Accueil > Juin 2010 / N°06

Pour réenchanter Grenoble : si on rasait le stade des alpes ?

Rappelez-vous, c’était en 2003/2004 : la construction du grand stade avait suscité une vive opposition. Une manifestation de 4000 personnes. Trois mois de camping dans les arbres du Parc Paul Mistral pour quelques dizaines «  d’écocitoyens  ». Une expulsion musclée. Des dizaines de recours devant les tribunaux. Des milliers de tracts, d’affiches, d’autocollants, de pétitions. Le stade a été – malgré la volonté de ses promoteurs – un des grands sujets de controverse locale du début des années 2000.
Mais depuis sa mise en service en février 2008, plus rien ne se dit contre «  le stade le plus moderne d’Europe  ». Est-ce parce que, comme l’aimerait Michel Destot, «  la plupart des gens le trouvent merveilleux. On a gagné » ? Ou bien parce que les opposants d’hier ont changé d’avis et que, comme l’assurait Didier Migaud «  beaucoup nous disent que ce stade est une réussite. Certains, qui avaient d’importantes responsabilités dans les manifs, sont aujourd’hui dans les tribunes  » ? Ou alors parce que, comme l’aimerait Le Daubé, «  la GF38-mania envoûte progressivement les Grenoblois. Toute la ville est fière de ses couleurs et de son club  » ?
La seule ombre récente au tableau d’affichage provient de polémiques lancées par les écologistes (Verts et Ades) à propos du montant de l’ouvrage. L’Ofipupi (l’observatoire grenoblois de la finance publique, dirigé par Vincent Comparat, membre de l’Ades) a dernièrement avancé des coûts de construction et de fonctionnement que la Métro conteste. Une bataille entre experts et contre-experts dans laquelle le simple habitant ne peut pas vraiment se positionner mais qui laisse cependant une certitude : le Stade des Alpes a pompé beaucoup d’argent aux contribuables et n’est certainement pas étranger à la dette de la Métro (communauté d’agglomération) qui s’élève à 327 millions d’euros selon la Cour des Comptes.

Pour justifier le coût du stade, Jérôme Safar, adjoint municipal, évoque notamment les «  mesures de renforcement de la sécurité.  » C’est que le «  renforcement de la sécurité  » semble intimement lié avec l’histoire du Stade des Alpes. Tout comme sa construction, qui a pu débuter grâce à l’action de centaines de CRS, de gendarmes mobiles et du GIPN, son fonctionnement est dépendant des forces de l’ordre. (suite en page 4)
«  Depuis le début de la saison, près de 3000 policiers ont été mobilisés pour sécuriser les matchs du GF 38 », nous apprend Le Monde (30/04/2010). « Pour le GF 38, le coût lié à la sécurité représente près de 1 million d’euros sur un budget de 27 millions  ». [1]
Tout ça pour quoi ? Pour gérer les supporters comme du bétail, de manière totalement déshumanisée, comme lors de ce match Grenoble/Lyon de janvier 2009, représentatif de la «  beauté du sport  ». Le Daubé (17 /01/2009) raconte : «  «  La phase clé du dispositif va consister à conduire les Lyonnais de l’avenue Jeanne d’Arc – où les autocars seront stationnés – jusqu’au stade  » explique le commissaire Jean-Paul Villard. Pour canaliser les supporters rhôdaniens, un barriérage doit être mis en place sous la surveillance des gendarmes mobiles et des CRS. Objectif prioritaire : éviter tout contact entre tifosi grenoblois et ultras lyonnais. «  Pour nous le principal est assuré lorsque les supporters visiteurs arrivent sans encombre dans leur zone d’affectation, la tribune I  », note Jean Moulin, directeur de l’organisation de la sécurité du stade et président de l’association des responsables de la sécurité en Ligue 1. (...) L’arme absolue c’est le système de vidéosurveillance : 100 caméras dotées d’un système d’enregistrement et commandées depuis la salle PC. Un dispositif vivement contesté par les défenseurs des libertés individuelles, mais qui, selon les organisateurs, est avant tout un excellent outil de dissuasion.  »

Pour «  l’excellent outil de persuasion  », on repassera : «  Si on en croit l’observatoire de sécurité, le stade du club isérois a été, à la mi-saison, le théâtre du plus grand nombre d’incidents recensés en Ligue 1 : vingt ». Mais pour le développement de cette «  arme absolue  » qu’est la vidéosurveillance, le stade a effectivement fait ses preuves. Non seulement les caméras se multiplient à l’intérieur et autour du stade - 82 pour son inauguration en 2008, 100 en 2009 et 120 en 2010, soit une pour 100 spectateurs -, mais le stade est également le prétexte au développement de la vidéosurveillance dans le reste de la ville. En juin 2008, Grenews annonce ainsi que «  pour sécuriser le flux de certains supporters  », des caméras vont être installées en ville, notamment entre la gare et le stade, c’est-à-dire sur le trajet des manifestations. Même si depuis, les élus ont changé de prétexte (voir Le Postillon n°4 et 5), l’arrivée du stade et de la Ligue 1 aura été l’argument premier pour l’installation de nouvelles caméras. Avis aux Grenoblois non footeux : en plus de plomber vos impôts, le stade vous impose d’être filmés à votre insu dans les rues. Et bonus ! Il vous permet aussi de croiser régulièrement les «  ultras  » et «  fachos  » de Paris, Nice ou Lyon, venus supporter leur équipe préférée en déplacement à Grenoble.

Retour en arrière. Au début des années 1990, le football professionnel n’existait pas dans la capitale des Alpes. Jusqu’à que Michel Destot accède à la mairie en 1995 et décide d’unifier les deux clubs qui végétaient dans les divisions inférieures et d’en faire une équipe pro. Non par amour du foot mais par souci de rayonnement national et international. Car pour l’attractivité de la ville et l’ego du maire, il faut absolument que Grenoble possède une équipe de 11 joueurs payés grassement à courir derrière un ballon. La municipalité investit donc des millions d’euros dans le club et La Métro se charge de construire un bel écrin pour que ces messieurs puissent pratiquer leur métier doré. Les sommes investies – 1 million d’euros par an entre 1997 et 2003 - plombent les comptes de la ville et ne suffisent pas au club, qui se retrouve empêtré dans plusieurs magouilles financières (voir encart). La ville décide alors de faire passer le club du statut de SEM (Société d’Economie Mixte) à celui de SASP ( Société Anonyme Sportive Professionnelle), c’est-à-dire de le privatiser. Après plusieurs mois de recherche, un investisseur se manifeste : c’est la société japonaise Index Corporation, spécialiste des gadgets pour téléphone portable. On apprend ainsi avec bonheur que «  M. Wanatabe, l’homme qui a inventé le portable pour chien, étudié à l’université la vitesse de réaction des cellules nerveuses des écrevisses et qui se penche sérieusement sur la communication entre les poissons rouges et les algues, est devenu le quatrième président du GF 38 en 18 mois  » (Le Daubé, 24/11/2004).

Mais pourquoi donc une société nippone investit-elle dans un modeste club français ? «  Mystère et boule de gomme. Officiellement, il s’agit de développer les services via le téléphone mobile. Difficile à croire ! Il s’agit surtout de rapporter les investissements dans le club au nombre de supporters : chacun d’eux passe plusieurs heures de sa journée à pianoter sur son portable pour rentabiliser le placement.(...) Ce rachat aurait été grandement facilité par l’intervention de Bouygues Telecom dont on connaît les implications dans la télé et le football. La société possède TF1 et sponsorise le maillot de la lucrative Coupe de la Ligue. Sans oublier ce qui représente tout de même le coeur de son activité : les travaux publics. Le deal tient probablement compte de l’ouverture prochaine du nouveau stade de 20 000 places (...) Reste que cette façon de ne rien laisser transparaître des véritables raisons de leur présence demeure un peu inquiétante  » pour le journaliste de Sports et vie (n°90).

Si les raisons profondes de l’engagement nippon restent secrètes, quelques certitudes se dégagent : «  on devine alors que, derrière les niaiseries médiatiques, de grandes opérations industrielles se dessinent et que celles-ci n’ont pas grand chose à voir avec l’amour du foot  » (Sports et Vie N°90). Ce que confirme Destot, s’adressant aux responsables d’Index : «  Avec le GF 38, vous avez mis un pied important à Grenoble, mais comme disait Mao, pour bien marcher, il faut le faire sur deux jambes... Il y en a une dans le sport, j’espère qu’il y en aura une autre dans le business  ». (Le Daubé, 14/12/2004)

Que le foot et le business fassent bon ménage, ce n’est pas un scoop. Mais c’est toujours bon à rappeler pour les supporters du Red Kaos – RK, les ultras grenoblois - qui s’étonnent encore que, pour Index, le business prime sur les choix raisonnables pour l’avenir du GF 38. «  Le club est pour eux un jouet, dénoncent-ils dans un communiqué d’octobre 2009 et on le perçoit avec l’investissement dans les nouvelles technologies du stade.  » Mais qu’attendaient-ils ? Qu’une grande entreprise ait mis des millions d’euros pour faire plaisir à quelques afficionados ?
Pourtant tout est écrit noir sur blanc. Lisons plutôt Jean Mouton, secrétaire général du GF38, nous parler d’Index : «  ce ne sont pas des philanthropes  : quand ils investissent un euro, il faut que cela leur en rapporte deux  ». Regardons comment le délégué général du GF 38, Pierre Wantiez, entend « aller chercher « au moins 10 M d’euros de recettes supplémentaires  » d’ici 3 ans. Il espère doubler le nombre de places VIP, augmenter très significativement le chiffre d’affaires des produits dérivés en lançant des gammes de vêtements siglés aux couleurs du club, ou encore packager des offres pour que le ticket moyen du spectateur progresse (vente couplée billet-repas, produits dérivés, coupe de champagne en avant match).  » Avis aux supporters RK : si vous êtes contre le «  foot-business  », déchirez votre carte d’abonnement au GF 38.

La priorité d’Index, ce n’est pas le beau jeu, mais la mise en place dans le stade « d’une solution globale de haute technologie pour l’accueil, l’animation et la sécurité : Le billet sera remplacé par une carte à puce, permettant de prendre les transports en commun. Les spectateurs pourront afficher des SMS sur les écrans du stade ou réaliser en direct l’interview d’un joueur ». Six millions d’euros ont été investis pour ces installations qui – mis à part la vidéosurveillance - ne fonctionnent toujours pas deux ans après l’inauguration du stade. Les écrans géants, contrôles d’accès électroniques et panneaux LED fonctionneront-ils un jour ? Nul ne le sait. Alors que les médias locaux avaient assuré la promotion de ces innovations technologiques par pleines pages à leur lancement, pas une ligne n’a été écrite sur leurs dysfonctionnements.

C’est qu’il s’agit de garder intact le mythe du «  Stade des Alpes, le stade le plus moderne d’Europe.  » La création du stade avait été saluée de toutes parts pour ses aspects novateurs. «  Ce stade c’est déjà demain  » s’exclamait Frédéric Thiriez, le président de la Ligue professionnelle de Football, par ailleurs – ô étrange coïncidence – avocat de la ville de Grenoble. Pour Thiriez, «  demain  », ce sont les autres stades, auxquels le Stade des Alpes est censé avoir montré la voie. «  Au-delà de l’évènement, cette naissance marque symboliquement le coup d’envoi d’une vaste campagne de modernisation des stades français. Avec, en toile de fond un objectif avoué : organiser l’Euro 2016 de football  » (Le Monde, 16/02/2008).
Et comment sera «  demain  » ? «  High-tech ? «  Non, trop cliché  ». Ultra-moderne ? «  Oui, mais comme peuvent l’être beaucoup d’autres  » Alors quoi ? «  Intelligent  » Voilà donc ce qui distinguerait le Stade des Alpes des autres équipements sportifs français, voire même européens : il est in-te-lli-gent  » (Le Daubé, 15/02/2008).
Comme chacun sait, le passé étant bête, l’avenir se doit d’être donc «  in-te-lli-gent  ». C’est-à-dire de proposer des équipements bourrés de gadgets électroniques, dépossédant l’être humain de son autonomie et de son indépendance. Vous trouvez que ça n’a pas de sens de vouloir interviewer des joueurs par SMS sur écrans géants ? Rassurez-vous, vous changerez, car pour le défunt Philippe Séguin, ancien président de la commission «  Grand Stade – Euro 2016  » : «  les mentalités peuvent évoluer. Je me souviens de l’apparition de la publicité sur les maillots, c’était un scandale » (Le Monde, 26/11/2008). Ainsi comme on s’est habitué à voir de la publicité partout, on va devoir s’habituer à vivre dans un univers robotisé et «  in-te-lli-gent  ». Et grâce aux stades, on pourra trouver ça «  fun  ».
Le Stade des Alpes contribue donc à transformer nos villes et nos vies. Pourquoi ? Pour le bonheur d’une société privée, le GF 38 qui, en plus de disposer d’un stade à un coût dérisoire, touche d’énormes subventions publiques (voir encart). Ce qui ne l’empêche pas de faire payer les places plusieurs dizaines d’euros. Qu’on se rassure : les joueurs - eux - sont bien payés, le salaire moyen mensuel en Ligue 1 est de 45 000 euros. Côté spectacle, par contre, les footballeurs grenoblois ne font rêver personne, «  tous les observateurs  » s’accordant à dire que le jeu développé au Stade des Alpes est généralement médiocre. Comment préférer ce mauvais spectacle payant à la simple joie de taper dans un ballon avec des amis sur une pelouse ?

Outre la grosse vingtaine de matchs joués par an, n’ont été organisés au Stade des Alpes qu’un concert de Johnny – en bousillant 3000 m2 de pelouse – et quelques séminaires, conférences ou compétitions de poker, n’utilisant que les bureaux et loges. L’ équipement est donc vide 340 jours sur 365. Déjà presque à l’abandon. Et si on le rasait, afin de transformer cet endroit en un véritable espace de rencontres, de vie et de sport amateur ?

Chiffres & Délices

Construction (en euros) :
Budget voté en 2002 : 29 millions.
Coût final selon la Métro : 76 millions.
Coût final selon l’Ofipupi : 94 millions.
Coût de la contestation selon la Métro : 328 000, soit 0,4 ou 0,3% du budget du stade.
La Métro avait avancé que l’augmentation du coût du stade était due à l’opposition au stade.

Fonctionnement (en euros) :

Coût annuel pour la Métro selon l’Ofipupi :
6 millions.
Location au GF 38 : 500 000 par an.
Subvention de la Métro au GF 38 :
300 000 par an.
Subventions de la Ville de Grenoble au GF 38 : 640 000 par an.

Magouilles au sein du foot-business

Au printemps 2004, une «  affaire  » secoue le GF 38 : « Malversations, acrobaties comptables, tricheries administratives, arnaques diverses... Lyon Mag’ s’est procuré cet audit municipal qui, sur 4 pages, recense avec précision les dérapages du GF 38. Un document surprenant. Par exemple, 250 000 euros ont été facturés au club en 2001 et 2002 pour des «  frais de recherche de joueurs  » à l’étranger, notamment en Hongrie. Et l’audit souligne que le club n’a recruté aucun joueur étranger, encore moins hongrois à cette époque. (...) Le 10 mai Jeam Michel Berçot (président du GF 38) et Alain Michel (entraîneur) sont placés en garde-à-vue. Le lendemain, c’est le secrétaire général Max Marty (...). Au total une dizaine de témoins ont été interrogés. «  C’est une affaire ultrasensible  » avoue un magistrat grenoblois en suggérant qu’une information judiciaire pourrait être ouverte et que des mises en examen pourraient être prononcées » (Lyon Mag’, Juin 2004). Après avoir été traitée par la presse, l’affaire est bien vite enterrée et on ne saura jamais les résultats des investigations. Non-lieu ? Abandon de cette «  affaire ultrasensible  » ? Mystère.

Le Daubé, sponsor officiel

Le Stade Des Alpes s’apprête à accueillir le Salon du Développement durable, organisé par le Daubé, auquel la Métro loue le stade 40 000 euros pour huit jours, soit un prix dérisoire. «  Ces 40 000 € ne seront même pas versés au final mais compensés par des prestations publicitaires du Dauphiné Libéré pour la Métro  », selon Gilles Kuntz, conseiller de la Métro. Devinez avec quel esprit critique Le Daubé traite du Stade des Alpes et des politiques de la Métro...

Un alter-stade ?

Aurait-il mieux valu un stade «  moins grand, moins cher et mieux placé  » comme le réclamaient l’Ades et SOS Parc Paul Mistral avant sa construction ? Comme on le voit dans cet article, le problème du stade n’est pas seulement sa taille, son prix et son emplacement. Même à Saint-Martin d’Hères, le stade se serait inscrit dans la logique du foot-business. Même à 10 000 places, le stade aurait été «  intelligent  » et aurait montré la voie aux autres stades de France. Même à 50 000 euros, le stade aurait avant tout fait le bonheur de joueurs millionnaires et de sociétés privées.

Notes

[1Tous les chiffres et citations non référencées proviennent des journaux suivant : Acteurs de l’Economie, Février 2008 et Juin 2007 - Le Monde, 16/02/2008 , 26/11/2008 et 30/04/2010 - Grenoble et Moi, 15/02/2008- Le Daubé, 26/10/2004, 24/11/2004, 14/12/2004, 18/04/2007 15/02/2008, 16/02/2008, 11/06/2009 17/02/2009, 23/08/2009.