Pour le Néron
« Le Néron est pourtant une petite montagne très belle et très originale. Son seul tort est d’être différente. » C’est une partie de la préface d’un impressionnant livre consacré à cette montagne « maudite » qu’est le Néron. Une mine d’or d’informations et d’histoires humaines.
C’est un objet livresque non identifié, plus de 300 pages bien remplies.
L’histoire d’une montagne, mais qui n’a rien à voir avec le livre éponyme d’Elisée Reclus. Cette montagne, c’est le Néron, « petit » sommet aux portes de Grenoble, culminant à « seulement » 1298 mètres. Ce bouquin l’attaque par tous les versants : botanique, géologique, topographique, étymologique, et surtout humain. Car ses pentes escarpées et dangereuses regorgent d’histoires humaines étonnantes et instructives.
L’auteur de ce travail considérable n’est ni historien ni écrivain. C’est un ouvrier. Licencié de Thomsom-CSF à Saint-Egrève dans les années 1990, Claude Simon s’est réfugié dans l’étude du Néron pour « se changer les idées noires » et a passé « plus de trois ans » à tenter de collecter tous les renseignements possibles sur cette montagne. À fouiller des mois dans les archives départementales, en montant même à la capitale pour parcourir les archives militaires. À sillonner maintes fois tous les chemins et tous les versants du Néron, à la recherche d’anciens « drayons » ou « vioules » (des traces de sentiers). À interroger des vieux voisins de la montagne, à la recherche de mémoire orale.
Et a finalement autoédité un livre en 2002. 300 exemplaires seulement, tous vendus chez lui. Vite épuisé, on peut heureusement le consulter aujourd’hui à la bibliothèque d’étude de Grenoble. Dans ses pages, on apprend notamment que le mystérieux « camp romain » ne servait pas uniquement comme poste de guet mais aussi comme refuge. À l’époque gallo-romaine, les habitants alentour s’y rendaient lors de conflits armés pour se protéger des vaincus qui, en s’enfuyant, dévastaient tout le pays. Uniquement accessible par une voie taillée dans la roche, facilement contrôlable, le camp romain du Néron pouvait ainsi garantir d’être hors d’atteinte des bandes armées.
Autre découverte : au début du XXème siècle, le Néron a été l’objet de nombreuses polémiques, avec ses détracteurs et ses avocats. Parmi eux, Emile Morel-Couprie, auteur d’un premier livre en 1906 : « On a beaucoup calomnié le Néron : les brouillards y sont mortels ; les précipices, cachés ; les sources, absentes... Le Néron a commis plusieurs crimes, il est vrai, et la liste de ses exploits nécrologiques est malheureusement trop longue. Mais son tort principal, n’est-il pas d’être, à proximité de Grenoble, une cime ouverte à tous ? Moins d’une journée suffit pour en gravir les escarpements et point n’est besoin pour lui rendre visite de voyages longs et coûteux. Pourtant, il devrait être l’élu, l’heureux sommet, ami de l’humble, tendant aux générations en quête d’une “école d’escalade” son échine ardue. A quoi tient la destinée des montagnes ? Tandis qu’on le délaisse, le fortuné Moucherotte, à l’anodine cheminée, les Pucelles, farouches et fières, attirent des armées d’alpinistes. Visitées dans tous les recoins, leurs moindres dangers sont connus et évités. Leur blason décrépi n’a jamais été rougi de la pourpre d’un jeune sang. Pourquoi donc ce dédain du Néron et le discrédit jeté sur lui ? Au vrai, il est trop proche,... et aussi trop peu étudié. Transplantez-le en plein Oisans, ceinturez-le de glaces, il devient un sommet coté, catalogué ; il a les honneurs de la corde et du guide ; est l’égal des géants : Meije, Pelvoux, Écrins. On le respecte, on l’adore, on le chante. À la porte de Grenoble, il est monstre, vampire et montagne maudite. »
Parmi les autres défenseurs du Néron, un certain Samuel Chabert signe un article, « Pour le Néron » dans Le Dauphiné du 3 février 1907 : « Il est des causes qu’on dirait perdues d’avance : plaider pour le Néron est aussi vain que de tenter l’apologie du criminel empereur, son éponyme de hasard ; mon “pro Nerone”, ou, pour mieux dire, mon “pro Nigrone”, ma défense de la montagne Noire a donc ceci de commun avec le “pro Milone” cicéronien qu’au moment où j’écris l’accusé est déjà jugé, condamné, exécuté pour multiples assassinats, sans avoir pu se faire entendre. A quoi bon alors ? (...) Ai-je la prétention de convaincre la masse des moutons de Panurge qui s’en vont répétant, d’après on ne sait qui, que la montagne est : 1° d’accès difficile ; 2° de conquête insipide ; 3° de panorama restreint ? Aurais-je aussi conçu le fol espoir d’appeler enfin sur ce point l’attention des sociétés alpines et de les décider à étudier sans parti pris la question des aménagements et des indications nécessaires ? Pourquoi pas ? » Quelques années plus tard, il affirme, toujours dans Le Dauphiné (17/05/1908) : « Ceux qui parlent sans savoir (...) disent en général que le bloc du Néron est tout danger, brousse, rochers instables et perfidies ; les autres, passionnés pour “leur Néron”, vont répétant que les difficultés sont nulles... Ne croyez donc personne, fut-ce l’auteur du présent article pourtant d’absolue bonne foi ; guidez-vous sans vous y fier jamais absolument, sur ses indications, si rigoureusement contrôlées soient-elles ; mais, si le cœur vous en dit, allez-y voir ; c’est la conclusion de tout ce qui touche au Néron. »
Suite à ces campagnes de pub’, le Néron semble devenir à la mode quelques années plus tard, comme nous l’apprend un article de La Montagne (mai 1913) : « Il y a fort peu d’années quelques alpinistes menaient campagne contre le délaissement d’où le Néron était tenu, ces avocats peuvent maintenant jouir de son triomphe : certains dimanches, la foule encombre la voie romaine, c’est un défilé sur l’arête, et l’on fait la queue une heure ou plus au Godefroy [un des couloirs d’accès ] ! » Cette affluence a somme toute été assez passagère, le développement de l’automobile et des facilités d’aller randonner loin à la journée ayant replongé le Néron dans un relatif « abandon ». Toujours dans le bouquin, on apprend que l’ancien maire de Grenoble Hubert Dubedout s’inquiétait dans les années 1970 : « Certains travaux d’aménagement et d’entretien doivent être faits d’urgence sinon le Néron pourrait redevenir ce qu’il était au début du siècle, un minotaure accessible qu’à quelques-uns, c’est-à-dire à personne. » Un conseiller départemental se saisit de la question, des travaux sont annoncés mais n’aboutissent jamais.
Voilà quelques-uns des multiples éléments amassés dans ce bouquin, parmi l’histoire des résistants planqués dans ses bois, celle du berger qui amenait ses chèvres vers le camp romain, celle de l’Ermitage, magnifique lieu en ruine en bas des falaises (qui est aujourd’hui scandaleusement privé et interdit d’accès), celle de l’auberge Boujard, « que les Neyronistes font prospérer » et qui « revendait à bons prix [des vêtements de récup’] aux malheureux qui revenaient en loques de leurs démêlés dans le Néron [à cause des buis omniprésents trouant les tissus] », celle des chemins ou aménagements créés en dehors de tout cadre légal notamment par le vieux Vincent (constructeur de cabanes libres qu’on évoquait dans le n°61), celle de tous les hameaux entourant la montagne ou celle de l’étonnant Lucky Luke trônant sur un des points hauts. L’ironie digne de cette montagne à jamais mystérieuse, c’est que ce livre fut publié quelques mois avant l’incroyable incendie qui ravagea une partie des pentes pendant plusieurs semaines de la canicule de 2003.
Alors depuis, Claude Simon aimerait rééditer son ouvrage, en le mettant à jour. Mais les années ont passé, il n’habite plus à Grenoble et n’a plus les moyens d’aller arpenter toutes les sentes, voir lesquelles ont disparu, celles qui présentent des difficultés nouvelles, etc. Il ne perd cependant pas espoir de donner une seconde vie à son bouquin. Et ce serait utile : après des années « d’accès interdit » suite à l’incendie, la « Noiraud » continue à être une montagne à part. Malgré une fréquentation en hausse (seulement sur la traversée des crêtes, les autres chemins étant très peu arpentés et plus du tout entretenus), notamment due aux traileurs, des accidents graves continuent à régulièrement faire parler d’elle et les particularités de cette montagne continuent à être ignorées. Alors en attendant, Claude Simon martèle ce conseil : « Pour quelqu’un qui n’a jamais fait le Néron, faut d’abord y aller avec un Neyroniste. »