Accueil > Avril / Mai 2015 / N°30
« Pour faire durer une grève, il faut avoir des idées »
Au mois de mars, les facteurs d’Échirolles ont fait un mois de grève illimitée pour protester contre leur « délocalisation ». Leur direction projette de remplacer leur bureau par un ensemble immobilier et de séparer les facteurs en les envoyant dans les bureaux d’Eybens ou de Lionel Terray (à Grenoble). Ils ont fini par reprendre le travail début avril, sans obtenir pleinement satisfaction. Si le projet immobilier est maintenu, les facteurs iront finalement tous travailler à Lionel Terray, détail très important. Le bureau d’Echirolles a en effet la réputation d’être un des bureaux les plus combatifs de l’Isère, notamment parce que les facteurs y sont soudés. Il ont fait plusieurs fois des grèves dures pour contester la tornade de « réorganisations » et la course à la rentabilité qui se sont abattues sur les facteurs ces dernières années (voir Le Postillon n° 8). À La Poste comme ailleurs, des grèves d’un mois, c’est un peu devenu un phénomène en voie de disparition. Même si elles ne sont pas (toujours) victorieuses, elles permettent de faire vivre une certaine combativité dans le marasme et fatalisme ambiant. Alors on est allé discuter avec François, un facteur échirollois militant au syndicat Sud, pour voir comment ils s’y prennent.
Comment arrivez-vous encore à faire grève ?
Je crois que ce qui est important, c’est que dans notre bureau, il y a une réelle implantation syndicale quotidienne. C’est-à-dire qu’on est quelques militants syndicaux à ferrailler tous les jours sur des trucs de base, comme le respect des horaires par exemple. Sur vingt facteurs, on doit être dix syndiqués. C’est important de contester quotidiennement le pouvoir patronal, de montrer que c’est pas parce que c’est le chef qui le dit qu’il faut le faire, et de montrer que quand on agit collectivement, ça marche. C’est d’ailleurs ça qui est insupportable pour la boîte. C’est pour ça que le but de plein de réorganisations est de casser et d’empêcher toute action collective. Le syndicalisme quotidien, ça fait que les salariés ne se sentent pas ramenés uniquement à eux-mêmes et sentent qu’il y a une logique collective qui existe. De plus en plus de bureaux ne sont pas tenus syndicalement, et donc il ne s’y passe rien. Le problème c’est que les militants syndicaux sont de plus en plus des permanents. Ce processus de bureaucratisation n’est pas forcément voulu : avec les multiples réorganisations, les dossiers sont de plus en plus complexes, il y a un gros travail juridique à mener, donc ça implique des gens à temps plein. Ceci arrange bien La Poste qui veut des syndicalistes spécialisés et qui fait la guerre contre les militants de bureau. Ces syndicalistes à temps plein peuvent par ailleurs faire du bon boulot, mais c’est pas la même chose que d’être sur le terrain. Les bureaux où il n’y a que des délégués qui viennent de temps en temps mais pas de militants de bureau, il y a moins de conflit. Échirolles, ça a toujours été un bureau où il y a eu des bagarres syndicales. Ici, il y a une tradition de lutte.
D’autres bureaux avaient aussi cette tradition. Mais pourquoi l’ont-ils perdu ?
Bonne question. Il y a plusieurs facteurs... Déjà une série de défaites importantes, dont la principale est la mise en place de Facteurs d’avenir [NDR : la grande réforme ayant lancé les multiples réorganisations à La Poste]. Et puis l’intensification du travail et les multiples réorganisations. Tout cela a fatigué psychiquement et physiquement les facteurs et les militants.
Une insécurité subjective s’est installée, en gros la peur de perdre « sa » tournée. Les organisations de travail changent tout le temps, et cela instaure une sorte de climat « dépressif » généralisé qui démobilise.
Et puis les réorganisations ont disloqué peu à peu les collectifs de facteurs et les plus « rebelles » se sont barrés de la boîte, car trop dégoûtés de son évolution. En gros les stratégies néo-managériales ont fonctionné à La Poste comme elles avaient fonctionné à France Télécom.
D’ailleurs, là-bas il n’y a plus de grève. Tu as déjà entendu parler d’une lutte sociale à France Télécom ces dernières années ? Moi non plus. Il y a vingt ans, France Télécom c’était les plus mobilisables dans les PTT...
Dans La Poste, c’était le centre de tri où il y avait plus de combativité. Mais ils les ont réorganisés, mécanisés, et maintenant il y a bien moins de lutte dans les centres de tri. Ce qui est cocasse c’est qu’aujourd’hui c’est plutôt les facteurs qui se bougent alors qu’avant c’étaient les plus individualistes.
Qu’est-ce qu’il aurait fallu faire il y a huit ans, au début des réorganisations et de Facteur d’avenir ?
Je ne sais pas, on a loupé le coche. J’ai l’impression qu’en Isère on a réussi à faire des grosses journées d’action mais que nationalement cela n’a pas suivi. Donc après on s’est mis à résister bureau par bureau et ça a été le début de la fin. La stratégie de la direction, c’est de diviser et d’individualiser. Avant, elle voulait une organisation du travail très contrôlée. Maintenant c’est un peu le chaos mais pour la direction ce n’est pas un problème. Si les gens pètent un câble, tant mieux. Pour eux, cela permet une certaine sélection naturelle.
Financièrement, comment fait-on pour tenir pendant un mois de grève ?
En 2011, on a fait la même chose que cette année : un mois de grève illimitée pour contester la suppression de plusieurs tournées. On avait fait une caisse de grève, en appelant à la solidarité. On avait récupéré pas mal d’argent, ce qui fait qu’il nous en restait encore en 2015 pour commencer la grève. Avoir de l’argent, c’est vachement important pour tenir dans la durée avec nos salaires. Cette année, le loto nous a aussi rapporté de l’argent. Au final, ça permet de payer une partie des jours de grève. Il faudrait que les bureaux qui préparent des grèves mettent en place une caisse de grève.
Quels autres conseils donnerais-tu à des facteurs qui voudraient se lancer dans une « grande » grève ?
Je pense que pour qu’une grève marche, il y a trois aspects.
1) D’abord il faut bien entendu s’assurer qu’elle soit suivie majoritairement par les collègues en interne et s’occuper de l’organisation de la lutte, en faisant des assemblées générales quotidiennes. Si c’est possible, il faut élargir la lutte à d’autres bureaux
2) Ensuite il faut faire du travail juridique. C’est par exemple possible d’appeler l’Inspection du travail s’ils font appel à des intérimaires pour nous remplacer. Parce que pour une grève dure, très rapidement, ils nous remplacent par des intérimaires ou des cadres. Le travail est très mal fait, La Poste perd un fric fou à embaucher des intérimaires, mais c’est pour montrer que la grève ne sert à rien. Ils ont une vraie vision politique et ce qui est malheureux, c’est que les syndicats en ont beaucoup moins.
C’est également possible de demander une expertise du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), qui permet de faire venir des intervenants extérieurs agréés pour regarder les conditions d’hygiène et de sécurité. Ça coûte entre 40 000 et 70 000 euros à La Poste, la réorganisation est bloquée pendant quarante-cinq jours au moins. Ce qui est dommage c’est que les expertises sont peu utilisées une fois qu’elles ont été produites alors qu’il est possible de coller l’employeur au tribunal pour « mise en danger délibérée » de ses salariés. Le problème, c’est que la loi Macron veut annuler ce droit.
3) Enfin, et surtout, il faut multiplier les actions vis-à-vis de la population. La Poste concerne tout le monde, c’est une vraie question politique. Si on montre qu’on est opposé à la logique financière, qu’on a une vraie vision du service public, ça touche les gens. Il faut donc faire les pétitions et les tracts en décalant le point de vue, en se mettant du côté de l’usager et pas uniquement du salarié.
à Échirolles, on a eu plus de deux mille signatures d’habitants.
L’idée, c’est de ne pas s’isoler dans le conflit. Cela permet également aux facteurs de sortir de l’idée qu’ils sont tout seuls, que tout le monde s’en fout et que la population méprise le service public. Bref, d’avoir confiance.
C’est pour ça que vous avez fait une soirée « loto », le 14 mars ?
Le plus important dans les luttes, c’est d’avoir des idées. Il n’y a rien de pire que de ne pas donner de perspectives.
Une grève « passive », où il n’y a pas d’actions et où tout le monde reste chez soi, ne dure jamais longtemps.
Donc il faut poser des perspectives. On a eu l’idée du loto parce qu’on voulait faire un événement « populaire » qui ne soit pas un concert, qui risquait de ne ramener que des jeunes ou des militants. Il y a plein de vieux qui nous soutiennent, donc on voulait les faire participer. L’organisation du loto a duré quinze jours. Pendant ce temps, plus aucun facteur ne se posait la question de reprendre le boulot ou pas. Finalement il y a eu cent soixante-dix personnes qui sont venues. Et avant le loto, on avait déjà la perspective de faire une manifestation, le 21 mars, où il y a eu trois cents personnes. Après la manifestation, on a fait monter la pression autour de l’expertise CHSCT, et c’est finalement un élément supplémentaire qui les a fait reculer, et qui nous a permis de rester ensemble, ce qui est important pour nous.
L’idée c’est que plus tu mets des trucs dans la balance, plus ça peut marcher. Il faut ouvrir un maximum de fronts. Le problème de beaucoup de directions syndicales, c’est qu’ils ne réfléchissent pas au coup d’après.
[(Et la pause méridienne ?
Ce mois de mars, un mouvement social a aussi agité les facteurs de l’Isère autour de la « pause méridienne ». La direction de La Poste veut en effet changer l’organisation de la journée de travail des facteurs : au lieu de travailler uniquement le matin jusqu’en début d’après-midi, ils travailleraient toute la journée, avec une pause autour de midi qui ne sera pas décomptée dans le temps de travail. Ce qui enlèvera un des rares avantages du métier (sous-payé) de facteur : avoir du temps libre les après-midi. Suite à la mobilisation de plusieurs bureaux en Isère, la direction a pour l’instant retiré ce projet. Mais, selon François « au lieu de faire cette réforme vite, ils vont la faire lentement. Ils ont dit que ça allait être sur la base du “volontariat”, c’est-à-dire qu’ils vont inciter individuellement des facteurs, en leur faisant miroiter des promotions ou en les menaçant, d’accepter cette nouvelle organisation. Petit-à-petit, cela deviendra un gros bordel entre les différents horaires, et finalement ils l’imposeront à tout le monde. Mais en tous cas, ce mouvement contre la pause méridienne montre qu’il y a encore un fort potentiel de mobilisation chez les facteurs ».)]