Accueil > Février / Mars 2012 / N°14

Reportage animalier

Nos amis les journalistes

Parmi toutes les espèces qui peuplent les villes de notre monde occidental, les journalistes en sont assurément une des plus singulières. Si l’on entend beaucoup parler de lui, on ne sait pas grand chose de sa manière de vivre, ses habitudes, ses mœurs, ses relations. Fin janvier, notre reporter animalier a profité du Forum Libération 2012, réunissant comme d’habitude un grand troupeau de journalistes, pour tenter de saisir rites et habitudes de cette espèce fascinante. Compte-rendu photographique à la MC2.

La bête est grégaire  : elle appartient à une ou plusieurs tribus qui se donnent des noms exotiques (TF1, BFM TV, Rue 89, Huffington Post,...). Pour marquer leur territoire, il arrive aux tribus de placer de grands étendards devant les lieux où elles se réunissent. Sur cette photo, on peut distinguer les drapeaux de France Bleu, France Culture, BFM TV, et au fond des deux tribus organisatrices du raout, Marianne et Libération. Bien entendu, il y avait beaucoup d’autres tribus à cette fête, mais seules quelques unes ont le privilège d’afficher leurs couleurs, signe de domination animale.
On remarque également l’étendard de la Ville de Grenoble. Un peu de zoologie : elle ne fait pas partie de l’espèce des journalistes mais de celle des politiques. Les deux espèces sont souvent très liées et se rendent beaucoup de services, ce qui explique qu’il leur arrive d’afficher leurs oriflammes au même endroit. En l’occurrence, la Ville de Grenoble a beaucoup aidé les tribus Libération et Marianne à organiser cette rencontre, en leur fournissant gracieusement les locaux, la logistique (pris en charge par le cabinet du chef de meute Michel Destot) et les sucettes de la tribu entrepreneuriale de JC Decaux pour faire venir d’autres espèces.
Libération a su être reconnaissant de ces amabilités et a glorifié trois fois Destot en moins d’un mois. Le 6 janvier, un article au titre digne d’un communiqué de presse affirme  : «  Logement  : l’agglomération iséroise montre l’exemple sur la loi SRU quand d’autres villes traînent les pieds  ». Le 14 janvier, Destot et le «  pôle enseignement supérieur et recherches de Terra Nova  » co-signent une tribune «  Étudiants étrangers : nouveaux ennemis de l’intérieur ?  ». Et le 28 janvier, le quotidien publie une interview de Destot à propos du Forum et de François Hollande. Pour finir de le remercier, Libération invite deux fois Michel Destot à venir parler à la tribune, histoire de flatter son égo.

Dans l’enceinte de la MC2, les journalistes ont droit à un accueil privilégié par des autochtones qui leur présentent les lieux. Un de ces autochtones nous précise qu’une quarantaine de tribus sont représentées pendant ces trois jours. Il nous indique également que le chiffre de «  27 000 entrées  » claironné à tout va pour souligner le succès de cette rencontre indique le nombre de tickets distribués et que la plupart des personnes sont allées à plusieurs conférences et ont donc pris plusieurs tickets (certaines se sont rendues à une dizaine de conférences). Cette évidence n’empêchera pas Michel Orier, chef de la maison MC2, de fanfaronner lors de la séance de clôture de ce forum que «  Vous avez été 27 000 ! 27 000 participants. Ça, c’est une leçon de démocratie  !  », chiffre repris en chœur par les médias.

Le journaliste se distingue souvent des autres animaux par la présence de prothèses technologiques au bout de ses bras ou sur sa tête, type caméras, casques, appareil photo ou micro portatif, comme on peut le voir chez ces deux journalistes de la tribu Le Petit Journal (3). Néanmoins, certains - ceux des tribus «  presse écrite  » - sont nettement moins visibles. Mais généralement ils se reconnaissent par le collier qu’ils portent autour du cou tel les chiens domestiques ou par le regard éveillé et intelligent qui les caractérise, comme on le voit sur cette photo (4) de Nicolas Demorand (au centre), le chef de la tribu Libération.

À quelques exceptions près, le journaliste ne va jamais tout seul dans les territoires hostiles que sont les «  banlieues difficiles  ». Pour s’y rendre, il attend que d’autres personnes que les habitants ne l’y invitent, par exemples des policiers lors d’une opération «  coup de poing  » ou les candidats à la présidentielle lors d’une opération «  communication  ». Jean-Luc Mélenchon, candidat du Front de Gauche a profité du Forum Libération pour rendre une visite médiatique au quartier de la Villeneuve. Une dizaine de journalistes l’ont donc suivi. Lors de ce genre d’évènement les journalistes se déplacent en meute et suivent de manière extrêmement rapprochée le candidat. Cette volonté les oblige quelquefois à réaliser quelques acrobaties pour parvenir à être tout le temps au plus près de lui. Ils sont même capables de marcher sur leurs deux pattes en marche arrière afin de filmer un candidat en train d’avancer.

Si la plupart des journalistes peuvent se déplacer librement, certains sont enfermés dans des cages aux couleurs de leurs tribus et ne peuvent pas en sortir (6). Ils doivent même parfois supporter la proximité des hommes politiques comme on le voit sur cette photo, où les journalistes de France 3 sont confinés dans le même espace restreint que l’animal politique Eric Woerth (7).

Le journaliste prend bien soin d’assurer la relève de l’espèce et de donner aux jeunes générations une bonne formation. Ce genre d’évènement est un endroit idéal pour les faire progresser, car ils peuvent se faire la main en interrogeant notamment... des journalistes ! Sur cette photo des stagiaires de Grenews interrogent le chef de la tribu Libération Nicolas Demorand. Le résultat est tout simplement passionnant et nous apprend notamment que Demorand «  ne sait pas faire de luge  » (Grenews, 28/01/2012).

Le forum s’achève par une conférence intitulée «  Les médias sont-ils encore crédibles ?  ». On a pu en apprendre un peu plus sur cette espèce, qui semble vouloir avant tout nouer des relations d’amitiés avec les publicitaires, plus que «  porter la plume dans la plaie  », comme le disait Albert Londres. Maurice Szafran, chef de Marianne, s’est ainsi défendu : «  Plus de pub, c’est plus d’argent et plus d’argent c’est plus d’indépendance. La presse indépendante doit se battre pour avoir plus de publicité  ». Il nous a aussi éclairé sur les fréquentations des journalistes : «  Une grande partie de notre métier, c’est être au contact avec les élites  ». Le chef Nicolas Demorand est allé dans son sens en affirmant que «  la pub, c’est le modèle économique de la presse  ». Pour faire le lien entre le titre du débat et le contenu, qui a beaucoup tourné autour de l’argent, il a également avancé : «  Crédit et crédibilité ont la même racine  ».