« Ouailcom in Grenoeubeul, zi capital of zi innovéchione. »
Au Postillon, on pratique le journalisme ultra-local pour être sûr de ne pas devoir affronter d’autres dialectes que le dauphinois. Mais même en ne sortant pas de la cuvette, on peut être obligés de se fader des verbiages pas de chez nous. Ce 25 octobre, dans ce gros cube moche qu’est Alpexpo, c’est l’ouverture du salon international IoT Planet
IoT, ça veut dire Internet of things, soit l’internet des objets dans la langue de Mandrin.
Mais en fait ici on ne traduit pas : tout le monde parle anglais, point barre.
Donc le site internet, comme les documents promotionnels, sont uniquement dans la langue de Ned Ludd.
Et la conférence de presse de lancement est aussi en angliche.
L’accent catastrophique de certains intervenants français nous a quand même permis de saisir quelques bribes.
L’avantage avec ce genre d’événements, c’est que même en chinois, on ne raterait pas grand chose. Ça fait des années que les élus, les patrons, les journalistes rabâchent à peu près la même chose : Grenobeul is un « formidable écosystème » pour l’innovéchione, c’est very important « d’investir dans les new technologies », you can se faire « lot of money » et ici s’invente le so radieux monde of tomorrow. Ce matin-là, on a appris que l’Internet des objets était une véritable « révolution », que tous les « business » étaient concernés, et que ce secteur connaissait partout une croissance à deux chiffres. Vu que beaucoup de données privées se retrouvent sur le « cloud » (le réseau), il y a bien quelques problèmes de piratage. Mais la « cyber-sécurité » est aussi une opportunité de business à saisir.
Eric Piolle y est allé de son petit discours, en angliche itou. L’éco-maire de Grenoble connaît bien l’e-monde connecté, vu que son ancienne entreprise, Hewlett-Packard, est un des plus gros partenaires de l’événement. Ce qui importe pour Piolle, c’est bien entendu de vanter la qualité de l’écosystème grenoblois et puis d’ajouter une touche « éthique » dans ce monde de requins : il faut bien réfléchir aux usages sociétaux et à la plus-value que les objets connectés apportent. Voilà effectivement une question qu’elle est bonne.
Vu qu’il s’est esquivé rapidement après la conférence, on est allés poser la question à Claus Habfast. Cet élu grenoblois de la majorité de Piolle est président de ce hangar pour congressistes qu’est Alpexpo. Mais il est surtout vice-président de la métropole en charge de l’innovéchione et de la recherche. Métropole qui finance d’ailleurs l’événement à hauteur de 30 000 euros, en plus des 60 000 euros versés au salon Semicon qui se déroule en même temps et au même endroit (NDR : Semicon signifie « semi-conducteurs », même s’il pourrait être tentant de prendre ce nom au sens littéral pour qualifier les participants à ce salon).
Alors, qu’y a-t-il d’écologique dans les proliférants gadgets connectés ? « Tout dépend des usages, nous répond Habfast qui précise que ce qu’il dit n’engage que lui et pas la municipalité grenobloise. Internet, on peut l’utiliser pour lancer des missiles ou dans les milieux associatifs pour diffuser des PDF ». C’est l’éternelle réponse aux critiques du système technicien : comme on peut utiliser un couteau pour étaler du foie gras ou tuer un syndicaliste, la technologie serait neutre. Des développements technologiques comme l’Internet des objets pointent les limites de cet argumentaire. Vu que la technologie s’infiltre maintenant partout, elle n’est pas utilisable selon notre bon vouloir : elle crée un nouveau monde. Ce nouveau monde, Habfast s’en accommode visiblement : ce qui lui tient à cœur, c’est que « l’internet des objets soit régulé pour que les données soient ouvertes. Quand on enferme ça dans les logiques ‘‘propriétaires’’, c’est contraire à mon éthique. Il faut que tout un chacun puisse utiliser la technologie. » Big Brother, oui, mais en open source et en logiciels libres.
Difficile de voir une quelconque portée écologique dans ces applications, plutôt l’inverse : toutes les babioles connectées sont – de leur conception à leur obsolescence en passant par leur consommation – des catastrophes écologiques ambulantes. Alors concrètement, quelles applications des objets connectés seraient souhaitables pour « sauver la planète » ? « ça peut être utile pour la mobilité, continue Habfast. Par exemple il y a des émetteurs dans les places de parking qui permettent de savoir s’il y a des places libres. Et puis aussi il y a des applications dans le domaine de la santé. Après c’est à chacun de décider : est-ce que j’ai envie que la technologie me dise si j’ai assez bougé pour aujourd’hui ? »
Comment ? Par une puce sous-cutanée mesurant tout ce qu’on ingurgite ?
à « Matrix » ?
Jeudi 27 octobre, au salon IoT Planet à Alpexpo, il y avait une conférence autour du « smart living ». Le genre de débat « diminué », ou les six personnes présentes ne répondent pas aux questions du modérateur ou du public, mais sont uniquement là pour faire de la publicité pour leur entreprise. Deux heures de blabla encore tout en angliche, mais cette fois c’est la traductrice bilingue du Postillon qui se les est coltinées.
Le modérateur hollandais – un certain Ed van den Kieboom spécialiste des machins connectés – cadre le contexte de manière assez pertinente : « Je suis dans les technologies intelligentes parce que j’ai l’espoir qu’elles me rendent intelligent », blague-t-il. Il ne se rend pas compte qu’il est plus près de la vérité qu’il ne le croit : tout repose sur cette croyance.
La réalité se trouve en fait à l’exact opposé de ce mythe : les objets intelligents rendent bêtes. Ainsi un pingouin intelligent de Bosch pense que ce sera vachement pratique d’avoir une voiture qui nous ramène chez nous sans risque quand on est stressé par une journée de travail. Il aimerait même que lorsqu’on arrive à la maison, il y ait déjà la musique qu’il nous faut. Les technologies intelligentes choisiront-elles aussi les personnes avec qui on veut boire des coups ? De manière générale, le monsieur trouve que les smart technologies « résoudront plein de problèmes ». On n’en saura pas plus, mais vu les exemples cités, on imagine le niveau : peut-être qu’un algorithme parviendra à actionner un spray anti-odeur après un passage prolongé aux toilettes.
Pour parvenir à ce futur radieux, les industriels s’organisent. Olivier Horbowy, sous-chef connecté à STMicroelectronics, promeut l’AIOTI (alliance pour l’innovation dans l’internet des objets), un lobby lancé par la Commission européenne (experte en la matière...) il y a environ un an. Ce groupe de pression regroupe environ 500 entreprises du secteur (des grandes, mais aussi des petites, l’adhésion étant fixée à 700 euros par an pour être la plus « inclusive » possible...). Leur objectif est de détruire les obstacles qui entraveraient le développement de l’internet des objets. Ce serait quand même dommage que quelques dispositions éthiques ou juridiques empêchent de se faire plein de blé.
Paul Verdiel se positionne lui sur un business porteur. À la tête de sa société P2Link qui travaille sur le digital healthcare (soins de santé numériques), il vise, tous les jours, le vaste créneau des personnes malades. Selon lui, 20 % des patients sont atteints d’une pathologie chronique (généralement des maladies du cœur ou des poumons), et ces 20 % sont à eux seuls responsables de 80 % des réadmissions à l’hôpital et de 60 % des dépenses de santé. On pourrait les achever directement, mais c’est pas très sympa, alors Paul Verdiel propose de les équiper de plein de smart technologies pour leur permettre de « gérer elles-mêmes leur santé ». Analyses, détection de la douleur, prescriptions : le patient pourrait s’administrer lui-même son traitement. Il pourra toujours appeler un call center, où des infirmières (pourquoi pas des robots ?) pourront le renseigner. En tout cas, il n’encombrera plus les hôpitaux et permettra à des sociétés comme celle de Verdiel de se faire plein de sous. Elle est pas belle la vie ?
Grâce aux technologies intelligentes, elle va être magnifiquement totalitaire. Marie-Paule Odini fait partie du smart-troupeau d’Hewlett-Packard. Et elle est smartement enthousiaste : « Les smart technologies permettront d’effectuer le suivi du comportement des gens, pour améliorer la prévisibilité. C’est une sorte de matrice. Vous avez vu le film Matrix, eh bien c’est un peu le monde que nous construisons , hahaha ». Pour les cinéphobes, rappelons que Matrix romance un monde virtuel où tous les humains sont gardés sous contrôle. Au moins, c’est clair. Hahaha.
À une question du public à propos de l’acceptabilité de ces nouvelles technologies, Pierre-Damien Berger, le pingouin du CEA, tient néanmoins à préciser : « Il est important de comprendre que vous n’êtes pas tenu d’être connecté, si vous ne voyez pas ce que ça peut vous apporter. Chacun fait ce qu’il veut ». Il y a quinze ans, on disait la même chose à propos du téléphone portable. Aujourd’hui, si vous n’avez qu’un téléphone fixe, on vous regarde avec des grands yeux, comme on observe interloqué une espèce en voie de disparition. Mais Berger est néanmoins confiant pour les opportunités de business sous la peau : « Si ça vous apporte quelque chose d’avoir un dispositif technique dans le corps, vous l’accepterez sans peine. »
Ces « dispositifs techniques dans le corps » sont-ils déjà développés ? Après la conférence, un petit tour dans le salon s’impose. Au milieu des stands présentant des smart-inepties (un miroir « pense-bête », un parapluie connecté à la météo envoyant un signal à son propriétaire s’il l’oublie, etc.), on demande à certains exposants s’ils bossent sur le développement de puces sous-cutanées. C’est effectivement une des prochaines « innovations » en vogue : sur le stand du Gate One Project (une initiative de la Commission européenne, qui investit 54 milliards d’euros [!] pour aider les entreprises à être plus smart, connectées, intelligentes) on apprend qu’elle soutient la recherche sur des puces dans le corps mesurant par exemple le taux de glycémie. à côté, il y a le stand de Dolphin Integration, une « société de conception de circuits intégrés » basée à Meylan. Le monsieur nous dit avoir développé une puce sous-cutanée pour une boîte israélienne qui veut vendre un électrocardiogramme embarqué. La dame du stand du CEA-Leti nous apprend que l’institution grenobloise bosse également sur les puces sous cutanées, sans pouvoir nous en dire plus.
Sur internet, on apprend qu’il y a trois ans, pendant le salon Date de Grenoble (congrès européen de désign des circuits électroniques), des chercheurs suisses ont présenté « un implant sous-cutané capable de mesurer en temps réel, diverses substances (comme le glucose) et contrôler ainsi son état de santé. (…) Il faudra encore quelques ajustements avant qu’elle arrive sur le marché, notamment augmenter sa durée de vie, pour le moment limitée à un mois et demi. Les chercheurs espèrent pouvoir mettre l’implant sur le marché d’ici cinq ans. » (Le journal du geek, 21/03/2013)
Depuis plusieurs années, quelques applications « fun » de puces sous-cutanées sont développées à travers le monde : des clients d’une boîte de nuit en Australie payent avec, des supporters de foot en Argentine s’en servent pour leur abonnement au stade. En juin 2015, une « implant party » a eu lieu à Paris, invitant les participants à se faire insérer une puce électronique sous la peau. Mais ces applications « fun » n’ont pour l’instant pas vraiment décollé. Pour les vendeurs de puces, le futur semble être de vendre des implants sous-cutanés pour agir sur des problèmes médicaux. Une manière de les rendre incontestables, avant de développer d’autres applications pour implanter un maximum de personnes.