qu’il faudrait aller jusqu’à «  parler du fond des papiers  ». Un exercice délicat, qui a répondu à l’attente des journalistes, qui ne demandaient pas mieux que de réfléchir à la qualité de leur travail. «  Nous avons organisé plus d’une centaine de réunions, les journalistes se sont montrés très réalistes et inventifs. Cela a produit des approches formidables » estime le chef de chantier enthousiaste. «  Notre pire concurrence ce ne sont pas les journaux qui nous côtoient, mais c’est l’indifférence. Alors soyons différents. » Un programme qui devrait, à terme, décoiffer Le Dauphiné Libéré. »

On ne saura donc pas ni ce qui n’allait pas dans le «  vieux  » Dauphiné Libéré ni comment ses responsables comptent le «  décoiffer  ». Rester imprécis, cela n’engage à rien et permet de ne pas être pris en défaut par la suite. Ainsi la supercherie du changement est bien plus difficile à révéler.

Les «  changements en profondeur  » vont en fait se limiter à d’infimes modifications, dont on peut déjà constater l’importance quelques mois avant le lancement de la nouvelle formule : « Afin de préparer nos lecteurs à cette évolution, nous allons modifier, dès lundi 11 juillet, le déroulé de votre édition afin de nous rapprocher du contenu du nouveau journal. Ainsi les avis de décès, jusqu’à présent insérés en page 4, seront désormais publiés dans une page spéciale entre vos pages locales et les petites annonces  » (Le Dauphiné Libéré, 9/07/2005).

Le 3 mai 2006, la nouvelle formule est lancée. «  Plus de 17 groupes de travail avec des journalistes et 70 réunions ont été organisées pour décliner le projet  » (Présences, 06/2006). C’est le «  fruit de trois ans de réflexion des salariés   » (Dauphiné Libéré, 26/01/2006). L’occasion rêvée pour Henri-Pierre Guilbert, PDG du groupe Dauphiné Libéré depuis 2001, de prendre la plume et de signer un édito creux et populiste. Morceaux choisis : «  Le nouveau Dauphiné Libéré est enfin arrivé. (…) Ce nouveau journal, nous l’avons conçu, construit, fabriqué, pour vous, pour vous seul. A chaque instant de l’élaboration de cette nouvelle formule, nous avons pensé à vous. Votre nouveau journal, fidèle à ses valeurs et à son histoire, nous l’avons voulu plus présent, plus proche de vous. (…) Il est le fruit d’un long travail d’écoute, auprès de vous. (…) Nous vous proposons un journal mieux construit, plus pratique, plus tonique, avec un contenu dense, rythmé et une information plus exhaustive et plus fraîche. Deux axes forts ont guidé notre démarche : - centrer le projet autour de vous, nos lecteurs. - renforcer ce qui est le coeur de notre métier : l’information de proximité. (…) Dans un monde où la culture de l’individualisme domine, nous voulons créer ou recréer la relation avec vous. Notre journal accompagne la vie. Il est le lien entre tous. Nous souhaitons renforcer ce lien et développer avec vous l’intelligence, la confiance, l’amitié  ».

Passons rapidement sur la pitoyable prétention de vouloir «  accompagner la vie  ». Guilbert n’a tellement rien à dire sur ces «  changements en profondeur  » annoncés, qu’il use et abuse du «  vous  » pour appeler ses lecteurs à la rescousse. «  Trois ans de réflexion des salariés  », «  70 réunions  » pour finalement dire qu’on veut juste que «  vous  » achetiez le journal, c’est cher payé.

Comme prévu, hormis la maquette et le format, «  non, non, rien n’a changé, tout, tout, va continuer ». Bien sûr, telle nouvelle rubrique est née, quelques pages ont été interverties, et le courrier des lecteurs a gagné de la place. Mais le fond n’a pas changé. Les articles, vite écrits par des journalistes ou correspondants locaux payés à coups de lance-pierre, sont toujours aussi rarement intéressants. Les enquêtes sont toujours aussi absentes. Le journal se contente toujours essentiellement de relayer les communiqués de la Mairie, de l’Hôtel de Police, de la Chambre de Commerce et d’Industrie ou des clubs de boules. Le journal brosse toujours dans le sens du poil ses annonceurs actuels et potentiels. Et on ne peut que sourire en relisant les déclarations d’intentions : «  Rester un journal jeune... même soixante ans après son lancement » (Dauphiné Libéré, 01/12/2005).

Les changements de fond ont été opérés sur d’autres supports investis par le groupe Dauphiné Libéré, notamment avec le lancement d’un hebdo gratuit et d’un site web, Grenews.com, sujet d’un prochain épisode. Mais Le Dauphiné Libéré version papier est resté égal à lui-même : daubé.

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**Le Crédit Mutuel, nouveau propriétaire du D.L.

Le Crédit Mutuel était déjà actionnaire à 49% de la société Ebra, qui contrôle Le Courrier de Saône et Loire, Le Bien Public, Le Progrès, Le Dauphiné Libéré. Elle a racheté le 24 Juillet dernier les 51% restant à Gérard Lignac, actionnaire majoritaire de L’Est Républicain. «  Déjà propriétaire du Républicain Lorrain et de l’Alsace, le Crédit Mutuel de l’Est devient donc l’actionnaire unique d’un ensemble de journaux qui font de lui le premier éditeur de presse régionale, devant le groupe Ouest-France  ». Le Crédit Mutuel est donc le nouveau propriétaire du Dauphiné Libéré, sans que cela n’ait été annoncé – sauf erreur de notre part – dans le journal. La banque achète-t-elle des journaux par amour du journalisme ? Sûrement pas. «  Selon des sources internes, il s’agirait, pour le très secret Michel Lucas [NDR : le patron], d’asseoir son influence, et pour Le Crédit Mutuel, qui dispose d’une importante filiale informatique, de contrôler des vecteurs essentiels à ses activités bancaires et industrielles  » (Nouvelobs.com, 07/09/2009).)]

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