Accueil > Hiver - Printemps 2022 / N°64
Où va l’argent Place Des Géants ?
Parachutes plombés pour PDG
De quoi se plaignent les habitants des quartiers populaires ? Selon la Cour des comptes, 10 milliards d’euros sont consacrés chaque année aux « quartiers ». Mais où va ce pognon de dingue ? Les deux pages de reportage dessiné n’ont pas suffi pour évoquer ce qui a sauté aux yeux de la service civique du Postillon* lors de ses nombreuses rencontres : le dévoiement des subventions pour les asso’, le parcours du combattant pour toucher les prestations sociales et la grosse arnaque de l’Anru.
En allant me promener place des Géants j’ai découvert des statues un peu sympathiques, quoiqu’immobiles, et puis tout un tas de rideaux de fer. Tout, ou presque, est fermé autour de la place : le tabac, la librairie, le taxiphone, la boulangerie, le coiffeur, le kébab. Deux commerces subsistent : la boucherie/épicerie ainsi que le Rhumel, une sandwicherie tenue par son gérant Bouzid. Les locaux des anciens commerces sont soit vides, soit occupés par des associations. La ville encourage les assos à s’investir dans les quartiers prioritaires que « la politique de la ville peine à rendre attractifs » (synthèse de la Cour des comptes sur l’évaluation de l’attractivité des quartiers prioritaires, décembre 2020). Mais les habitants désirent-ils vraiment habiter dans un quartier « attractif » ?
Un soir de janvier je discute avec Brahim, habitant de la Villeneuve et gérant de l’association Kiap, située sur la place des Saules, juste à côté de la place des Géants. C’est l’un des plus vieux lieux de convivialité du quartier, qui existe depuis 1992. Il y a un dojo à l’arrière où les jeunes viennent s’entraîner à divers sports tandis que les anciens jouent aux cartes dans la partie avant. Malgré une activité croissante, il doit faire face au manque de subventions. « C’est simple : plus il y a eu d’adhérents, moins il y a eu de sub. Les institutions nous reprochent des choses, c’est sûr, mais c’est pas toujours très clair… Des fois j’ai l’impression qu’elles font plus confiance à des gens qui viennent d’ailleurs pour “animer” le quartier qu’à nous, qui habitons ici depuis plusieurs dizaines d’années. »
Un autre problème notoire est soulevé par Michelle, de l’association À Bord Perdu. Institutrice à la retraite résidant à Fontaine, elle vient quotidiennement Place des Géants ouvrir le local et mettre à disposition des outils pour construire meubles en cartons et autres œuvres. « Tu sais, comme l’a dit Franck Lepage dans une de ses conférences gesticulées (Inculture 1) il suffit de mettre les bons mots dans un chapeau et puis tu fais des phrases aléatoires pour ta demande de subvention. Tu mets “animer” puis “habitants” tu rajoutes “collectif” et c’est bon. »
Les subventions, réservées à ceux qui savent remplir les dossiers et manier la novlangue, échappent donc la plupart du temps aux structures et assos montées par de « vrais » habitants.
Les salamalecs d’usage pour choper des sub’ ne sont pas une exception. Les prestations sociales, notamment gérées par la Caf (Caisse d’allocations familiales), fonctionnent sur le même principe. Si certaines personnes ignorent avoir droit à des aides, le processus de demande est lui aussi semé d’embûches, comme m’en a longuement parlé Régis, un habitant de la place des Géants. C’est l’être humain au langage le plus soutenu que je connaisse, il produit en moyenne trois jeux de mots par phrase, a une très bonne éloquence et pourtant il a, comme il le dit lui même, bac-5, c’est à dire qu’il a arrêté l’école à 12 ans. Il a fait de nombreux boulots, a été à la rue avant de déplier bagages sur la place des Géants. « La moquette de mon appart’ est plus vieille que Jésus, elle a 43 ans, c’est dire. » Régis a récemment bataillé pour constituer son dossier de retraite et a, pour cette occasion, rédigé un texte qui parle de ses galères de jeune retraité : « Il y a […] l’incompréhension du langage administratif, la difficulté des méandres dans lesquels il n’est pas simple d’évoluer, les pertes de temps, de patience et d’énergie induites par des règlements plus absurdes que les lois dont ils sont issus. Attestations, certificats, justificatifs, pièces, preuves et autres reçus, demandés, exigés, priés, nécessaires, voulus, utiles, importants, obligatoires… Toute paperasse qui, plus il y en a, plus il en faut ! » Un sentiment de déperdition qui ne date pas d’hier. « Quand j’étais salarié, il me fallait plus de courage pour lire ma fiche de paye que pour accomplir la tâche pour laquelle j’étais rémunéré au smic : (salaire minable insuffisant pour crever). » Dans son long texte drôlatique, il détaille notamment les difficultés rencontrées pour pouvoir parler avec un être humain au téléphone, les différentes touches sur lesquelles taper selon les différentes situations dans lesquelles on se trouve et précise « Par contre, si vous avez envie de TAPER sur quelqu’un de cette administration, il n’y a, hélas, aucune rubrique dédiée à cet effet, ce qui est bien regrettable. »
Samedi 29 janvier, Jean Castex, Olivier Véran et d’autres membres du gouvernement étaient de passage à la Villeneuve et à Échirolles, notamment pour « se féliciter du bilan d’un an d’action en faveur de la politique de la ville », censée donner plus d’argent aux quartiers prioritaires. Attendus notamment par des habitants venus les interpeller au sujet de l’Anru (Agence nationale de la rénovation urbaine), ils ont dû écourter leur visite pour aller plutôt visiter un centre de vaccination plus calme. Faut dire que contrairement à ce qu’affirme leur propagande, l’Anru donne surtout de l’argent au BTP pour démolir et reconstruire des immeubles, et peu importe l’intérêt des habitants.
Anne-Françoise habitait précédemment au 10, galerie de l’Arlequin, immeuble concerné par les démolitions de l’Anru. Elle a été relogée à côté de la place des Géants. « Pour conserver la même superficie, je paye désormais 200 euros de plus par mois. Ce sont mes enfants qui m’aident financièrement car toute seule je n’en aurais pas eu les moyens. Et encore moi je m’exprime bien, j’ai pu discuter avec mon bailleur, la CDC, alors qu’il y a plein de familles issues de l’immigration qui ont été mises dans l’embarras. » Régis témoin de la conversation ajoute : « C’est le montant du loyer qu’ils ont rénové en fait. » Une autre habitante de la Villeneuve confirme : « Le contrat c’était : on vous expulse mais on n’augmente pas les loyers, par contre votre superficie rétrécit ! Et ça les familles ne peuvent pas se le permettre. Les gens qui habitaient au 20 n’ont pas pu se reloger au 40, c’était trop cher, ils ont dû partir vivre à Eybens. » Chasser les habitants : serait-ce la manière choisie par les autorités pour rendre les quartiers « attractifs » ?
*Par ailleurs autrice d’une bédé qui vient de sortir : Léna Saurel, L’avis des autres, chez la Boîte à bulles, 23€, chez les bons libraires le 16 février. Vous pouvez la commander pour être prems’. Nous on l’a lue franchement c’est bien et elle a même pas 26 ans purée. Le talent n’attend pas le nombre des années.