Accueil > Printemps 2014 / N°25
Boulot de merde
« On est parfois obligé de mentir pour interpeller les gens »
L’un de nos reporters cherche, comme vous l’aviez compris si vous avez été attentif aux précédents numéros, un métier proche de ses attentes. Il a lu quelque part que le boulot d’agent de sécurité demandait à être « calme et patient, réfléchi et autonome, psychologue, responsable, sociable, en bonne condition physique, mobile et bon en expression écrite », des qualités correspondant trait pour trait à sa personnalité.
Profitant d’un samedi après-midi pour s’adonner à son passe-temps favori, le shopping à Grand-Place, il a saisi l’occasion, à la sortie d’un de ses magasins préféré, pour aborder le vigile posté là et lui demander ce qu’il en pensait.
Comment tu as commencé ce boulot ?
Je suis arrivé en 2001 en France, je n’avais pas de situation. J’ai un copain qui avait une boîte de sécurité sur Paris qui cherchait des agents de sécurité sur Grenoble, même si je n’avais pas de papiers ils pouvaient m’engager, et j’ai commencé par les boîtes de nuit, en 2004.
C’est un métier qui n’est pas facile. On doit toujours rester debout. Dans les magasins, on a la confiance de personne. Le client n’est pas avec toi, le responsable du magasin n’est pas avec toi, tout le monde se méfie du vigile. Ton propre responsable ne veut pas aller à l’encontre de ce que son client lui dit. On subit des injures, on nous donne un pouvoir qui ne nous appartient pas. Par exemple, on nous demande de fouiller les sacs des clients, on n’a pas le droit ! Déjà lors de la formation on nous a fait comprendre qu’on n’avait pas le droit, mais sur le terrain on nous force à le faire. En plus, les horaires ne sont pas respectés. On peut faire facilement de sept heures à dix-neuf heures, avec une heure de pause. Toutes les six heures, on devrait avoir ne serait-ce que quarante-cinq minutes de pause, on ne les fait pas. Quand tu te plains au directeur du magasin, il te répond : « je ne te paie pas pour que tu viennes faire des pauses chez moi ». Pourtant c’est la loi.
Parfois quand tu rentres dans un magasin, le client [NDR : le responsable de magasin] te dit : « je veux beaucoup d’interpellations », l’autre te dit : « je ne veux pas d’interpellation ». Parce que quand on fait une interpellation, après on paye les pots cassés. Parfois après avoir interpellé quelqu’un, il peut venir t’attendre en bas de chez toi pour te faire la peau. Moi personnellement je n’ai pas trop ce problème-là parce que je connais différents gars du secteur, et aussi je ne me laisse pas impressionner. On a eu des collègues qui se sont fait tabasser après leur boulot, ils se sont retrouvés à l’hôpital. C’est un métier à haut risque. Quand c’est comme ça, l’employeur décline sa responsabilité. Ça s’est passé en dehors du travail.
Tu n’as jamais eu de problèmes de ce type ?
Pour l’instant, non. Je sais que quand je rentre dans un quartier, je suis toujours prudent. Je suis sur mes gardes. Je sais que je peux me défendre physiquement. Mais s’ils sont nombreux je fais comment ? À un certain moment je me dis que je n’ai pas envie de courir des risques comme ça toute ma vie. J’aimerais être chauffeur de bus, parce qu’au moins je conduis mon bus, je mène le client à destination, je rentre chez moi, sans prise de tête en pensant que tu as interpellé quelqu’un ou que tu l’as soupçonné. Tout est en faveur du client qui vient voler. S’il t’insulte et que tu portes la main, tu perds ta carte professionnelle. On va te dire que tu n’as pas de patience. Parfois les enfants te crachent dessus. Tu ne peux pas leur répondre. C’est vraiment mal rémunéré vu le danger qu’on court. On est payé neuf euros net de l’heure. Les interpellations ne sont pas payées. Bon, il n’y a aucune motivation à faire ce travail. Il y a certaines boîtes qui motivent les salariés. Mais cette boîte ne nous motive pas.
Certaines boîtes donnent des primes quand il y a des interpellations ?
Oui. Avant, on avait ces primes-là, mais le nouveau directeur les a supprimées. Nous, puisqu’on n’a plus de primes, beaucoup d’agents laissent faire, ils se disent : « le magasin a une assurance ». Mais on a parfois une conscience professionnelle qui nous oblige à vouloir bien faire le travail. Quand les portiques déclenchent la sonnerie, qu’on est appelé à fouiller telle personne, on est obligé. Et quand je demande à quelqu’un de me montrer son sac, il faut que je sois sûr à 100 %. Parce qu’après cette personne peut se retourner contre toi. Tu peux avoir une plainte contre toi, parce que soi-disant tu l’as offensée, tu l’as traité de voleuse ou de voleur. Et tout ça retombe sur toi, le responsable de magasin ne prend pas ses responsabilités.
Qu’est ce que tu as comme contrat ? Combien d’heures tu travailles ?
On est en temps partiel, en CDI et en CDD. Au maximum on travaille 48 h par semaine, 12 h par jour. J’ai un contrat de 151 h minimum par mois. En semaine je dois avoir au moins un jour de repos. Mais l’employeur joue un peu sur la psychologie de ses agents. La semaine prochaine il m’a programmé tous les jours. Donc je n’ai même pas un jour de repos. Comme il y a aussi plein d’autres problèmes dans la comptabilisation des heures que j’ai faites, je lui ai dit que j’allais le poursuivre aux prud’hommes s’il me faisait faire tous ces jours.
Est-ce que le boulot est plus difficile à Grand-Place qu’en centre ville ?
Non, c’est une impression qu’on peut avoir, mais Grand place n’est pas plus difficile que d’autres lieux, parce qu’il y a déjà la police de sécurité qui appartient au centre commercial. Ceux qui foutent parfois la merde dans les magasins ne peuvent plus venir, parce qu’il y a la police qui sillonne le centre commercial.
Les interpellations sont plus faciles du coup ?
C’est ça. Parce que quand quelqu’un sort du magasin et qu’il court, parfois ce sont les agents de sécurité de Grand place qui viennent l’attraper. Ils peuvent aussi tomber sur la police nationale. Par contre, quand on est au centre ville, si l’agent de sécurité est en pause, les gars peuvent sortir en courant. Tu vas appeler la police municipale ? Le temps qu’elle arrive, il est parti. En ville, j’en connais des magasins où, quand l’agent de sécurité est en pause, des gens viennent voler. Ils connaissent les horaires du vigile. Donc les autres magasins en centre-ville sont plus en danger que les centres commerciaux. Les gens se disent que parce que c’est entouré de cités c’est plus dangereux, c’est faux.
À quel moment tu as le droit d’interpeller quelqu’un ?
On te dit que pour interpeller un client qui a volé il faut que le client soit sorti du magasin. Et une autre loi te dit : si tu interpelles le client à l’extérieur du magasin, tu n’es pas couvert parce que tu n’es pas assuré que dans le périmètre du magasin. Or pour l’interpeller il faut qu’il soit sorti, donc tu n’interpelleras jamais. Mais si le gars a volé et qu’il est déjà sorti du magasin, tu sors, tu le suis, il y a quelque chose qui se passe, rien ne te couvre. Ce n’est pas facile. Donc on ne se prend pas la tête, on sort quand même et on l’interpelle. Même la police, quand ils viennent interpeller quelqu’un, la première chose qu’ils nous demandent, c’est « où était cette personne ? » Si tu dis qu’elle était à l’intérieur, la police te dit que ce n’est pas considéré comme un vol. On est parfois obligé de mentir pour interpeller quelqu’un. On doit l’interpeller à l’intérieur parce qu’on sait que cette personne est dangereuse, et lors du procès on dit qu’il était dehors. La majorité des interpellations a toujours été faite comme ça hein !
Est-ce qu’il y a des gens qui refusent d’ouvrir leur sac ?
Ça dépend de la façon dont on les aborde. Moi franchement je leur parle avec respect et politesse. Généralement, quand tu abordes les gens poliment, même s’ils ont un grand sac, ils te l’ouvrent quand ils n’ont rien à se reprocher. Ceux qui ont quelque chose à se reprocher, ils te font tout un scandale, tu es obligé parfois de demander qu’on appelle le PC sécurité parce que tu vas pas passer tout ton temps à ça. Eux non plus n’ont pas le droit légalement de faire ouvrir un sac et si la personne ne veut pas, ils sont obligés d’appeler la police nationale.
Pourquoi tu fais ce métier ?
On le fait parce qu’on a pas d’autre travail, c’est le seul métier où on a toujours besoin de personnel. Si c’était aussi bien que ça, y aurait pas autant d’offres d’emploi dans la sécurité.
Dans ce métier c’est surtout des Noirs et des Arabes qui travaillent ?
Je dirais même pas les Noirs et les Arabes, surtout les immigrés. Parce que quelqu’un qui a grandi ici, franchement, il ne peut pas faire ce métier.
On peut dire que c’est un boulot de merde ?
Oui, on peut le dire, parce que ton employeur ne te respecte pas, ni les clients du magasin, et que tu es mal rémunéré. Franchement j’appellerais ça un boulot de merde. C’est juste parce que je suis immigré que je trouve un peu mon compte dans ça. Quoi que je fasse, c’est un peu mieux que ce que j’aurais pu faire dans mon pays d’origine.