“Quand on vit dans la rue, on les connaît les microbes”
Fred est un personnage du quartier Saint-Bruno. Il fait partie des 1700 personnes à Grenoble et dans l’agglomération [1], qui n’ont pas de chez eux pour répondre à l’injonction du confinement. Son spot, c’est le square avec vue sur la dragonne. De là, avec ses deux chiens et sa petite radio, il observe tout, de nuit comme de jour.
« Cette place est très bruyante normalement, il y a le brouhaha du marché le matin, les gens qui passent dans tous les sens, à pied, en voiture, à vélo, les terrasses sont pleines, ça discute, ça crie, le square est bourré de gamins qui courent et piaillent... maintenant ça fait un vide, tout le monde a disparu et les bruits avec.
Tout ce vide, ça fait que je n’ai plus mes repères ; je ne vais plus prendre mon café le matin au bar, alors je bois une bière, l’après-midi je m’endors et puis la nuit je me réveille n’importe quand.
Normalement la nuit il y a toujours des tas de gens qui passent, à la fermeture des bars et des boîtes, il y a aussi ceux qui traînent sur la place, mais là, c’est mort !
Des fois le matin je mets la radio un peu fort pour que ça fasse moins vide. Comme ça j’ai l’impression qu’il y a des gens qui causent pas loin. Il y a que mes petits oiseaux qui sont contents, on les entend bien chanter ceux-là du coup...
La nuit est longue. Pour passer le temps, je regarde des films sur ma petite télé, que je branche sur une batterie. J’ai un panneau solaire, je le fais bien charger toute la journée quand il y a du soleil. Dernièrement elle était complètement à plat, mais il y a mon livreur de journaux qui me l’a rechargée. Lui il passe à 4 h du mat’, ben oui il est livreur forcément, il m’amène mon journal. Là aujourd’hui j’ai eu le Libé. Comme ça j’ai les infos ; et j’ai aussi ma petite radio. Mais faut pas trop les écouter les infos, ça tape sur le système.
Ça se voit sur la tête des gens que ça fait long ce confinement, ça leur pèse. Je les vois passer, ils ont le visage qui devient gris, l’étau se resserre on dirait.
Il y a une dame qui m’apporte le café tous les matins, et quand je dis que je vais devoir aller m’acheter un truc, elle me répond : “Ben tiens, je vais faire des courses, je tes les ramène” alors que je demande rien, hein. C’est sympa, il y a de l’entraide.
Et puis il y en a qui viennent tous les jours me voir et qui restent discuter un moment. De toute façon moi je suis tout le temps là, on sait où me trouver au moins ! Je dis que mon bureau est ouvert de 9 h à 23 h 30 ! Après ça les inscriptions sont closes, je ferme le rideau, et à demain matin.
Il n’y a plus les maraudes comme d’habitude, l’assoc’ qui est juste derrière est fermée en ce moment, ils sont tous rentrés chez eux. Il y a juste la Croix‑Rouge qui est passée une fois, ils m’ont filé un bout de fromage et du pain.
De toute façon j’ai pas envie d’aller m’entasser avec 60 personnes. Qu’est ce que je ferais ? J’ai mes habitudes, avec mes chiens, on est bien tous les trois, on se débrouille.
Dernièrement j’étais dans le square, au soleil, mais la police m’a dit que les parcs étaient interdits, que si je restais là ils me mettraient une amende. Alors je me suis mis là, à 100 mètres du square. Il y a quelques jours un camion de police et deux voitures de la BAC se sont garés juste devant moi, ils ont chopé trois jeunes. Ils m’ont pas emmerdé, ils m’ont dit : “On sait bien que...”, ben oui ils savent bien qu’ils peuvent pas me dire de rentrer chez moi !
J’ai pas peur d’être malade, pourquoi je le serais ? Moi je suis bronchitique asthmatiforme, j’ai ma ventoline, tout ce qui faut, c’est pas un problème... mais si je ne tombe pas malade c’est peut être parce que je prends pas de médicament. Et puis quand on vit dans la rue, on les connaît les microbes. De toute façon, vivre dans la rue c’est déjà une maladie. »
“Comment voulez-vous que le virus ne circule pas entre nous ?”
« Les personnes de nationalité étrangère, qu’elles soient en situation régulière ou non, sont prises en charge, lorsque leur situation le nécessite, dans les dispositifs de droit commun, dans les mêmes conditions sanitaires que le reste de la population. » C’est le préfet de l’Isère qui parle dans Le Daubé du 3/04/2020. Froid et rêche comme un haut-fonctionnaire de l’État. L’épidémie et les migrants vivant à la rue ou en grande précarité ? Pas de problème, on gère, circulez y’a rien à voir, surtout #restezchezvous et venez pas mettre votre nez dans nos affaires. Et pourtant, le confinement est un révélateur des carences de l’État. Comme dans ces centres d’hébergement d’urgence hivernal, regroupant des dizaines de personnes sous l’égide d’une association agréée par l’État. Le mardi 24 mars, des militants du collectif Lutte-hébergement ont invité la presse à découvrir la situation du centre rue Leconte de Lisle à Grenoble. « On est douze familles, environ 60 personnes, présentes depuis quatre mois sur ce terrain » raconte Lela, une des habitantes devant les algécos posés dans le terrain vague. « On a que deux toilettes et deux douches, et elles sont dans un état catastrophique. Pour cuisiner, on a que deux plaques. Comment voulez-vous que le virus ne circule pas entre nous ? Si un de nous l’attrape, tout le monde l’a. On est tout le temps en train de toucher les mêmes choses. » Comme dirait monsieur le préfet : « Les mêmes conditions sanitaires que le reste de la population. » Lela conclut : « On remercie beaucoup l’État de nous avoir logés [NDR : avant ces familles faisaient partie de celles qui dormaient sous le pont entre la gare et Saint-Bruno], mais avec l’épidémie, on vit une situation catastrophique. » Deux semaines plus tard, « si quelques maigres améliorations ont pu être obtenues », selon les militants, les conditions sont toujours « indignes et dangereuses », notamment à cause de « distributions alimentaires insuffisantes en quantité, ou bien non adaptées aux régimes spécifiques (allergies, diabète, cancers, etc.) ».
Le Patio, lui, n’est pas géré par l’État, mais « fonctionne de manière autogérée », selon des habitants interrogés. Ce bâtiment du campus a été occupé puis mis à disposition par l’université Grenoble-Alpes depuis deux ans pour loger environ 70 migrants. « Tout le monde a peur à l’idée de voir le virus se propager dans le lieu. Il y a des personnes fragiles, des hommes âgés, une famille avec un enfant de trois ans. Tout le monde n’a pas de couverture maladie. Les procédures pour avoir des papiers, déjà longues et très incertaines, sont à l’arrêt. Les étudiants n’arrivent pas à bosser, entre la promiscuité, le bruit et le manque d’ordinateurs. » Et la distanciation sociale, comment ça se passe ? « Nous essayons de mettre en place des mesures d’hygiène (mise à disposition de savons/désinfectants), mais c’est très compliqué. Les douches sont celles du club de rugby à plusieurs centaines de mètres du Patio, chaque chambre compte entre cinq et treize habitants, le coin cuisine et l’unique point d’eau sont à l’extérieur… » Apparemment là aussi, le préfet devrait venir observer les « mêmes conditions sanitaires que le reste de la population ». Faut dire aussi que les habitants du Patio ne comptent pas sur les services de l’État pour réussir à bouffer : « La Banque alimentaire de l’Isère et la Ville de Saint-Martin d’Hères nous soutiennent. Et surtout l’association RUSF (Réseau universitaire sans frontière) a mis en place un dispositif permettant de centraliser les dons des personnes qui souhaitent soutenir le Patio (info sur les comptes facebook du RUSF 38 ou sur lepatiosolidaire). Cela permet d’éviter qu’il y ait trop d’allées et venues et de réduire les risques de contamination. » Pendant que les demandeurs d’asile s’entassent dans des algécos ou petits bâtiments, les bâtiments vides restent soigneusement hermétiques à toute entrée de potentiel porteur de virus. Et pourtant, rien que par exemple dans les bâtiments récemment vidés des volets verts de l’Abbaye ou du 10-20 galerie de l’Arlequin, il y aurait de quoi en loger des humains « dans les mêmes conditions sanitaires que le reste de la population ».
“Je sens la froideur des gens”
« Hé t’as pas des feuilles ? » On passait là à vélo dans le parc Paul Mistral, lors d’une nanosortie photographique pour documenter Grenoble en ce quatrième jour de confinement. Et voilà comment on nous a alpagué. Ça a du bon d’être fumeur, quoi qu’en disent les moralisateurs. Ça crée des liens et des cancers.
Des Guinéens, l’un avec une bière, un autre poète, un bavard, un taiseux, et puis un personnage : Waku Moïse. Le seul Sénégalais avec ses « compatriotes africains » comme il aime à le répéter. On discute, à distance, on échange nos numéros de téléphone. Plus tard on reçoit un message sur le répondeur : « Allo ! C’est Moïse, tu viens de nous photographier dans le parc. Nous sommes la petite famille en souffrance et en galère, mais on accepte notre sort. On apprendra à se connaître, franchement appelez-moi quand vous voulez, au moins vous pourrez être la voix des sans voix pour nous, merci beaucoup. Allez porte-toi bien ! »
Ce mardi 24 mars, on retrouve Waku Moïse. Il est assis seul le long d’un petit parking à côté du parc Paul Mistral. Sur le muret, il fait sécher au soleil une poignée de vêtements. « Mets ton vélo là, c’est plus discret, les flics passent souvent sur le boulevard là-bas. » Accroupis, on écoute la voix suave de ce Sénégalais de 43 ans raconter son quotidien. Lui qui passe ses journées dehors et ses nuits dans le parc ou en centre d’hébergement.
Au Sénégal, Waku Moïse tenait un restaurant à Oussouye, dans le sud du pays : « Il figurait dans le Guide du routard », raconte-t-il fièrement. « J’ai un diplôme hôtelier, je peux te faire un bœuf bourguignon si tu veux ! » En 2014, le cuisinier quitte son pays natal et rejoint sa famille à Corbeil-Essonnes où son père, militant au Raddho (Rencontre africaine pour la défense des droits de l’Homme) a obtenu le statut de réfugié politique. Plus tard, Waku Moïse tombe amoureux, se marie et s’installe en Isère : « Je travaillais comme auxiliaire de vie à Saint-Marcellin dans un foyer pour handicapés, puis à Roybon. On s’est séparés avec ma femme, alors je suis venu à Grenoble en espérant trouver le même travail, mais ça n’a pas marché et ça fait dix mois que je vis à la rue. »
Il fait le tour des agences d’intérim et décroche quelques journées de boulot au centre de tri des déchets à la Tronche. « Je serais encore en train de travailler s’il n’y avait pas eu le coronavirus. Le centre de tri s’est séparé des intérimaires, dont moi, et d’une partie des salariés, deux jours avant le confinement. Je n’ai plus de travail depuis. J’ai pas le droit au chômage. Je vais être payé le 12 avril, j’ai fait quatre jours d’intérim. Les Restaurants du cœur sont fermés alors je bricole comme je peux. »
Ses affaires sont éparpillées chez des amis à droite à gauche. De temps en temps, il va y faire sa lessive. Ces mêmes amis lui apportent à manger et lui téléphonent, mais, explique-t-il, « je ne dors plus chez eux, je n’ai pas envie d’être une personne à charge avec ce virus, je préfère avoir mon autonomie ».
Waku Moïse passe son temps dehors, le plus souvent dans le parc ou à proximité : « Les flics mettent quand même la pression, je me sens pas tranquille en étant dehors. Ils viennent trois ou quatre fois par jour, mais Dieu merci ils ne m’ont mis aucune amende, ils semblent comprendre ma situation. » Certaines nuits il arrive à se loger dans un centre d’hébergement : « Aux algécos, à côté de l’hôtel de police. Là-bas, il y a des toilettes communes et on se lave dehors. Faut partir des lieux entre 8 h et 8 h 30. On est trois ou quatre par chambre. Mais qu’est qu’on combat ? Peut-être que je suis un danger et porteur, peut-être que ce sont les autres. Il faut des mesures idoines, chacun dans sa chambre, mais ils ne veulent pas mettre les moyens pour nous qui sommes à la rue. »
Deux hommes au loin s’approchent puis bifurquent. « Hé venez me dire bonjour ! C’est pas un flic. Hé les compatriotes ! Ok, vous voulez pas, vive la Guinée-Conakry ! » s’exclame Waku Moïse. Les compatriotes, ce sont tous les Africains subsahariens, surtout des Guinéens en demande d’asile, avec qui il traîne dans le parc. Les rares personnes qui lui parlent encore. « Je sens la froideur des gens, ils sont de plus en plus éloignés les uns des autres, ils se demandent qui est porteur et qui ne l’est pas, il y a de la méfiance. Les humains s’éloignent de plus en plus depuis que le confinement a été mis en place. Plus personne ne me parle... Ah si, sauf cette dame l’autre jour qui est venue nous demander si on avait besoin de quelque chose, elle nous a donné cinq euros. »
Sur le parking, des joggeurs joggent, des trottinettes trottent, des vieux marchent, en silence. Waku Moïse tire sur son cigare et avale quelques gorgées de bière. Les sirènes des flics retentissent. « Grenoble est une ville pleine d’activité, là c’est devenu une ville fantôme, on dirait qu’il y a eu une guerre même s’il n’y a pas de ruines, c’est triste. Ça craint, les lois et les décisions qui sont prises se corsent, on est dans une guerre froide. » Naïvement, on lui demande comment il s’informe : « Avec les journaux que je ramasse, la télé quand je passe chez des amis, par le bouche-à-oreille et en consultant Internet quand j’ai un peu de crédit. » Coupé des gens, mais pas du monde.
Waku Moïse s’y connaît en maladies infectieuses, lui qui dit avoir attrapé dix fois le paludisme au pays. « Cette maladie en Afrique a rapporté beaucoup d’argent aux industries pharmaceutiques, qui sont des entreprises occidentales évidemment... »
Et le Covid-19, qu’est-ce qu’on pourrait faire pour en guérir ? Lui a le remède : « Étant un petit peu traditionaliste, je crois pouvoir soigner les gens de ce virus. C’est une petite grippe comparée au paludisme [2]. J’ai une recette, j’en ai préparé et j’en ai pris. Dedans il y a de la myrrhe. C’est un arbre qui pousse en Afrique, avec ses graines on fait des huiles et ça sert aussi contre la toux et la fièvre. » D’un air malicieux, Moïse conclut : « Tu rajoutes du citron et un autre ingrédient... que je ne vais pas te révéler ! »