« Par manque de moyens, l’école devient un lieu insécurisant »
On n’apprend pas tous sous la même étoile. Si le problème des profs non remplacés touche un peu tous les établissements scolaires, il sévit particulièrement dans les écoles des quartiers défavorisés. Comme on peut le voir avec ce récit de la descente aux enfers d’une année scolaire à Léon Jouhaux.
À l’école Léon Jouhaux, dans le quartier Teisseire de Grenoble, il y a une classe à horaires aménagés musique. C’est pour ça que M., n’habitant pas le secteur, y a inscrit son fils en CM1 l’année dernière, pour la rentrée 2022. Deux institutrices à mi-temps devaient y enseigner. Dès le mois de septembre, l’une d’elles, enceinte, est souvent absente, sans être remplacée. Au retour des vacances de la Toussaint, elle est arrêtée et sa collègue obtient une mutation... Dans les semaines suivantes, « il y avait le plus souvent pas classe... et des fois des remplaçants à la journée voire à la demi-journée. En tout, dans l’année, j’ai compté, mon fils a vu au moins 27 instituteurs différents. Et quasi un jour sur quatre, il n’y avait personne, pas de remplaçant. »
Malgré les appels à l’inspectrice, la situation se prolonge jusqu’en décembre, où un instit est nommé. « C’était une catastrophe, il était violent verbalement et physiquement, il a jeté des stylos dans le visage des élèves à travers la classe, tenu des propos racistes, traîné un enfant au sol par le tee-shirt dans le couloir. Il a même lu des extraits de la Bible en pleine classe... » Heureusement pour lui, comme il ne s’agissait pas du Coran, ni le préfet de l’Isère ni Cnews n’en ont parlé.
« Il n’arrêtait pas de culpabiliser les enfants en leur disant que si aucun instit ne voulait rester dans leur classe, c’est parce qu’ils étaient les pires enfants de l’école ou de la ville », poursuit M... Peu avant Noël, il va même jusqu’à donner en dictée à ses élèves, dans leur cahier de liaison, sa « lettre de démission » en leur expliquant que tout était de leur faute.
Finalement, il se représente le lendemain de cette démission, avant d’être mis à pied, suite à des signalements d’autres instituteurs... Pendant plus de 15 jours les nombreuses alertes données par plusieurs parents à l’inspectrice de secteur, à la rectrice, au maire de la ville, au ministère de l’éducation nationale, étaient restées sans effets.
Les écoles Léon Jouhaux sont pourtant classées en Rep (Réseau d’éducation prioritaire), ce qui devrait entraîner une attention particulière sur les moyens alloués... Une parent déléguée raconte : « La population n’est pas facile dans cette école, certains enfants ne maîtrisent pas le français... Une bonne partie de l’équipe pédagogique est top mais cela fait plusieurs années qu’il y a des problèmes de non-remplacement. Déjà il y a trois ou quatre ans, une classe de CM1-CM2 n’avait presque pas eu classe de l’année... »
Pour l’année dernière, les conséquences de ce manque d’effectif s’aggravent après l’agression du 7 mars. Ce jour-là, le père d’un élève déboule devant l’école avec un grand couteau pour menacer un enfant de huit ans « sous prétexte qu’il avait soi-disant harcelé son fils » raconte M. « Une mère s’est interposée, elle s’est pris un coup de tête, s’est fait arracher les cheveux, dans des hurlements. Tout ça devant tous les enfants qui s’apprêtaient à rentrer dans l’école... »
Ce qui la scandalise le plus, c’est que cet évènement traumatique n’a donné lieu à aucune suite à la hauteur des enjeux. « L’inspectrice a reçu des parents délégués mais n’a rien proposé pour protéger et rassurer l’ensemble des élèves présents, ni cellule de crise d’ampleur, ni soutien psychologique conséquent... » Plusieurs d’entre eux ont pourtant très mal vécu cet évènement, entre crises d’angoisse, terreurs nocturnes, difficultés à revenir à l’école... « Les situations de harcèlement entre élèves se sont alors multipliées. Mon fils a fait partie des victimes, en un mois, il a complètement sombré. Il ne pouvait plus aller à l’école, se mettait dans des colères monstres, avait des idées noires... Comme toute l’école était secouée par l’histoire de l’agression et qu’aucune relation n’avait pu se créer avec un adulte référent, mon fils n’a pas pu être écouté, personne n’a su prendre la mesure de ce que d’autres enfants lui faisaient vivre. » Pour M, les situations de harcèlement sont aussi « le résultat de la violence vécue par les enfants dans un système scolaire en déroute. Par manque de moyens, l’école devient un lieu insécurisant. »
Comme toujours avec les faits-divers, l’agression au couteau du 7 mars avait fait les gros titres de la presse locale et nationale. Une fois tiré le maximum de clics de cette histoire glauque, les médias étaient passés à autre chose, sautant sur le prochain fait-divers sordide capable de titiller les bas instincts des internautes. Ici comme ailleurs, il y aurait tant à raconter pour faire réfléchir aux causes et conséquences de ces évènements dramatiques. Selon plusieurs échos, le manque de personnel enseignant dans les établissements scolaires de la cuvette semble avoir encore empiré à la rentrée 2023. Idem pour les animateurs périscolaires sous-payés, dont le manque conduit depuis début septembre plusieurs écoles grenobloises à fermer des créneaux de périscolaire.
Après n’être quasiment pas allé à l’école au dernier trimestre, le fils de M. a quitté Léon Jouhaux pour aller dans l’école de son quartier grâce au soutien des médecins et psychologues scolaires. « Là-bas, il y a eu un très chaleureux accueil, une reconnaissance du traumatisme et depuis il se remet peu-à-peu, se réconcilie avec l’école, apprend à refaire confiance... ». Pour ceux obligés de rester à l’école Léon Jouhaux, ils n’ont plus qu’à espérer que les promesses du ministre de l’éducation annonçant « un prof devant chaque classe » et de grands moyens pour lutter contre le harcèlement ne soient pas – une fois de plus – que du vent...