Accueil > Fevrier-Mars 2020 / N°54
Mon Ecocité va craquer
Quand il avait présenté le projet en 2007, le maire Destot en avait parlé comme du « futur centre ville » de Grenoble. La « requalification » de la presqu’île scientifique de Grenoble, en cours depuis douze ans, comporte un volet technologique et de nombreux projets immobiliers : des nouveaux bâtiments scientifiques et industriels et l’écoquartier Cambridge, situé le long de l’avenue des Martyrs. Si les grues tournent depuis un moment, c’est encore loin d’être fini : le chantier devrait durer jusqu’en 2034. Alors que la moitié des immeubles sont aujourd’hui construits et que les premiers habitants sont arrivés il y a trois ans et demi, l’écoquartier ressemble bien plus à une cité dortoir qu’à un centre-ville. Malfaçons en série, absence d’équipements publics et de volonté de travailler le lien social, gabegies public-privé : des habitants nous racontent ce morceau de la « ville de demain ».
« Dès qu’il pleut, ça coule dans ma cuisine. » Voilà deux ans que Messaouda habite dans cet immeuble tout neuf du bailleur social Actis situé dans l’écoquartier Cambridge. Et deux ans aussi qu’il y a une grosse fuite : « Je mets une bassine, c’est juste à côté de l’évier donc pas très grave, mais quand même vous trouvez que c’est normal, vous ? Je leur ai dit plein de fois pourtant, mais Actis ne répond pas. » Et Messaouda enchaîne sur l’interphone qui marche mal, et puis les autres problèmes dans les appartements voisins.
Marc (pseudo) habite lui dans le même quartier, mais dans un autre immeuble de logements sociaux appartenant à Grenoble Habitat. Après plusieurs dizaines d’années dans des immeubles vieillissants, il était tout content d’emménager dans du bâti neuf. Mais tout est mal fini : « Les fenêtres ferment mal, il y a des fuites d’eau et de l’humidité à plusieurs endroits. » Un cas isolé ? « Pas du tout, dans tous les appartements il y a des problèmes. En décembre, des habitants sont même allés avec l’Alliance citoyenne faire une action à Grenoble Habitat. Ça fait des mois qu’on demande des réparations, mais rien n’avance. »
Les malfaçons ne sont pas réservées aux logements sociaux, qui constituent 40 % des habitations. Des propriétaires se plaignent également d’un nombre impressionnant d’erreurs de conception. Romain a acheté ici avec enthousiasme pour habiter dans un habitat économe en énergie : « Quand on est arrivés dans l’appartement, onze des douze vitrages étaient rayés dont la baie vitrée. Dans notre immeuble, les pompes à chaleur étaient sous-dimensionnées et ne fonctionnaient pas, il y avait des fuites sur le toit, l’eau s’infiltrait dans les fenêtres, l’isolation n’était pas complètement terminée. » Le cahier des charges pour les constructeurs était très ambitieux d’un point de vue écolo, mais en fait les entreprises embauchées ne semblent pas être compétentes ou ne prennent pas le temps de bien faire. « Tous les constructeurs doivent utiliser au moins 20 % de bois pour la construction, poursuit Romain. Chez nous, visiblement, l’entreprise ne savait pas faire : au bout de trois ans, le bardage se casse la gueule. » Le syndicat de copropriétaires de l’immeuble le Castel’O est même en procédure judiciaire contre le promoteur Isère Habitat.
Cet écoquartier Cambridge est censé symboliser le futur de l’immobilier, la « ville de demain ». La première impression, alors qu’une quinzaine d’immeubles sont habités par environ 2 000 habitants, c’est qu’il y a comme un gros problème de finitions. De gros désagréments qui n’ont pas l’air d’être propres à ce quartier. « Le problème c’est le fonctionnement du BTP en général, assure André, un habitant qui bosse dans ce secteur. Il y a une cascade de sous-traitants, on tire sur les prix au maximum, forcément c’est mal fait. »
Joie du progrès : malgré des machines incroyables, des logiciels qui calculent tout au micromètre près, des techniques de construction toujours plus « optimisées », on livre des appartements où il pleut dans la cuisine. « Bon c’est pas non plus dramatique poursuit Romain. Au fil des mois, les problèmes se règlent peu à peu, même si c’est très lent, et on se rend compte que sinon les appartements sont quand même bien foutus. L’isolation phonique, par exemple, est excellente. » Soit. Et que penser de la vie dans ce nouveau quartier, présenté comme le « futur centre-ville de Grenoble » au moment de son lancement en 2007 ?
« Là-dessus, mon avis est quand même très mitigé. »
« Mitigé » : c’est aussi le résultat des deux heures de micro-trottoir que Le Postillon s’est infligé. Il y a les habitants de passage, étudiants ou pas, qui n’ont pas trop d’avis. Il y a ceux plutôt contents. « On est un peu isolés, il n’y a pas beaucoup de commerces, mais je le savais en venant habiter ici, confie Patrick. C’est surtout un quartier dortoir mais ça me va, c’est calme et mon appartement est bien. »
Et puis il y a ceux, nombreux, déçus du manque d’équipements publics. Florent (pseudo) fait partie des premiers habitants ayant emménagé dans le quartier en 2016. Quand il a acheté son appartement avec sa compagne, les plans d’aménagement du quartier prévoyaient, à court terme, un parc, une école, une crèche. Vu qu’ils ont des enfants en bas âge, ces éléments avaient beaucoup pesé dans leur décision d’acheter un logement ici. Mais trois ans et demi plus tard, rien de tout ça n’existe. « Pour la crèche c’est trop tard, nos enfants sont grands et de toute façon les élus nous ont appris à la dernière assemblée générale du quartier qu’elle ne sera pas publique. » Le local de la crèche existe, construit par Eiffage au bas d’un immeuble, mais le CCAS (centre communal d’action sociale) n’aurait pas les moyens d’ouvrir un nouvel équipement public. Une crèche privée devrait prochainement ouvrir ses portes.
Pour l’école, il n’y a encore rien de bâti. « Le terrain prévu sert de “base de vie” pour les immeubles en chantier, raconte Romain. Les élus et la Sem InnoVia sont très flous sur le début du chantier. On commence à douter qu’il y en ait une un jour. » En attendant, les parents doivent amener leur progéniture à l’école Simone Lagrange, située de l’autre côté de la ligne de train, dans le quartier Jean Macé. « C’est pas à côté, et puis avec toutes les nouvelles constructions à venir, elle va vite être saturée. »
Le parc se fait lui aussi douloureusement attendre. Florent a participé à sa « co-construction » : « Je suis allé à plusieurs ateliers, organisés par une agence de concertation. Bien entendu, le parc devrait être pas mal, mais on a du mal à comprendre les apports des habitants sur la concertation. Et sa taille s’est réduite comme peau de chagrin : il devait faire 2,2 hectares, il fera finalement environ un hectare. » Dernier élément sorti du chapeau des « concertateurs » : sous une partie de la surface, il y aura un parking souterrain qui va contraindre les possibilités d’y planter des arbres « Ça n’a jamais été abordé pendant les réunions de concertation », souligne Florent.
Cette question du parking est assez douloureuse dans le quartier. Les immeubles ont peu de garages (environ un pour trois appartements), les habitants qui n’en ont pas peuvent louer par concession sur 20 ans une place dans le Pavillon de la Mobilité situé juste à côté. Problème : les bailleurs de logements sociaux n’ont pas réservé de place pour leurs locataires. « Ceux qui habitent dans du privé peuvent avoir une place à tarif réduit dans le cadre de leur concession, ceux qui sont dans le social doivent payer la location de leur place plein pot. C’est une grosse galère et assez injuste socialement... » grince Romain.
Magie de la novlangue : aujourd’hui on dénomme « Pavillon de la Mobilité » ce qui est simplement un parking. Un gros parking, certes, six étages, 475 places, et une ou deux activités connexes, une salle de fitness et aussi le « Park Grenoble Alpes Métropole » ou « Métrovélo Park » en franglish dans le texte. Un nom barbare pour un espace où on peut à la fois louer un Métrovélo, garer son vélo et profiter d’un espace de réunion « disponible pour toutes les personnes qui veulent parler de mobilité » (Place Gre’net, 23/11/2019) – si jamais l’envie vous passe par la tête.
Ce pavillon des voitures immobiles – pour une facture de onze millions d’euros, quand même – semble aux trois quarts vide la plupart du temps. Au bas des immeubles, toutes les rues sont devenues payantes, et les locataires qui n’ont pas de place galèrent pour garer leur véhicule. Marc suggère : « En attendant qu’ils remplissent ce parking avec des places louées, ils pourraient au moins filer des places aux habitants des logements sociaux qui en ont besoin. »
« Quelqu’un qui n’a pas de voiture, il est mal barré ici. » C’est en tous cas l’avis de Marie, habitante d’un logement social depuis six mois à Cambridge et bien contente de son appartement. Pourtant le tram s’arrête juste devant les immeubles et trois arrêts suffisent pour se retrouver dans le quartier Saint-Bruno, deux ou trois autres en plus pour être en plein centre-ville. Mais ce qui gêne Marie, c’est que les commerces présents le long de l’avenue des Martyrs ne correspondent pas à son porte-monnaie : « Vous leur direz à la Mairie qu’il nous manque un Lidl. Il y a Carrefour Express mais c’est trop cher. Là, il faut que je prenne deux trams pour aller au Lidl de Saint-Martin-le-Vinoux. » Gilles, qui l’accompagne, est plus catégorique : « J’ai connu le quartier ici c’était des champs, y’avait que le CENG (ancêtre du CEA) qui commençait à s’installer. Ce qu’ils ont fait, ça vaut rien. T’as vu les bars ? Le café chez Paul, il est à 1,70 euros. »
En fait, on peut trouver des cafés moins chers : au Buistrot il est à 1,30 €. Ce qui est plus frappant, c’est l’absence de services : pas de Poste, pas de buraliste. « La boîte aux lettres pour poser du courrier est arrivée il y a six mois seulement, assure Romain. Pour récupérer un colis, c’est place Saint-Bruno, à deux kilomètres. » En bas de la résidence du Crous, située au début de l’écoquartier, il y a une grande cafétéria, un beau gymnase et des salles de répétition de musique, mais elles semblent très sous-utilisées. « En tant qu’habitant, on n’y a pas accès », peste André. Bientôt, à quelques centaines de mètres de là, il devrait y avoir une piscine, mais elle fera partie de l’hôtel quatre étoiles prochainement construit sur la place Nelson Mandela. Romain analyse : « Finalement, le seul endroit un peu convivial, c’est l’arrêt de tram. » Une maison médicale était également prévue au centre d’un îlot pour accueillir des professionnels de santé : aux dernières nouvelles le bâtiment ne sera pas construit.
Il y a bien le Carrefour, une pharmacie, la boulangerie de la chaîne Paul et cinq autres commerces de restauration, ouverts essentiellement le midi. S’il n’y a rien d’ouvert le soir et le week-end, c’est parce que ces commerces ne sont pas venus s’installer ici pour les beaux yeux des habitants. Ce qui les intéresse, c’est avant tout le porte-monnaie des 15 000 employés de la presqu’île, qui devaient jusque-là se contenter de cantines d’entreprises plus ou moins appétissantes. On en revient donc à la raison d’être de la création de ce nouveau quartier : il n’a pas été réalisé pour le bien-être de ses habitants mais bien pour le rayonnement du pôle scientifique grenoblois. Lors de la séance inaugurale de présentation du projet Giant (au conseil départemental le 19/10/2017), le président du synchrotron de l’époque avait poussé un véritable cri du cœur : « À Grenoble, nous avons la montagne et le ski, c’est bien, mais ça ne suffit pas pour garder les jeunes scientifiques. (…) Les environs de nos labos sont tristes : pas d’hôtel, pas de restaurant, pas de cinéma. Même pas un petit magasin. Le Polygone scientifique est sans âme (...) L’idée de renouveler notre quartier me plaît beaucoup. C’est même indispensable pour que Grenoble reste une des grandes villes scientifiques du monde. (...) Pour moi, l’avenir de notre labo, voire de tous les labos, doit passer par un changement profond de notre voisinage. » L’écoquartier Cambridge est très dense, la place réservée aux habitants dans cette presqu’île très petite : l’important ça reste les labos.
Voilà pourquoi les immeubles poussent dans ce secteur, même si les services ne suivent pas. Un kilomètre plus loin, de l’autre côté des voies ferrées, onze immeubles ont également été construits il y a quelques années dans le mal nommé Clos des fleurs, juste à côté du quartier Jean Macé. Là-bas, il n’y a pas le moindre commerce, ni la moindre structure sociale, ou presque. Seule la MJC Parmentier, basée à Saint-Bruno, dispose d’une petite annexe dans l’école Simone Lagrange.
Dans toute cette partie de la ville, il y a beaucoup de projets immobiliers, mais pas de projet de quartier. La MJC essaye de proposer quelques activités avec les équipes de la Maison des habitants Chorier-Berriat et l’union de quartier Confluence, mais les financements ne suivent pas. « Il y a un vrai manque de lieux où se réunir, constate Marion, salariée de la MJC. Depuis deux ans, on veut ouvrir un EVS, espace de vie sociale, dédié à la vie de quartier. On a proposé un projet quasiment clef en main pour la mairie, il y a des locaux dans l’ancienne école juive de Jean Macé, mais ça n’avance pas. La Caf nous soutient et a même tapé du poing sur la table, mais la mairie ne débloque pas les fonds. En ce moment, on n’a plus aucune information, on ne sait pas si ça va aboutir un jour. » David, le président de la MJC, poursuit : « Dans le secteur, on a balancé des tonnes de logements, au Clos des Fleurs, à Cambridge, dont pas mal de sociaux, mais rien n’est pensé pour faire le lien. Il n’y a par exemple aucun lieu pour que les ados se réunissent. Il y aurait un gros potentiel pour une vie de quartier, les gens ne sont pas encore trop exaspérés de vivre ensemble mais c’est le terreau d’une cité à problèmes. Quand tu mets au même endroit plein de gens pas habitués à se côtoyer, sans accompagnement social, ça peut vite devenir délicat. » Florent rejoint le constat de la MJC : « À l’école Simone Lagrange, l’évitement scolaire a déjà débuté. Pas mal de familles scolarisent leurs enfants ailleurs. »
Cela recoupe quelques paroles recueillies lors de notre micro-trottoir. Des habitants ou des commerçants se sont plaints des habitants de logements sociaux décrits comme « sales », jetant « des objets par la fenêtre » ou dégradant « les parties communes ». L’éternelle peur des pauvres est malheureusement bien présente, mais rien n’est fait pour essayer de casser les clichés ou simplement faire se rencontrer les habitants.
Arriver dans un quartier en construction, c’est pas facile : il y a le bruit, la poussière, les vibrations dûes au chantier. « Tout ça, on le savait en achetant ici » note André. Mais ce que regrette le plus Florent, c’est le manque de lien entre voisins : « Il y a eu un comité Cambridge, mais jamais avec plus de dix personnes présentes aux réunions et il est en train de mourir. Il reste une mailing list pour s’échanger des informations entre habitants. Deux fêtes de quartier ont été organisées, mais l’année dernière rien n’a été fait, il n’y avait plus personne de motivé. »
Le quartier Cambridge fait partie de la Zac (zone d’aménagement concerté) Presqu’île, élaborée par la Sem (société d’économie mixte) InnoVia. « Le problème, poursuit Florent, c’est que c’est un territoire de la Sem Innovia et que la Sem, les habitants ça l’emmerde. Organiser une dynamique habitante est aujourd’hui très compliqué ici, à la différence de la Caserne de Bonne, où le quartier est dans le tissu urbain : la vie sociale est beaucoup plus poreuse. Nous, on est isolés, un peu au bout du monde. »
Le travail de la Sem, c’est de faire couler un maximum de béton et de vendre le maximum de mètres carrés aux promoteurs. « Nous avons milité par exemple pour qu’il y ait des jardins partagés, poursuit Florent. Même si c’est très connoté bobo, ça peut permettre de faire se côtoyer des personnes très diverses. Mais il n’en a jamais été question : à la place, ils nous ont mis des bacs dans les cœurs des îlots d’immeubles sans aucune explication sur les conditions d’utilisation. »
L’histoire de ces cœurs d’îlots est d’ailleurs assez cocasse : dans les plans de la Sem, ils devaient être entièrement publics, accessibles à tous. Mais une faille juridique a permis aux ASL (association syndicale libre), regroupant les copropriétés des quatre immeubles entourant le cœur d’îlot, de revendiquer leur fermeture. Résultat : des grilles avec portiques, badges et interphones, commencent à se multiplier autour de ces cœurs d’îlot pourtant aménagés grâce à de l’argent public.
Un beau mélange public-privé, comme cet écoquartier en regorge. Il y a la collaboration entre la multinationale Atos World Grid, la Ville de Grenoble et GEG afin d’équiper 500 logements « d’ afficheurs de données et de compteurs communicants nouvelle génération ». Le côté supposément « écolo » de ce quartier se concentre en effet dans ces gadgets plutôt que dans des jardins : sous le prétexte de « mieux gérer sa consommation énergétique », le but est avant tout de collecter un maximum de données personnelles. Pourtant les écrans installés dans les entrées des immeubles, censés « afficher un monitoring territorial accessible et compréhensible par tous », n’affichent rien du tout pour l’instant.
Le plus révélateur, c’est le « démonstrateur de bâtiment autonome en énergie » que Bouygues est en train de finaliser. Pour construire ce bâtiment truffé de capteurs – surmonté d’immenses panneaux solaires qui devraient être utilisés pour la propagande de l’écocité –, la petite multinationale bien connue pour ses montages louches dans les paradis fiscaux, a bénéficié de 2,4 millions d’euros d’argent public : 500 000 de la Ville, 500 000 de la Métro, 900 000 de Grenoble Habitat et 500 000 euros de la Caisse des dépôts. Comment s’étonner qu’après il n’y ait plus rien pour construire une crèche ou une école ?