Accueil > Printemps confiné 2020 / N°55

dans une fabrique de seringues

Pique et pique et corona

Continuer à aller bosser ou pas ? C’est la question qui a agité tous les salariés depuis la mi-mars. Dans la cuvette, aucune grosse boîte n’a fermé à cause du coronavirus, entraînant moult tensions entre directions et salariés sur fond de lutte des classes. Bien souvent les cadres ou ingénieurs bossent en télétravail quand les ouvrières ou opérateurs continuent à aller trimer sans les protections nécessaires [1].
Il y a les boîtes qui ne fabriquent rien du tout d’essentiel à la survie en temps de pandémie (des puces électroniques, des bulldozers, du ciment) et puis celles qui ont un peu un lien avec la problématique du moment. Becton Dickinson, vous connaissez ? Depuis 60 ans, cette entreprise américaine qui fabrique des seringues à Pont‑de‑Claix emploie 1 650 personnes. Entre réorganisation et perte de sens, les premières semaines du confinement ont été mouvementées dans cette entreprise « indispensable »… pour certaines de ses activités seulement. Et si cette crise permettait à des haut diplômés de prendre conscience du non-sens de leur boulot ?

« Au tout début, on était tous inquiets de venir travailler. Il n’y avait quasiment rien pour la sécurité de ceux qui venaient bosser sur site. Il a fallu attendre une semaine pour que des mesures soient prises. » Les délégués syndicaux ont eu du boulot depuis mars. Respect d’un mètre de distance entre chaque salarié, prise de température à chaque entrée de poste, gants et gel hydroalcoolique en quantités suffisantes. Nicolas est le secrétaire de la CGT de Becton Dickinson et a insisté pour que les salariés soient protégés au maximum. «  Les masques chirurgicaux arrivent au compte-goutte, mais de toute façon il n’y en a déjà pas assez pour les hôpitaux alors qu’est-ce qu’on peut faire…  » Parmi les mesures pour limiter l’épidémie, l’une semble efficace sur le papier : le décalage des heures de prise de poste pour les quatre équipes qui tournent toutes les huit heures. Les équipes des 4x8 ne se croisent pas, ce qui permet, en cas de contamination d’une équipe, de préserver les trois autres. Dans la réalité, les équipes sont très poreuses, comme nous l’explique Nicolas : « Beaucoup de salariés sont en arrêt pour garde d’enfants ou parce qu’ils sont à risque, donc certains d’entre nous font des heures supplémentaires pour rattraper le retard de production. On comble les trous de plusieurs équipes pendant la semaine, donc le virus peut circuler entre équipes... »

Ceux qui font les 4x8, ce sont les ouvriers qui fabriquent des seringues vendues aux grands laboratoires pharmaceutiques, environ un tiers des salariés. Les autres, ceux qui sont dans des bureaux, font de la recherche et développement (R&D), du marketing, de la qualité... Travaillant pour la grande majorité derrière un ordinateur, ils font du télétravail.

Pour préserver tout le monde, la CGT a demandé début mars un arrêt complet de l’usine, avec mise au chômage technique et maintien des salaires à 100% par Becton Dickinson grâce aux bénéfices de 2019, qui s’élèvent à 92 millions d’euros. Mais la direction a refusé car il y a très peu de stock de seringues, comme le regrette Nicolas : « C’est difficile d’obtenir des documents officiels pour ces histoires de stock, mais en tout cas ça démontre l’absurdité de produire en flux tendu. Le problème, c’est que si tout le monde est contaminé, quand il y aura un vaccin contre le coronavirus, y aura plus personne pour fabriquer les seringues.  » Au tout début du confinement, le syndicat a incité les salariés à exercer leur droit de retrait, mais peu d’entre eux ont suivi. Comme dans d’autres boîtes, la direction a menacé de ne pas payer les salariés alors qu’un flou légal entoure ce « droit de retrait  ». Pour les syndicalistes, les menaces de la direction sont illégales : « On n’a pas le droit d’aller à l’enterrement d’un proche, par contre on peut être à plus de cent dans l’atelier... Je trouve ça absurde. Mais maintenant il y a une routine, quelques mesures sont en place, alors les gens se sont adaptés. Un peu par fatalisme.  »

Du côté du laboratoire R&D, les avis divergent. Catherine [2], ingénieure, ne comprend pas ce qui justifie de continuer à travailler : « Que l’usine ne puisse pas s’arrêter parce qu’il faut assurer la continuité de la chaîne de production des médicaments, je comprends. Mais que le laboratoire continue de fonctionner, ça n’a pas de sens.  » En fait, la plupart des activités en R&D sont des projets d’amélioration continue, par exemple un changement de matériau, pour des raisons d’économie ou de changement de fournisseur. Dans l’industrie médicale, les procédures et les normes sont très strictes, et imposent de nombreux tests avant de valider une nouvelle matière. Et une fois la matière homologuée, il reste de toute façon de nombreuses étapes avant de pouvoir fabriquer la nouvelle seringue. Pour Catherine, il n’y a rien d’urgent car les seringues fonctionnent très bien avec la matière actuelle : ces tests pourraient donc bien attendre plusieurs semaines. Elle poursuit : « Rapidement les chefs ont mis en place des restrictions dans les salles de réunion, on n’avait pas le droit d’y être à plus de dix personnes. Puis à partir du lundi 16 mars, ceux qui bossent sur un ordinateur ont été mis en télétravail à l’abri du virus. Par contre au laboratoire, il a fallu insister pour demander des mesures de protection : ils étaient souvent plus de dix, et puis ils manipulaient les mêmes machines. Le mardi 17, les chefs ont instauré des choses : pas plus de dix personnes en même temps, des gants, des lingettes pour désinfecter le matériel… Puis au final le 27 mars le labo a été fermé sur décision du service de santé, il y a plusieurs cas de suspicion de Covid. Pourquoi on ne l’a pas fermé dès le début ? » Pour elle, la hiérarchie n’a pas pris la mesure du problème : « Ils nous avaient envoyé un mail en disant : on expérimente et on en tire les leçons. Mais moi j’ai pas envie de faire des expériences avec la vie de mes collègues. En fait, le problème, c’est qu’ils n’interdisent rien, ils “limitent”, mais ça ne veut rien dire. Pendant les deux semaines où le laboratoire est resté ouvert, c’était à chacun de décider de reporter ou non les tests, selon notre bon vouloir. Donc on se retrouvait à prendre nous-mêmes la décision de mettre la vie de nos collègues en danger, c’est ça que j’ai ressenti. La hiérarchie ne prenait pas position clairement. Je ressentais une pression pour faire avancer mes projets, si je voulais décaler des tests je devais le justifier. La fermeture du laboratoire m’a soulagée. »

D’autres salariés de la R&D, comme Dimitri, sont plus nuancés : « C’est vrai qu’ils ont mis du temps à réagir, mais on a tous été pris de court. Et puis y en a qui sont contents d’aller travailler plutôt que de rester enfermés à plusieurs dans un petit appart’. Il y a quand même quelques efforts du côté de la direction, la cantine est gratuite. Bon c’est pas la panacée, il n’y a que des sandwichs. Mais le problème aussi c’est que si on est au chômage technique, alors c’est l’État qui va payer, donc nos impôts. Je préfère que ce soit Becton Dickinson qui paye nos salaires, ils ont les moyens.  » Sa collègue Sarah, technicienne, abonde : « Pour moi tout a été fait comme il faut. A part au début où il y avait un sentiment de deux poids deux mesures par rapport aux télétravailleurs. C’est vrai qu’on venait bosser avec la boule au ventre, mais les chefs ont fini par mettre en place des mesures. Qu’ils soient présents sur site avec nous, ça a été très positif : ils ne nous ont pas envoyés au charbon en restant à l’abri chez eux. »

Et si les leçons à tirer de cette période étaient ailleurs que dans l’analyse à chaud de l’attitude de la direction ? Et si cette crise sans précédent n’allait pas avant tout questionner nombre de salariés sur le sens de leur activité ? Flore, une jeune ingénieure en R&D, est en tout cas pas mal secouée : « Quand je vois que des médecins meurent en soignant des gens, et que Becton Dickinson voulait continuer de faire tourner le labo alors que ce n’est pas une activité indispensable... Je suis vraiment en colère. En plus, je suis stressée pour ma famille, j’ai des proches qui bossent à l’hôpital. Ça fait beaucoup à gérer. » Depuis son appartement où elle est confinée, Flore se sent bien inutile dans cette période. Aujourd’hui la société célèbre les « héros du quotidien  », pour la plupart peu diplômés et mal payés, quand les bons élèves se rendent compte que leurs hautes études ne les ont amenés à rien faire d’intéressant : « Ça fait quelques mois déjà que je ne vois pas trop de sens dans mon travail, je suis derrière un ordinateur toute la journée à faire des documents. En ce moment, je le ressens encore plus, je me sens inutile et impuissante. J’arrive de moins en moins à supporter ce boulot.  » En plus de la hausse d’activité prévue pour les coiffeurs à la fin du confinement, doit-on s’attendre aussi à un pic chez les coachs en reconversion professionnelle ?

Notes

[1Selon une enquête Ifop/Jean-Jaurès de fin mars 2020, 66% des cadres télétravaillent contre 19% des employés et 5% des ouvriers.

[2Les prénoms ont été changés.