Accueil > Automne 2019 / N°52

La coke ravage l’Alma

Place de la blanche

Une bonne adresse pour trouver de la cocaïne en centre-ville : la place Edmond Arnaud. Connu pour vendre cette poudre en quantité industrielle, le quartier fait l’objet de toutes les attentions de la justice et de la police, qui semblent déterminées à « gêner » le réseau. C’est le souhait du nouveau procureur de la République, arrivé en janvier 2019. Alors que les CRS sont envoyés pour mener le siège du « Quartier prioritaire de la ville  », consommateurs et habitants peinent à voir la différence.

Il fait nuit et chaud sur la place Edmond Arnaud. Il y a quelques marches d’escalier, une sculpture composée de grosses boules en pierre et un garçon en survêtement. Il est assis sur une chaise et s’amuse à la faire tenir en équilibre précaire. Depuis ce poste d’observation, il a l’œil sur la rue Très-Cloitres ainsi que sur le parking derrière la place. Il est chargé de repérer les clients pour les rediriger vers le turf (l’autre nom d’un lieu de deal), et les flics pour donner l’alerte. Ici, entre le musée de Grenoble, la cathédrale et le centre de recrutement de l’armée, la vente se déroule à l’abri d’une entrée d’immeuble. Dès 10 h du matin, le chouffe (guetteur dans le jargon) s’installe et maintient la garde jusqu’à 23 h. Ce soir de juillet, peu avant la fermeture, quand on passe devant lui, il nous salue d’un imperceptible geste de la tête. Dans la cour attenante, d’autres petites mains surveillent et indiquent l’entrée d’immeuble choisie par les dealers. Après avoir grimpé deux étages, les clients attendent leur tour face au dealer à la sacoche qui se remplit de billets et se vide de shit et de sachets bleus renfermant un demi-gramme de cocaïne.

La soirée semble calme quand un «  Ara  » vient déchirer le silence. Tous les participants au trafic, dealers comme clients, s’égaillent, de l’adrénaline plein les veines. Le cri lancé par un des chouffes, tel le sifflement de la marmotte à sa famille, indique la présence d’un prédateur – en l’occurrence la Bac, reconnaissable aux gros bras dans une berline sombre. La pression redescend, et le commerce reprend. Des alertes, il y en a plusieurs par jour, et les jeunes vendeurs restent sur leurs gardes. Régulièrement, la police réalise des prises, plus ou moins importantes. En septembre 2019, c’était quelques pochons cachés dans le quartier. En avril 2019, les flics cagoulés débarquent en cow-boys dans le quartier de l’Alma et arrêtent sept personnes, dont plusieurs mineurs. Le butin – douze kilos de shit, un kilo d’herbe et quatre cents grammes de cocaïne –, représente une goutte d’eau dans la mer de came vendue ici. Déjà en janvier 2018, une saisie similaire avait eu lieu, sans gêner le deal plus d’une journée. La tête de réseau est toujours en action, remplace l’équipe de dealers si besoin, tandis que les statistiques des flics grimpent. Tout le monde est content.

De la chair à canon

Après la saisie de l’an dernier, le deal a continué, mais pas sans heurt. En août 2018, des types armés descendent à l’Alma et blessent deux dealers. Une balle traverse l’œil et atteint le crâne d’un des gamins, 16 ans. Depuis, les canons se sont tus, mais l’événement est à mettre en relation avec le changement de réseau à la tête de l’Alma. « Il y a deux ans, une nouvelle équipe est arrivée, qui viendrait de la Villeneuve. Des jeunes du Village olympique dealent ici maintenant », nous éclaire Julie*, travailleuse sociale dans le quartier, qui est en contact avec les jeunes travaillant sur la place. Elle nous dessine le paysage du turf : dans le maquis des postes subalternes, il y a ceux qui guettent autour du quartier ou sur la place, ceux qui découpent et empaquettent. Il y a aussi, au niveau du dessus, celui à la sacoche. Pour elle, ces jeunes représentent la chair à canon du commerce de drogue et font face à une double violence : celle des flics, considérée comme légitime, et celle du réseau de deal, qui distribue des sanctions. Julie raconte : « Lorsqu’un dealer est arrêté avec la sacoche pleine de came et d’argent, il est en dette face au réseau. Ça veut dire qu’il va continuer de bosser, sans rien toucher, jusqu’à ce que la somme soit remboursée.  » De même, Foued* qui traîne beaucoup dans le quartier, a observé le manège. « J’ai vu la discipline entre eux. Mais les chefs sont prudents et n’exposent pas leurs griefs sur la place. » On repense à cette voiture aux vitres teintées qui arrive en trombe et freine brutalement au niveau de la place Edmond Arnaud. Un gamin, la figure ensanglantée, en sort. Le véhicule redémarre. Les jeunes dealers se moquent du blessé. Quelle que soit la faute, le message est passé. Mieux vaut ne pas déconner.

Qu’importent les risques, les jeunes tentent leur chance, attirés par les lueurs du fric. « C’est l’occasion pour eux d’acquérir un statut social, alors qu’ils ont une estime d’eux fracassée. Pour certains, c’est valorisant. Ça veut dire qu’ils commencent à être des bonshommes  », analyse encore Julie, qui évoque les achats préférés (et un peu cliché) des jeunes : « Ils ont surtout besoin d’argent pour s’acheter de belles sapes et des Nike neuves, ou offrir un resto à leur copine », détaille la travailleuse sociale. De fait, ils sont souvent en rupture de ban. Le cadre protecteur du consumérisme et du deal vient les envelopper… et les exploiter. Pour la journée, un gamin gagne entre 50 et 100 €, une misère alors que le turf génère 30 000 € par jour. Un chiffre que confirme le procureur de la République : « J’ai fait l’addition, cela représente 12 millions d’euros de chiffre d’affaires par an. Et ils ne paient pas les charges », sourit le magistrat, rencontré dans son bureau. D’après l’article du Daubé (12/07/19) qu’il a affiché dans son bureau, cette montagne de tunes proviendrait majoritairement de la vente de cocaïne (70 % du chiffre d’affaires). À Mistral, ce serait l’inverse avec 70 % du chiffre d’affaires issu du cannabis. Dans les deux cas, aucun risque que les dealers se retrouvent à court de liquidités dans l’immédiat. Mais le produit, lui, n’a rien à voir.

Sachet bleu et poudre blanche

Surprenante drogue que la cocaïne. Une maîtresse discrète et insidieuse qui se cache dans une banane ou un caleçon. Elle ne sent rien. Une fois dans le nez, elle ne laisse pas de trace. Pour comprendre pourquoi l’Alma marche si bien, on a rencontré plusieurs consommateurs grenoblois de cocaïne. Ce n’était pas si difficile, il faut dire que la coke se démocratise. Finie l’époque où elle était réservée a une certaine élite. En 1995, 1,2 % des Français l’avaient déjà testée. Mais en 2014, c’est 5,6 % d’après l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies. Le rapport indique aussi que « les usages par voie sniffée se révèlent plus décomplexés, banalisés ». Être « décomplexé », c’est arrivé à Roger* puisqu’il aime le contenu des sachets bleus de l’Alma. « À un moment, tu t’en fous. Il est 5 h, t’es arraché, alors tu te mets dans un parc pourri ou dans la rue. Tu mets la coke dans le creux entre le pouce et l’index, ou tu fais une ligne sur le téléphone. C’est risqué et débile, mais tu es éclaté, et tu le fais. » Cela fait neuf mois qu’il consomme tous les jours. Parfois, il se fournit chez des dealers indépendants, mais va aussi à l’Alma au moins une fois par semaine. « Comme je travaille dans la restauration, au centre-ville, cela représente la facilité  », explique-t-il. 

Roger l’a goûtée pour faire la fête et est tombé dedans, comme ça, après une soirée fantastique où la parole est aussi assurée que le geste. Il a eu envie de recommencer. Régulièrement. Puis, très régulièrement. Il ne sort plus faire la fête sans poudre blanche, et analyse le plaisir procuré : « Quand tu la sniffes, une “goutte” se forme dans la gorge. Lorsque tu l’avales, elle a un goût acide, amer. Cette sensation est bizarre, puis tu l’aimes. En plus, quand tu en prends, tu es moins bourré. Alors tu bois, puis tu reprends une ligne pour être moins bourré. Et tu recommences.  » Grâce au produit dopant, Roger fait des nuits blanches, puis enchaîne avec le taf. La blanche le maintient debout. « C’est devenu un outil de travail. Si je commence à en prendre tôt au boulot, je ne peux pas m’arrêter. Après la première ligne, il faut en reprendre. Tu te sens plus efficace, même si ce n’est pas le cas  », poursuit-il. En revanche, «  la coke, c’est comme la cigarette. Tu débutes gentiment, et quand tu passes à un paquet par jour, il est trop tard », constate-t-il en grillant une clope.

Les effets sur le corps restent très agressifs. Les narines comme la bouche ramassent « et font mal et saignent beaucoup. La fatigue est plus forte, j’ai des vertiges. Parfois, j’ai des tremblements  », énumère le jeune homme.

Parfois, entre amis, ils font chauffer une assiette où disposer la cocaïne qui est un peu humide. Elle sèche, puis chacun sniffe. Et la soirée se poursuit sans fin et sans but, si ce n’est de finir le produit. Le piège se referme, et la cocaïne devient seul objet d’intérêt. La « C » est en outre une maîtresse précieuse et exigeante. Roger dépense de 500 à 600 € pour elle chaque mois et assez rapidement, les dettes peuvent être colossales. « Des amis d’enfance sont passés du shit à la cocaïne. Et ils ont eu besoin d’en vendre pour se la payer. Sinon ils se mettaient dans la super merde », explique Vincent*, ex-cocaïnomane. Roger n’a jamais voulu vendre de produits pour s’en procurer. Trop de risques selon lui. 

Par contre, le fait d’en acheter ne le stresse pas. À chaque fois qu’il va au turf, il est détendu. Les jeunes le reconnaissent, la transaction autour du sachet bleu est simple, tout se passe en trente secondes. Durant l’été, Roger a remarqué les CRS sur la place Notre‑Dame, puis dans la rue Très‑Cloîtres. « Ça se voit, ils mettent la pression, et une fois j’ai failli les croiser alors que j’avais du matos. J’ai réussi à rentrer dans un bar, sinon je crois qu’ils m’auraient contrôlé avec.  » C’est la seule fois, en neuf mois, qu’il a eu un peu peur.

La répression se diffuse

Depuis décembre 2018, les CRS sont plus présents en centre-ville. De bon matin, les camions bleus et blancs se positionnent dans le quartier. Sur la place Notre-Dame, devant le Musée de Grenoble, au croisement des rues Alma et Très-Cloîtres et même à côté de la place Edmond Arnaud, ils sont partout. Les CRS, calots sur la tête, se lancent dans des rondes à travers le dédale de ruelles, souvent armés de gros fusils automatiques. Une forme de siège est dressé pour la journée. « Ils sont surtout là pour montrer que l’État fait quelque chose  », estime Foued. Ce que confirme Julie : « On n’a pas ressenti une ambiance plus lourde sur le lieu de deal. Les jeunes ont toujours les chaises longues et la petite enceinte », observe-t-elle. Car le point de vente s’adapte rapidement. Des rabatteurs positionnés sur la rue Très-Cloitres redirigent le client. Parfois, tout de même, les jeunes remballent leurs sachets et disparaissent de la place Edmond Arnaud. « Notre objectif, c’est de gêner le trafic avec les CRS. Pour le moment, ils tournent et perturbent le jeu », défend le procureur de la République, Eric Vaillant. Ainsi, on voit réapparaître le turf près du musée de Grenoble ou dans les parcs attenants. Parfois, un défilé inhabituel de clients se dirige dans la rue Chenoise, où une place de deal s’ouvre de manière éphémère, comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises. Le jeu du chat et de la souris dure un temps et en fin de journée, les calots bleus s’ennuient sur leur smartphone, avachis au fond des camions. À 19 h, ils repartent d’où ils sont venus. Mais Eric Vaillant a un « plan opérationnel de lutte contre le trafic de stupéfiants à Grenoble » rédigé en mai 2019. Le document est « indiffusable, s’il veut conserver son efficacité. Mais il présente des cibles. Il y a un focus clair sur l’Alma. Mais cela ne m’empêche pas de lutter contre Mistral, puisque ce sont les deux principaux lieux de deal.  » Le plan devrait prendre de l’ampleur dans les prochains mois.

En attendant, le proc’ profite d’autres initiatives comme le GLTD (groupe local de traitement de la délinquance) qui rassemble Ville, parquet, police, préfecture et acteurs sociaux. « Dans ce groupe, on parle des individus responsables du trafic. On est dans le très pratique  », poursuit le procureur qui enchaîne sur un autre acronyme, le Codaf, pour comité opérationnel départemental antifraude. Là, il veut lutter contre les commerces liés au trafic. « Quand on fait le lien – parfois, c’est un lieu de récréation pour les dealers, souvent pour du blanchiment –, le commerce va faire l’objet de contrôles systématiques  », définit-il. Enfin un nouveau groupe mène des enquêtes sur le trafic, hybride entre le long court et la Bac, pendant un mois. Puis ils interviennent et interpellent. Quant aux CRS, ils ont disparu cet été, appelé sur d’autres missions (le G7 en tête) et sont revenus sur le terrain mi-septembre. Pour quels résultats ?

«  Leur présence n’est pas suffisamment efficace, admet le proc’. Donc nous allons faire deux choses. Je souhaite que les CRS filment les dealers, qui vont détester cela. Et je veux qu’ils verbalisent les consommateurs avec un système électronique.  » Le magistrat sera-t-il plus efficace que ses prédécesseurs ? À l’Alma, le trafic de stup’ se fait aux yeux de tous depuis des années alors que l’hôtel de police de Grenoble se trouve à un jet de pierre. Cette proximité questionne les Grenoblois, laissant libre cours aux théories sur les bonnes relations entre les flics (potentiellement ripoux) et dealers (potentiellement indics).

À Mistral, l’autre grand turf de l’agglomération, les autorités montrent les muscles depuis une dizaine d’années, annoncent des saisies records et des opérations de police extraordinaires. Pourtant, mois après mois, le trafic se développe comme si de rien n’était. « Je le dis, un peu pour me couvrir, et aussi parce que je serais fou de prétendre le contraire. Mais on n’éradiquera pas le deal à Grenoble », conclut Eric Vaillant, qui assure que la PJ « bosse sur les têtes de réseaux  ».

Pour le moment, l’objectif du nouveau procureur à l’Alma se résume à « faire baisser la pression sur les habitants. Car là-bas, le public fragile en pâtit. Ce serait bien que les bobos qui s’approvisionnent à l’Alma l’entendent  », tance le procureur. En réponse, Roger veut bien l’admettre : « Quand tu vas au quartier, mieux vaut oublier tes états d’âme face aux très jeunes gamins, ou aux habitants. Sinon, tu n’y vas pas. »


La parole du quartier

Parmi les clients, on trouve de bons pères de famille, des toxicos, ou comme le dit Foued, « des fils de bourgeois, en fait des fils de l’électorat bien pensant de Piolle ou de LREM.  » Tous participent au manège qui rend la vie impossible à Sofia*, une habitante, qui observe le travail des dealers depuis sa fenêtre, vendant la came alors que les CRS sont là. De bon matin, elle se fait réveiller par les « Ara ». Le reste du temps, « j’entends tout : les bruits, les cris et les portes qui claquent tard à cause du deal. Je n’en peux plus », assure-t-elle. Elle désire une chose : partir et n’est pas seule à souhaiter fuir l’Alma. D’autres ont réussi, laissant des appartements vacants que personne ne veut louer (il y en aurait une vingtaine), ce qui fait la joie des dealers. Foued et le procureur assurent que ce sont des lieux de stockage de drogue et d’argent. Autre manière d’agir : « Une fois un papi de l’Alma part au bled. À son retour, les serrures sont changées et il ne peut pas rentrer  », rapporte Julie. L’appartement est devenu propriété du réseau, et sert peut-être à découper le shit et empaqueter la cocaïne. « Un gamin du Village olympique viendrait bosser à l’Alma, mais je ne l’ai jamais vu ici. Je me dis qu’il doit faire ça  », imagine-t-elle. On compte aussi quelques « nourrices » dans le quartier, c’est-à-dire des habitants lambda embauchés par le réseau pour cacher drogue ou argent, payé ou non. Cela se passe dans les logements d’Actis et dans ceux de l’ODTI. Cet Observatoire sur les discriminations et les territoires interculturels accueille plusieurs dizaines de personnes fragiles (demandeurs d’asile, mères célibataires, ou travailleurs nord-africains âgés). « Récemment, on m’a rapporté que, chez l’un des hébergés de l’ODTI, on a retrouvé des traces de cocaïne sur la table, des pailles et d’autres stupéfiants. Et du matériel pour la musculation. Ce n’est pas l’habitant qui a utilisé tout cela  », assure Foued. 

En plus du contrôle physique du terrain, une pression psychologique s’exerce sur les habitants. « Quand je ramène quelqu’un, les dealers le savent  », constate Sofia. Et quand un habitant nouvellement arrivé tente de tenir tête au réseau, les menaces et les violences sont nombreuses, d’après Foued et Sofia, qui ont observé ces menaces sur leur entourage. Le président de l’ODTI, Claude Jacquier, lui, a déposé plainte pour les menaces reçues. «  Il fait un boulot formidable, il se démène pour essayer de reconquérir l’Alma. D’autant que l’ODTI est une des premières victimes. […] Le jour où les personnes hébergées par l’ODTI pourront vivre normalement, là on pourra dire que le quartier est reconquis  », assure le proc’.

En attendant, chacun a son avis. Foued imagine en finir avec les dealers de l’Alma en dépénalisant toutes les drogues, quand Roger partage l’avis du magistrat. « Même si l’Alma est fermé par la police, les mecs accros trouveront toujours un moyen de sniffer. Peu importe où et comment.  » Julie, elle, préfère se poser la question de l’avenir des jeunes. « Je me demande pourquoi ces jeunes font ça ? On leur propose quoi de mieux à la place ?  »

La volonté des habitants, être libre, se fracasse contre celle des dealers, être riche, et des clients, être défoncé. Alors, le chouffe d’Edmond Arnaud reste là, sur sa chaise. Sous-payé, il s’ennuie en rêvant de grimper les échelons. En attendant, il regarde le client, déchargé d’un billet, descendre les escaliers et disparaître derrière les colonnes de briques rouges. Il a un petit sachet bleu sur lui.

* Les prénoms ont été modifiés.