Accueil > Printemps 2024 / N°72

NOYERS : L’AGRICULTURE LA TÊTE SOUS L’EAU

« La vue des poules, je te garantis que beaucoup de Grenoblois aimeraient l’avoir ». À 23 ans, Florian est le « dernier agriculteur de Corenc » une des communes les plus riches de France (voir Le Postillon n°19). Je l’ai rencontré pendant le mouvement des « agriculteurs en colère ». Le premier jour, il était venu à vélo, avec un curieux et très bruyant klaxon de TGV sur le porte-bagage. Très sympathique, il m’a invité à venir visiter sa ferme, sur les charmantes hauteurs de Corenc, donc. Tout n’est pas franchement bucolique : si sa famille est présente « depuis quatre ou cinq générations  », il se retrouve aujourd’hui seul pour s’occuper des soixante vaches à viande, depuis le suicide de son père il y a deux ans.

Pour lui, le début des emmerdes pour les agriculteurs, c’est la « grande distribution qui nous a assassinés » : «  mes grands-parents faisaient du lait, ils vendaient 400 litres par jour en vente directe à la ferme. Quand Carrefour s’est installé à Meylan, c’est passé en quelques années à 30 litres par jour ». La famille a donc continué à faire juste de la viande, tout en transformation et vente directe pour des colis de veau de 5 kilos. Il peut compter sur le fort pouvoir d’achat de ses voisins plus ou moins bienveillants avec son activité : «  certains me soutiennent quoi qu’il arrive, d’autres s’énervent pour les mouches, les cloches, les bouses ou le bruit du tracteur... » D’autres arrêtent de lui louer des parcelles, pour les louer à des propriétaires de chevaux, plus lucratifs.

Au début de mon article sur les agriculteurs en colère, je le pensais comme ça : une succession de portraits comme celui de Florian. Je le savais déjà avant : la situation des agriculteurs est très variée et il est à peu près aussi stupide de dire « les agriculteurs pensent... » que « les Français pensent… ». Dans le choix des types de fermes, des modes de production, des façons de vendre, du rapport à la mécanisation, aux produits chimiques etc., il y a encore en Isère une assez grande « biodiversité ».

Alors je voulais documenter cette biodiversité, en commençant par raconter la vie de Florian qui, tout seul, doit gérer ses plus de 90 hectares de pâturages et de foins. Tout seul, il bricole ses vieux tracteurs et ses bâtiments plus ou moins brinquebalants avec « 50 ans d’investissements qui n’ont pas été faits. Je ne fais que de l’autoconstruction parce que je n’ai pas les moyens… Je mets un peu de sueur, d’huile de coude et d’essence dans la bétonnière, et en avant !  » Tout seul, il doit se taper «  le tas de paperasse » : «  pour m’installer c’était l’horreur ! Et encore j’ai même pas demandé la DJA [dotation jeunes agriculteurs] finalement parce qu’il y avait trop de contraintes. Aujourd’hui faut avoir bac+5 pour être agriculteur... » Tout seul il bosse « au moins quatorze heures par jour », se souvenant de son dernier week-end de congé, «  il y a trois ans à Chambéry : j’étais tombé malade. » Je voulais parler de la situation de Florian parce qu’elle est symptomatique de celle de beaucoup d’agriculteurs dans le coin : « assis » sur un tas d’or, travaillant des terrains très prisés s’ils venaient à passer en constructible, lui survit avec trois bouts de ficelle, toujours sur un fil. « Si tu t’écoutes, du jour au lendemain, c’est vite fait de tout envoyer chier. Il y a des matins où je suis démoralisé et d’autres où j’y crois dur comme fer  ».

Des témoignages comme ça, plus ou moins tragiques, j’aurais pu en collectionner des dizaines pendant ce mouvement agricole qui m’a tout de suite intrigué. Lors d’une virée en Matheysine début janvier, j’avais été touché par la poésie qui se dégageait des premières actions de ce mouvement, le retournement des panneaux de commune, pour signifier « on marche sur la tête ». Alors quand les blocages ont commencé, je suis allé voir. J’étais là le jeudi 25 janvier, quand des centaines de tracteurs sont arrivés en ville, bloquant les grands boulevards. J’étais là quand ils ont déversé du purin sur la Dreal (Direction régionale de l’environnement de l’alimentation et du logement) et du merdier un peu partout en ville. J’étais là quand ils ont installé leur barrage sur l’autoroute. Et les huit jours suivants je suis passé souvent, profitant d’un petit détour en allant au bureau pour causer un peu.

Car les agriculteurs en colère sont restés huit jours (!) sur l’autoroute qui longe Grenoble, juste en dessous du pont de Catane. Ce qui a entraîné la fermeture de l’A480 sur trois kilomètres et un sacré bordel. Des dizaines de kilomètres de bouchons tous les jours, des dizaines de milliers d’heures perdues pour les automobilistes, sous le regard bienveillant des flics, des médias et autres responsables de l’ordre et de l’autoroute, d’ordinaire horrifiés par un blocage de trois minutes. Ce ne sont pas des gauchistes ou autres gilets jaunes qui auraient eu droit à un tel traitement de faveur ! Les agriculteurs en colère étaient-ils nombreux ? Même pas. Quand je passais, je comptais entre une quinzaine et une trentaine d’ « exploitants agricoles », bien entourés par leurs gros tracteurs et les tonnes de merdier qu’ils avaient ramenées sur l’autoroute fraîchement élargie à trois voies pour 300 millions d’euros… De l’autre côté du barrage, il y avait plus de monde. Profitant de l’autoroute libérée et du soleil, des centaines de Grenoblois sont venus faire du vélo, du roller, des roues arrière, du badminton, des concerts, des tags, des teufs techno et… du parapente. Si Area avait voulu organiser une crémaillère si bien réussie, elle n’y serait jamais parvenue.

C’était le genre de mouvement où on pouvait trouver ce qu’on venait chercher. Pour les personnes qui voulaient y voir un combat « contre les normes environnementales », il y avait de la matière. Pour celles qui cherchaient des témoignages sur les difficultés financières grandissantes des agriculteurs, il y en avait plein. Pour celles qui étaient intéressées par les tracteurs à 100 000 balles, les belles remorques et les gars à l’aise dans les manœuvres en marche arrière, c’était un beau défilé. Pour celles intéressées par la phobie administrative et la tonne de paperasse aujourd’hui nécessaire au travail de la terre, il y avait beaucoup de données. Pour celles traquant des propos xénophobes ou sexistes, il y avait aussi de quoi se mettre sous la dent.

Et moi, qu’est-ce que j’étais venu chercher ? Parmi les causes de la colère des agriculteurs, c’est la question des importations/exportations qui m’intéressait le plus. Une question bien présente dans les discours des manifestants, même si elle se télescopait avec celle des normes environnementales. Forcément les médias et les dirigeants des syndicats majoritaires (FNSEA et Jeunes agriculteurs) ont préféré mettre en avant le combat contre les normes. Alors que ce que j’ai le plus entendu c’est avant tout le sentiment d’injustice des agriculteurs français devant composer avec quelques normes vis-à-vis de produits venant de pays dépourvus des mêmes normes et vendus en France moins chers. Tous s’indignent des accords de libre-échange signés avec des pays comme le Canada, « où ils peuvent mettre du Round-up par hélicoptère ». Un retraité du Trièves m’a tenu cette analyse : « En France, les dirigeants veulent juste des agriculteurs pour faire joli sur la photo, mais ils n’en ont rien à foutre de ce qu’ils produisent parce que ça coûte moins cher de l’importer de l’autre bout du monde ». Je suis contre toutes les saloperies chimiques, mais ce sentiment d’injustice je le comprends. Et par ailleurs je trouve dingue qu’on se soit résigné à ce que des produits alimentaires fassent des milliers de kilomètres avant d’être mangés.

Le premier jour de blocage, j’ai rencontre un retraité de Varces, Didier. Il a transmis sa ferme à sa fille et son compagnon, qui s’occupent maintenant en bio des fameux « jardins de Malissoles ». Didier, lui, était en conventionnel et faisait beaucoup de salades, environ un million par an. Il me raconte brièvement ses combats, notamment en tant qu’ancien président du «  syndicat des maraîchers de la ceinture verte ». Il négociait avec les gérants des grandes surfaces de la Cuvette, pour qu’ils ne vendent que des salades du coin et qu’ils ne mettent pas les maraîchers en concurrence, pour que les prix ne soient pas tirés vers le bas. Jusque dans les années 2000, ça a marché «  toutes les salades mangées sur Grenoble étaient de la ceinture verte  ». Et depuis, «  on a perdu la main sur la grande distribution ». Aujourd’hui dans les grandes surfaces du coin, les salades vendues ont fait des centaines ou milliers de kilomètres avant d’arriver sur les étals.

Et c’est finalement ce scandale qui m’amène (enfin) au coeur de mon article, qui, comme vous l’aurez compris ne sera finalement pas une succession de portraits mais une plongée dans l’histoire d’une spécialité locale : la noix.

J’adore les noix. Comme tout produit alimentaire, c’est une production sensée et défendable.
Néanmoins, je trouve que dans le coin on a un petit peu exagéré avec la « noix de Grenoble ».
Depuis 85 ans, c’est une appellation d’origine protégée (AOP), ce qui a permis le développement d’un bon business agricole.
Entre Grenoble et Valence notamment, tout le monde s’est mis à planter des noyers. Des dizaines et des centaines et des milliers d’hectares de noyers. Jusqu’il y a peu, la moindre parcelle qui se libérait était aussitôt plantée de noyers. Ce qui rend le paysage assez monotone et, pour tout dire, franchement triste je trouve.

Stendhal, dans ses fameux Mémoires d’un touriste de 1848, avait traversé ces paysages quand les noyers étaient loin d’être hégémoniques. Il s’était émerveillé devant «  une des plus belles vues du monde » avec « l’Isère, serpentant à l’infini  » qui « arrose la plaine la plus fertile, la mieux cultivée, la mieux plantée, et de la plus riche verdure ». Il allait jusqu’à qualifier cette plaine de « la plus magnifique peut-être dont la France puisse se vanter  » : « Je ne conçois pas la force de végétation de ces champs couverts d’arbres rapprochés, vigoureux, touffus ; et là-dessous il y a du blé, du chanvre, les plus belles récoltes. Je n’ai rien vu de plus étonnant en courant la sublime Lombardie, ou à Naples, dans la terre de Labour. » Je n’aime pas faire parler les morts, mais je pense qu’en faisant le même voyage aujourd’hui, il trouverait ça un peu moins « étonnant » et « magnifique ».

Mais ce n’est pas pour vous parler de beauté ou de paysage que je voulais parler de la « noix de Grenoble ». Si j’évoque cette spécialité locale, c’est parce que son actuelle « crise » raconte un des pans de la colère agricole qui s’est exprimée ces derniers temps. Pourquoi s’est-on mis à la monoculture de la noix dans la région ? À cause – ou grâce c’est selon – au commerce international. Le 6 février dernier, les Archives de l’Isère organisaient une soirée autour de la Noix de Grenoble dans le cadre de son cycle « les réussites de l’Isère ». La conférence d’Edouard Lynch, historien ayant écrit l’histoire de La noix de Grenoble (éditions Libel, 2020) suite à une demande des professionnels du secteur, a été passionnante. J’y ai appris que le commerce de la noix a commencé à vraiment se développer au milieu du XIXè siècle, notamment grâce au marché américain, où des migrants européens, «  traditionnellement consommateurs de noix lors des fêtes de fin d’année, perpétuent et réinventent cette pratique, alors qu’il n’existe pas encore de production locale  ». En France, c’est plutôt en Dordogne qu’on produit beaucoup de noix à l’époque. Mais en Isère « la concentration précoce de vergers dans une zone bien circonscrite permet de fournir rapidement une quantité importante et - relativement - homogène  ». C’est le marché américain qui pousse certains agriculteurs, qui étaient alors dans le modèle classique et diversifié de polyculture – élevage, à planter plus de noyers et à commencer à organiser cette « filière » avec une certaine « réussite ».

Le business avec les États-Unis n’a pas été éternel. Pas bêtes, les Américains se sont mis eux aussi à planter des noyers, un peu, beaucoup, passionnément. J’apprends à cette occasion qu’il s’agit d’un second point commun entre la Californie et la région grenobloise. En plus de concentrer les entreprises high-tech, et l’appellation non contrôlée de « Silicon Valley », ces deux territoires concentrent aussi les noyers. La Californie étant, comme pour les start-ups et autres Gafam, plusieurs crans au-dessus : aujourd’hui on produit 37 000 tonnes de noix en France contre 700 000 aux États-Unis… Une fois perdu le marché américain au début du XXè siècle, celui de la noix de Grenoble s’est tourné vers les marchés européens et a continué sa structuration et son développement, malgré les « questions sanitaires » et autres parasites accompagnant forcément la mise en place d’une monoculture. En 1933, suite à une « hécatombe » de noyers, un certain Jules Ginet pose la question dans la presse : « Faut-il s’obstiner à replanter le noyer ? » : « (…) Le noyer est soumis, au même titre que les autres cultures, à la loi de l’alternance qui interdit aux espèces végétales de se maintenir indéfiniment à la même place, les groupes végétaux étant, comme les sociétés humaines, appelés à avoir leur grandeur et leur décadence. (…) » C’est la direction inverse qui est finalement choisie et le lobbying de l’interprofession parvient même à obtenir – c’est une première pour un produit alimentaire autre que le vin ou le fromage – une AOP noix de Grenoble en 1938. Le but de cette « marque » : toujours exporter à l’international. Dans les années 1960, le constat est saisissant : la France est un relativement « petit » producteur de noix : avec plus ou moins 30 000 tonnes de noix produites par an, elle est loin de pays comme la Turquie ou les Etats-Unis par exemple (qui en ont plutôt 80 ou 90 000 tonnes). Mais elle est en revanche le principal exportateur (avec environ 13 000 tonnes par an pour seulement 3 000 pour les États-Unis). Les producteurs de noix isérois sont donc très dépendants des intermédiaires et des marchés internationaux. Pour le meilleur ou pour le pire ?

Sur les barrages, je rencontre plusieurs nuciculteurs, tous un peu perdus. Jusqu’il y a deux ans, la noix a été globalement un bon business et a permis à plein d’ « exploitants agricoles » de vivre très décemment, en vendant l’essentiel de leur production à l’international. Selon Edouard Lynch, elle a permis à ces territoires de survivre à l’exode rural. La chute de main-d’œuvre familiale a été compensée par la mécanisation, ce qui fait qu’aujourd’hui le travail de la noix ressemble à un travail industriel, presque entièrement réalisé dans le bruit des moteurs. L’interprofession, les politiques publiques, les subventions ont incité ces dernières décennies les nuciculteurs à planter toujours plus de noyers, à acheter de plus grosses machines, à continuer à développer cette monoculture.

Mais depuis 2022 : patatras ! Avec l’augmentation de la production dans d’autres pays (États-Unis, Chine, Chili, etc.) les prix se sont effondrés pour passer sous le seuil du coût de production (environ 2 euros 50 du kilo). Après avoir « gagné » dans le jeu du commerce international, voilà que les nuciculteurs isérois deviennent peu à peu des perdants. Les États-Unis exportent une partie de leur production vers le Canada sous l’appellation « noix de Grenoble californienne », au grand dam des producteurs isérois. Encore pire : l’un d’entre eux me raconte qu’au Super U de Vinay ils vendent des noix d’Ukraine ! Vinay c’est un peu la capitale de la noix de Grenoble, où il y a le musée «  le grand séchoir ». Ce village est entouré de milliers d’hectares de « noix de Grenoble » : qu’un de ses commerces vende des noix produites à plusieurs milliers de kilomètres illustre bien la folie de notre monde.
Il y a un autre fait montrant qu’on « marche sur la tête », le slogan des agriculteurs en colère. La filière de la « noix de Grenoble » a été montée pour la vente de « noix en coques », c’est-à-dire entières. Mais ces derniers temps, les « tendances de consommation » favorisent la vente de noix en cerneaux, c’est-à-dire décortiquées. Les variétés sélectionnées de la noix de Grenoble (franquette, parisienne, mayette), comme de l’autre noix française labellisée, celle du Périgord, ont de moins bons « rendements de cassage » que d’autres variétés. On arrive donc à cette aberration, selon pleinchamp.com (3/01/2024) : « alors que la France exporte bon an mal an entre 20 000 et 25 000 tonnes de noix coques, elle importe entre 8 000 et 9 000 tonnes de noix cerneaux du fait des surcoûts de l’énoisage manuel. » Tout cela permet notamment de donner du travail aux transporteurs et aux producteurs de pétrole, ainsi que des articles alarmistes sur la « crise de la noix ».

Mais jamais dans ces articles, on ne remet en cause les choix faits. Jamais on ne questionne la pertinence de s’être lancé dans cette monoculture, d’avoir mis tous les œufs de la terre dauphinoise dans le même panier de ce fruit à coque et du commerce international. On préfère célébrer la « réussite » de cette appellation et réclamer de l’argent public pour survivre à cette énième crise de la filière, qui semble cette fois-ci pourtant bien plus structurelle que conjoncturelle. On préfère ne jamais tirer les leçons de ses erreurs et promouvoir toujours les mêmes modèles. Alors je vais trancher avec les articles actuels sur la crise agricole et plutôt finir sur une note positive – une fois n’est pas coutume - en évoquant un cas d’agriculture « heureuse ».

Une agriculture « heureuse » ? Cela semble relever actuellement de la mythologie tant l’agriculture est aujourd’hui surtout synonyme de travail harassant, de dettes abyssales et de suicide. Et pourtant, certains ne s’en sortent pas trop mal. Dans mon patchwork de portraits, j’aurais pu évoquer par exemple le cas de la ferme de Sainte-Luce, tel que me l’a raconté Vincent, un de ses fondateurs, actuellement sur le départ vers d’autres aventures. Il y a vingt-trois ans, lui et trois acolytes ont repris une exploitation de vaches laitières dans cette toute petite commune de Matheysine. Les anciens vendaient tout le lait a un distributeur, eux se sont mis à tout transformer (en fromages, yaourts, etc.) en plus de faire du pain. Aujourd’hui, ils sont vingt-trois à travailler là-haut (sept associés, et seize salariés), pour dix-huit équivalents temps plein. Passent quasiment toute leur production, qui s’est élargie (bières, transformation de cochons, biscuits, etc.), en vente directe. Parviennent à tenir leurs heures, à se payer correctement, à avoir des week-ends et des vacances.

Eux ne se voient surtout pas comme un « modèle » et Vincent pointe plusieurs « limites de cohérence  » : ils parcourent « 90 000 kilomètres par an » pour aller vendre, n’élèvent pas les veaux et les vendent à trois semaines, ne font pas leurs propres céréales pour le pain, etc. N’empêche que dans le marasme agricole, son témoignage fait comme une bouffée d’air. Surtout quand il compare leur cas avec d’autres : « J’ai eu récemment un ami qui a fait la même école agricole que moi. Nous on fait 220 000 litres de lait par an, lui en produit 500 000 litres, est tout seul mais a du mal à s’en sortir… Le nombre de traites qu’il n’a pas faites depuis dix ans, il les compte sur les doigts de deux mains... » Pour lui, le collectif est une grande chance, même s’il nécessite un certain apprentissage : «  À l’école on t’apprend à gérer des performances individuelles, pas collectives… Ça s’apprend, mais il y a tellement d’avantages, surtout pour l’agriculture...  » Sainte-Luce est la « plus vieille et plus grosse ferme collective du coin, mais la dynamique prend : début février un week-end a réuni une vingtaine de fermes collectives de la région  »…
En l’écoutant, je repense à tous ces agriculteurs croisés sur les barrages, racontant leurs travail solitaire interminable. Eux, en reprenant souvent la ferme de leurs parents, n’ont pas eu la chance de partir d’une « feuille blanche » et doivent composer avec d’énormes enjeux géopolitiques familiaux en plus du regard des voisins. Et se retrouvent donc coincés dans ce modèle où l’agriculture française a été emmenée ces dernières décennies, la main-d’œuvre gratuite et familiale ayant été remplacée par les machines et tout ce qui va avec : agrandissements, emprunts, monocultures et « marche sur la tête  ». À propos du mouvement actuel, Vincent trouve que « le monde paysan se fait avoir par l’industrialisation de l’agriculture voulue par certains leaders syndicaux. Il y a une super belle image des producteurs, il faut s’en servir pour imposer nos produits partout.  » Pour Vincent, s’il n’a pas de « solutions toutes faites » pour sortir de la crise agricole, la clef c’est la « maîtrise des réseaux de distribution ». Et l’histoire de la crise de la noix lui donne plutôt raison.