« Les gens rentraient ici comme ils rentrent chez eux »
51 années de service, à bosser quinze ou seize heures par jour. En 1972, Bachir ouvrait son restaurant Le Couscous, en plein centre ville de Grenoble. Début juillet, cette institution de la rue de La Poste a baissé le rideau. L’occasion de demander à Bachir de raconter son histoire, entre rapport paradoxal à la France, fierté du travail accompli souvent, et yeux embués parfois.
J’ai grandi en Algérie. Mon grand-père a fait la première guerre mondiale, et mon père a été fait prisonnier en 1944 en Allemagne. Il s’est évadé, il était blessé de guerre. Alors en 1954, quand la guerre avec la France a commencé, mon père s’est engagé dans le maquis avec le Front de Libération Nationale. Il est mort en 1959. L’Algérie c’est compliqué. Moi j’ai vu des choses très difficiles… la gégène, la baignoire… sur mes copains d’école… tout ça je l’ai vu de mes yeux. Ma mère m’a dit Bachir tu es l’aîné tu dois partir, les soldats français vont venir te chercher. Et c’est comme ça que je suis parti de Constantine, j’avais 11 ans. Il y avait deux douaniers français qui contrôlaient un peu les départs, et y en a un qui commençait à douter de mon âge parce que je leur avais dit que j’étais majeur. Mais l’autre lui a dit « il fait pas son âge c’est normal, c’est la misère il mange pas à sa faim ». Et voilà, c’est comme ça que je suis arrivé à Grenoble, en 1961.
Pendant cinq ou six ans j’ai été sans abri, à Grenoble et à Échirolles. Après, Mme Chevalier m’a embauché dans son restaurant, ça s’appelait la Roseraie à l’époque, c’est rue de la Poste. Il y avait une autre femme qui travaillait là, et elle m’a dit « vous avez eu la cote avec elle ! » Je crois qu’elle était un peu jalouse parce que j’étais logé dans la chambre au-dessus du restaurant. En tout cas, j’ai travaillé là-bas pendant 5 ans, j’étais en cuisine, et en 1972 comme M. et Mme Chevalier partaient aux Etats-Unis, j’ai repris le fonds de commerce. On a signé avec un notaire qui était rue Lakanal, ça m’a coûté 90 000 francs. Les Chevalier ont continué de m’écrire tous les huit jours. Moi j’ai appelé le restaurant « Le couscous », et j’ai travaillé jusqu’à il y a quelques jours, le 1er juillet 2023 exactement. Là, ça y est je prends ma retraite, les petits-enfants des Chevalier m’ont vendu les murs et moi je vends le fonds de commerce, ceux qui rachètent vont faire un bar à bières. Pendant 55 ans j’ai fait entre 15 et 16 heures par jour, j’étais ouvert tous les jours, sauf depuis 10 ans quand ma petite-fille est née, je ferme les lundis pour m’en occuper. Même le jour où je me suis fait opérer, j’ai pas voulu m’arrêter et je suis venu travailler le lendemain pour pas perdre mes clients.
A l’époque, il n’y avait pas de chômage. La rue de la Poste était à double-sens, les filles faisaient le trottoir, ça bougeait tout le temps toute la journée et presque toute la nuit. Le restaurant marchait très bien. Les gens rentraient ici comme ils rentrent chez eux, avocats, médecins, ingénieurs. Tout était ouvert dans Grenoble, il y avait plein de restaurants, mais maintenant tout le monde fait à manger, même les bars, alors c’est plus compliqué. Le covid aussi ça a mis un coup.
Il y avait le consulat d’Algérie rue de la Poste. Mais moi j’ai pas demandé la nationalité algérienne après la fin de la guerre. Il fallait vivre 6 mois en Algérie mais je voulais pas retourner au pays, ma vie était ici. L’Algérie j’ai pas eu une seule orange d’eux.
Il y avait aussi le resto U, plus loin dans la rue, ça brassait beaucoup. Moi j’ai connu Carignon à l’époque quand il était étudiant. Il a payé pour tout le monde, il a fait de la prison pour rien. En fait moi je dis qu’on a arrêté le voleur mais pas le receleur. C’est comme pour la drogue, on arrête pas les grands patrons. Moi j’ai jamais volé, ni mes fils.
Je suis à la retraite, maintenant je vais partir un peu en Algérie pour voir mes frères et mes sœurs. Et après, je reviendrai à Grenoble et je m’occuperai de mes petites-filles. Depuis que je suis gamin je suis ici, c’est ici que j’ai fait ma vie alors c’est ici que je reste.