Accueil > Décembre 2015 / N°33

EDF est-elle responsable de la crise du Chambon ?

Mère Nature au secours d’EDF

En Isère, on adore l’innovation, même dans les endroits les plus reculés. Pour la première fois depuis longtemps en France, une grande route départementale a été fermée pendant plus de sept mois. Depuis le mois d’avril dernier, on ne pouvait plus aller de La Grave au Bourg d’Oisans en voiture, obligeant les gens du coin à agrémenter leurs journées de quelques aventures : soit un détour de trois heures et demi, soit une marche d’une grosse demi-heure, soit un tour de bateau ou d’hélicoptère selon les moments (voir un reportage baroque dans Le Postillon n°31). Des aventures qui ont pris fin - au moins temporairement - le 24 novembre dernier avec l’ouverture d’une route de secours. La cause de ces désagréments ? Le lent effondrement d’une montagne, menaçant le tunnel du Chambon, situé au bord du lac du même nom. Cette crise est-elle due simplement à Mère Nature ? C’est la version des autorités, pour qui l’effondrement de la falaise de la Berche, située au dessus du tunnel, est uniquement un problème géologique. Cette affirmation permet de couper court à tout débat sur une éventuelle responsabilité humaine. Et ça tombe bien, vu que cette responsabilité incomberait à EDF, l’entreprise aux 73 milliards d’euros de chiffre d’affaires que les politiques cajolent sans relâche depuis des dizaines d’années.

Bernard François est un passionné des vieux documents : le genre de personne rare qu’on croise souvent aux archives départementales de l’Isère. Ni historien de formation, ni originaire de la région, cet ancien juriste est devenu à sa retraite l’officieux Historien de l’Oisans, en écrivant notamment les deux tomes des Mémoires de Bourg d’Oisans. Depuis plusieurs mois, il prépare un nouveau livre La Romanche, des Ruines de Séchilienne au barrage du Chambon. Mémoire d’un torrent de l’Oisans. Il le fait avec ses petits moyens, en autoédition avec « les éditions de Belledonne », et pourtant il aurait pu être rémunéré : EDF lui a proposé lors d’une réunion publique de financer son bouquin. S’il a refusé, c’est parce qu’il « n’a besoin de rien », mais surtout parce qu’il ne raconte pas que des choses très gentilles sur EDF. En effet, pour lui, EDF est en partie responsable de la crise du Chambon. Il est bien conscient des « problèmes géologiques » : dans une partie de son futur livre, il raconte les multiples péripéties survenues lors de la construction du tunnel. Fissure de 50 centimètres, chutes de blocs, rochers médiocres, argile, éboulements : tout indiquait déjà que le terrain était très instable et que ce n’était pas un endroit judicieux pour percer un tunnel [1]. Mais pour lui, les actions d’EDF ont aggravé le problème.

Il nous faut préciser à l’attention du lecteur que le lac du Chambon est artificiel : il a été créé par un énorme barrage, construit dans les années 1930 et exploité depuis 1946 par le géant électricien français EDF. Ce bienfaiteur de l’humanité gère depuis soixante-dix ans ce lac, et fait souvent varier son niveau, soit pour réaliser des travaux, soit pour « turbiner ». Or il semble que ces variations du niveau du lac aient eu des conséquences sur la stabilité des berges. Pour Bernard François, il « est évident que les variations du lac orchestrées par EDF ont eu un impact sur l’effondrement ». Le 4 juillet, le conseil départemental annonce l’effondrement imminent de la falaise « dans les prochaines heures ». Quelques jours plus tard, comme rien n’est tombé, un article du Daubé (9/07/15) nous apprend qu’un nouvel arrêté vient d’être pris par M. le Préfet de l’Isère pour fixer « un protocole de remise en eau de faible amplitude de la retenue du barrage du Chambon afin d’évaluer le comportement du glissement de terrain. Cette remontée du niveau d’eau de 3,50 mètres au maximum par rapport à la côte actuelle est en effet jugée utile pour évaluer ce comportement compte tenu de l’activation du glissement de terrain observé les 4 et 5 juillet 2015 ». Pour Bernard François, cette « remise en eau » est la preuve irréfutable que l’effondrement est due à la présence du lac et donc aux choix faits par EDF. « Ils ont remonté le niveau du lac pour favoriser l’effondrement. Ça veut bien dire que la montagne tombe à cause des variations du niveau de l’eau ».

Qu’en pensent les géologues payés par le Département ? Mystère : la chargée de com’ du Céréma, le centre d’études et d’expertise mandaté par le Département pour travailler sur le Chambon, nous a poliment indiqué que « la situation de crise fait que les relations presse sont gérées depuis le début directement par la Préfecture ». Impossible d’obtenir donc autre chose que de la communication.
Et qu’en pense EDF ? Lionel et Philippe, du collectif Chambon, n’ont pas eu plus de réponses : « à chaque fois qu’on a essayé de poser des questions, comme à la réunion publique du 22 Juin au Freney d’Oisans, EDF n’a rien répondu ». Quand on a demandé à parler avec le responsable d’exploitation du barrage, on nous a répondu de « bien vouloir nous indiquer les points que vous souhaitez aborder ». Ce que l’on a fait docilement, avant de recevoir une réponse plus de deux semaines plus tard : « Suite à votre demande d’information, nous ne sommes pas en mesure de répondre par une interview, c’est pourquoi nous apportons par écrit les réponses à vos questions ». EDF a ce point commun avec les régimes totalitaires de vouloir maîtriser totalement sa communication, sans prendre le risque d’être confronté à une question imprévue en direct. Et donc, selon eux : « Le glissement de la falaise de la Berche est un phénomène naturel bien compris dans son mécanisme par les experts (géologues des services de l’Etat et du conseil départemental de l’Isère) avec une fissuration en tête du glissement observée le 10 avril qui s’est propagée ensuite progressivement vers la retenue. EDF est confronté aux impacts de cette situation naturelle indépendante des conditions d’exploitation ».

Le barrage subit depuis des dizaines d’années la fameuse « maladie du béton », qui se manifeste par un très lent gonflement du béton. Pour y pallier et prolonger la durée de vie du barrage, EDF a réalisé toute une série d’opérations de microsciage et autres réparations. Ces travaux ont entraîné une vidange prolongée du lac ces dernières années, vidange qui a certainement favorisé le « tassement » des berges. Des experts non financés par les autorités ont des explications à rebours de la version de ceux dont parle EDF. Thierry Grand est géologue au Centre de géologie de l’Oisans, et pour lui il n’y a aucun doute : « Quand on fait une vidange courte dans le cadre d’une maintenance normale, ça n’a pas d’impact, mais dernièrement le barrage du Chambon est resté à moitié vidangé pendant trois ans. Ceci a entraîné un phénomène de décompression : en gros l’absence de la pression latérale due au lac sur la falaise de la Berche a provoqué un tassement du terrain qui a entraîné les débuts d’effondrement du tunnel. Il faut préciser que le glissement de terrain que l’on voit au-dessus du tunnel n’a rien à voir avec ce tassement ».

Cette vérité est complètement absente du discours des politiques depuis le début de la « crise ». C’est que cette information impliquerait une responsabilité d’EDF. Qui dit responsabilité, dit potentiellement argent. Et tout ça commence à coûter sacrément cher-aux-contribuables-alors-qu’il-y-a-plus-de-sous : comptez au moins 300 000 euros pour les navettes en bateau pendant six mois, au moins 130 000 euros pour les navettes en hélicoptères, au moins 1,5 million d’euros pour le « fonds de soutien aux entreprises en difficulté », au moins 6,6 millions d’euros pour la construction de la route de secours et au grand minimum 25 millions d’euros pour la construction d’un tunnel de dérivation. Soit, au bas mot 33,03 millions d’euros. Joli score, non ?

Pendant ce temps-là, la petite entreprise EDF galère : « En 2014, le bénéfice net part du groupe s’est affiché en hausse de 5,2% à 3,7 milliards d’euros » (Le Figaro, 12/02/2015). Jean-Bernard Lévy, son nouveau patron déjà millionnaire, est payé 450 000 euros par an. Pour « aider » à la crise du Chambon, EDF a fait installer deux pontons pour les navettes en bateau, et s’est bruyamment vanté de ce geste de « solidarité ». Mais il ne faut pas être un as des finances publiques pour se rendre compte que ça ne pèse pas bien lourd par rapport aux dizaines de millions d’euros d’argent public en jeu, ni par rapport à ce que lui rapporte ce barrage produisant 250 000 GWh par an, soit l’équivalent de la consommation d’une ville de 200 000 habitants [2]. Pourquoi donc les élus ne demandent pas à ce fleuron du savoir-faire français de mettre un peu la main au porte-monnaie pour soulager les habitants gênés par une conséquence de ses activités lucratives ?

Question naïve, réponse évidente pour qui s’intéresse un peu aux relations du géant électrique avec les autorités : pour un élu local, la critique d’EDF relève du domaine de l’interdit. Cette entreprise est passée maître dans l’art de s’assurer le soutien perpétuel des élites, notamment grâce à quelque chose de bien pratique : la thune. Prenez la vallée de l’eau d’Olle, située à quelques kilomètres à vol d’oiseau du Chambon. Un livre Tourbillon dans l’eau d’Olle (Christine Hacques, 1994) raconte l’envers du décor de la construction dans les années 1980 du « plus grand aménagement hydroélectrique d’Europe ». Dès le début, à cause du pouvoir d’EDF, « les élus se savent démunis de la liberté fondamentale du choix d’accepter ou de refuser le projet », les manigances se succèdent pour racheter les 460 hectares de terres agricoles, d’alpages ou de forêts, et les « communes sont engagées par EDF dans un tourbillon où elles ne maîtrisent plus rien ». Finalement, l’argent déversé par EDF annihile toute critique : le modeste village de 200 habitants de Vaujany se transforme en quelques années en « Koweit-sur-Isère » avec des tas d’équipements complètement disproportionnés. « On ne peut pas mordre la main qui nous nourrit » : ce principe de salle de rédaction des journaux remplis de publicités fonctionne aussi pour les mairies dont le budget dépend beaucoup des rentes d’EDF, et pour l’ensemble des politiques pour qui EDF fait partie des vaches sacrées.

La « maladie du béton » fait que de toute façon, ce barrage n’aura pas une durée de vie illimitée. « Les derniers confortements prévus sous l’égide de l’Association française de génie civil (AFGC) Rhône-Alpes et du groupe Bouygues, devraient coûter environ 20 millions d’euros. Le remplacement du barrage dans vingt ans est même envisagé (…) Mais pourquoi attendre vingt ans, et pourquoi remplacer le barrage ? Pourquoi, également, créer une nouvelle route ou un nouveau tunnel ? (…) Au lieu d’engloutir des sommes d’argent considérables pour une nouvelle route, un nouveau tunnel ou un nouveau barrage, il vaut mieux faire d’une pierre deux coups en recourant à la solution la plus simple, la plus sûre, la plus radicale et finalement la moins onéreuse : détruire le barrage du Chambon et refaire passer la route là où elle était située historiquement, c’est-à-dire dans le fond de la vallée. » Cet extrait d’un article du géographe Philippe Pelletier [3] est plein de sagesse, mais il n’y a aucune chance qu’il soit entendu en haut-lieu. Pourtant cette solution permettrait encore « d’innover », en faisant réapparaître des paysages aujourd’hui disparus, de découvrir la vue qu’avaient les anciens habitants du Dauphin, de Parizet et du Chambon, les hameaux engloutis par la mise en eau du barrage. De vérifier cette affirmation émise par une des dernières institutrices du Dauphin : « En ce mois de mai, comme elle était belle cette étroite plaine du Dauphin, devenue une petite oasis à la sortie des gorges sauvages du Chambon » [4]. De ressentir pourquoi un vieil habitant du Dauphin avait écrit ces vers quelques mois avant l’abandon de son village :

« Le paisible Dauphin, ce charmant coin de France
témoin de nos jours, berceau de notre enfance
pour satisfaire les besoins de l’industrie humaine
est menacé désormais d’une immersion prochaine
Pauvre Dauphin ! Tu as vécu...

La Romanche barrée au goulet du Chambon
Par un mur gigantesque à énormes moellons
aura tôt fait de consommer son œuvre destructrice
Sans même se soucier d’un pareil sacrifice
Pauvre Dauphin ! Tu as vécu...

(...)Tous les ans lorsque viendra le temps des framboises
Nous viendrons méditer au pays des ardoises
Sur les rives désertes du lac artificiel,
Monotone, boueux et nettement criminel
Pauvre Dauphin ! Tu as vécu... »

Des citoyens contre la « communication positive » des autorités

« Cette expérience nous démontre que la participation citoyenne est loin d’être évidente. Tout est fait pour nous décourager de nous impliquer véritablement. » À entendre Lionel et Philippe, membres du collectif Chambon, l’autoritarisme maladroit de cette mauvaise gestion de crise par les autorités ne peut que sauter aux yeux. Le collectif est créé un mois après la fermeture de la route, car nombre d’habitants touchés par cette situation avaient besoin de se retrouver afin de peser dans les décisions des autorités. Leurs revendications ne sont pas révolutionnaires, loin de là : en gros ils demandent que les meilleurs choix soient faits pour permettre le rétablissement durable de la circulation, que des mesures soient prises pour réparer les conséquences de cette fermeture, et que les habitants soient informés des évolutions et impliqués dans les décisions. Malgré la simplicité de leurs demandes, les membres de ce collectif - qui réunit plus de 400 personnes lors des réunions publiques - sont généralement méprisés par les autorités : en octobre, une conférence de presse organisée par le Département a été avancée d’un jour pour éviter que des membres du collectif y participent. Régulièrement, ils se sont retrouvés à pallier aux manquements des autorités en rendant publiques certaines informations plus ou moins cachées, en rassurant des habitants sensibles aux rumeurs d’effondrement du barrage ou en réglant tel ou tel détail organisationnel (pour les navettes d’hélicoptères ou l’hébergement des lycéens délocalisés à Briançon).
Selon Lionel et Philippe, les autorités n’ont jamais vraiment pris la peine d’écouter les habitants et de les associer un minimum aux décisions. « Le vice-président du Département chargé des routes Bernard Pérazio est très suffisant : avec lui on a l’impression que ce sont les érudits qui viennent chez les crétins des Alpes. Alors qu’ils n’ont pas arrêté de se planter. Au départ ils disaient que la construction d’une route de secours en rive gauche était impossible. Deux mois plus tard, ils décidaient finalement de lancer le chantier. Au départ ils disaient que le tunnel était en pleine forme, avant de se rendre compte qu’il valait mieux en construire un autre. C’est une situation compliquée, ça peut arriver de se planter. Mais ils ne reconnaissent jamais leurs erreurs, ils espèrent que les gens oublient et peuvent dire tout et son contraire à quelques semaines d’intervalle. L’ignorance et l’oubli sont les armes favorites des politiques et des industriels. » Le summum de la prévision foireuse a été atteint pour le soi-disant glissement imminent de la falaise de la Berche, que le conseil départemental et le préfet de l’Isère avaient annoncé entre le vendredi 3 et le dimanche 5 juillet. Résultat : malgré les heures d’attente de centaines de badauds et les dizaines de flics sécurisant la zone, rien n’est tombé pendant ces jours-ci. De quoi méditer cette phrase de Jean-Pierre Barbier, le président du conseil départemental, à propos de ceux qui ont osé critiquer son action : « Heureusement que je n’ai pas écouté tout ce qui s’est dit et que je n’ai pas cédé au découragement... » (Le Daubé, 15/10/2015). Barbier semble être atteint d’un symptôme très fréquent dans la classe politique : la susceptilite. Lionel et Philippe enchaînent : « Ils disent que le collectif créé de la sinistrose alors qu’on devrait faire de la communication positive ». Et c’est vrai que le conseil départemental s’y connaît en « communication positive » : début novembre, leur magazine de propagande pérorait sur « la liaison rétablie » entre l’Isère et les Hautes-Alpes, comme si la route de secours était ouverte alors qu’elle l’a été seulement le 24 novembre. Anticiper de trois semaines une bonne nouvelle : on est effectivement là bien loin de la sinistrose ! Le conseil départemental, comme tous les pouvoirs, aimerait que tout le monde ait confiance en son action, et que personne ne râle ni même ne doute. La « crise » du Chambon, qui heureusement n’a fait ni morts ni blessés, est donc instructive pour l’avenir, en cas de grave catastrophe naturelle ou industrielle (dégâts sur un site nucléaire ou Seveso, rupture de barrage) : ne jamais croire la « communication positive » des autorités.

Notes

[1Texte paru dans la revue Coutumes et traditions de l’Oisans, et disponible sur http://freneydoisans.com/freneytique/grand-tunnel-du-chambon-son-histoire/

[2Informations tirées du livre Chambon, dans l’ombre d’un géant, réalisé par l’association Freynetique en juin 2014.

[3Philippe Pelletier, Retrouver la vallée en Haute-Romanche, sur http://libelalettredorion.blogs.liberation.fr/2015/08/12/retrouver-la-vallee-en-haute-romanche/

[4Cette citation et le poème sont extraites du livre de l’association Freneytique L’école engloutie, derniers souvenirs de trois villages aujourd’hui disparus, éditions Les amis du musée, 2014.