un train de retard - épisode 5 -
Les « coopés » d’abord
Grenoble ville innovante ? Il arrive fréquemment que la pauvre vieille technopole soit en retard d’un train, et que des initiatives percutantes viennent d’ailleurs et pas d’ici. Pour cet épisode : les coopératives d’habitants.
Avant-hier soir, un copain, à peine saoul : « Oui, j’achète un appart, j’en avais marre de raquer un loyer. Bon, c’est cher, mais que veux-tu... C’est le prix du marché ».
Entendre ça, c’est fréquent, et ça me fait doublement glousser.
Je glousse une première fois comme une gélinotte, devant la résignation quasi-religieuse, et je repense à mon ami guinéen qui me disait « Oui, chez nous, on enchaîne les dictateurs mais bon, tu sais, c’est la volonté d’Allah ». Au fond, se faire fourrer par le doigt de Dieu ou par la main invisible du Marché, c’est kif-kif. Mais gare à la distanciation : le prix du marché de l’immobilier ne tombe pas du ciel. C’est toi et moi qui le faisons, en vendant cher nos biens. Pour les maisons, le prix médian du marché est de 2 100 euros le m² à Grenoble, 1 530 au Pont-de-Claix, 3 600 à Montbonnot-Saint-Martin, avec des pics à 3 900, ça fait cher pour poser sa serviette de plage. Mais entre nous : qui connaît un particulier qui a sciemment vendu son bien en-dessous du prix (de crevard) du marché ? Je n’en connais qu’un, un héros, très discret. Le prix du marché est le solvant ultime de la conscience politique du proprio qui vend.
Puis-je te fesser avec la main invisible du marché ? Adam Smith.
Je glousse une seconde fois comme un tétras lyre (1) parce qu’il y a dans cette façon de voir un faux dilemme. Si tu n’es pas locataire, tu es propriétaire, et inversement. Or il existe au moins une troisième voie : la coopérative d’habitants.
Pas de méprise : il ne s’agit pas d’habitat participatif, mais d’une société coopérative, par définition à but non lucratif, dont le capital, constitué des parts sociales souscrites par les membres, est réinvesti dans ses œuvres sans qu’aucun membre ne puisse s’y servir pour y acheter son yacht. Le loyer ? C’est la somme des charges du logement et du remboursement de la part sociale. L’avantage est qu’une fois que cette dernière est remboursée, elle sera récupérable si l’on souhaite quitter le logement. Le loyer ne sera alors plus constitué que des charges, tu me suis ? Ce principe permet de maintenir des loyers bas de façon durable. Malin ! Dans ces coops, les principes sont : une personne égale une voix ; le coopérateur est proprio de parts sociales et locataire de son appartement ; le bien immobilier est une propriété collective ; le coopérateur ne paie pas au-delà du coût du projet et il y a déconnexion entre la valeur du bien et la valeur des parts, donc non spéculation. Même les manchots applaudissent des deux mains.
Aujourd’hui aussi applaudit dès demain. Proverbe d’Hyères.
La première coop’ d’hab’ créée, c’est 1937, à Asbestos, près des Sources, au Québec. Oui, ce nom te dit quelque chose, ça vient d’asbeste, en vieux français, et ça veut dire amiante, car il y en a là-bas un énorme gisement. On appelle d’ailleurs asbestose la fibrose pulmonaire interstitielle due à l’amiante, kof kof. En terme de coop’ d’habitants, Québecois, Allemands, Suisses, Belges, Uruguayens s’en donnent à cœur joie. Et la cuvette grenobloise ? Eh bien, disons qu’elle est en retard d’un train.
Et pourtant, ça commençait pas mal… En 1889, la création de la Société française des habitations à bon marché préfigurait nos organismes modernes d’HLM. La loi Siegfried de 1894 permettait des formules avant-gardistes, dont celle de la location-attribution : au départ, toi l’ouvrier mon ami mon frère, tu versais 20 % du prix de ton logement, puis t’engageais à verser des mensualités pour couvrir le remboursement des 80 % restants que te prête la coopérative, plus un petit loyer qui couvrait les charges de gestion et les intérêts du prêt. Pendant toute la durée du prêt, tu avais un droit de jouissance de ton logement dont tu devenais ensuite proprio. La classe.
1921, notre maire Paul Mistral crée l’un des premiers Offices publics des habitations à bon marché. Et naît alors celle qui est la véritable ancêtre des coopératives d’habitants, la cité-jardin, concept sorti du cerveau anticapitaliste d’un certain Howard, toute fin XIXème. Le foncier y est municipal, il y a une ceinture agricole autour de la cité, pour la nourrir, et on met des équipements publics à l’intérieur. En France, la première cité-jardin est créée dans le Pas-de-Calais en 1904, et notre bonne vieille ville n’est pas en reste : sortent de terre entre 1921 et 1930 les cités-jardins ouvrières Mistral, Beauvert, du Rondeau, de la Capuche, de la Viscose à Échirolles, des abattoirs Jean Macé, sur la presqu’île. Autant de villages dans la ville. Tous détruits depuis ou presque (voir Le Postillon n°1 et n°17). La dernière, celle de l’Abbaye, a frôlé la destruction en 2017, et son devenir est incertain.
Ma question : pourquoi, millediou, les non-fortunés de l’agglo ne sortent-ils pas de la tenaille locataire-qui-se-saigne / propriétaire-endetté-jusqu’au-trognon, et ne se jettent-ils pas sur un modèle coopératif d’habitat ?
Pour commencer, la culture ouvrière se distend, se disperse, se dépolitise. On « était » Merlin-Gerin, Gillet, Lou, Bouton ou Cémoi, des fronts collectifs et syndicaux se créaient qui n’existent presque plus aujourd’hui. On n’est plus désormais qu’un précaire, abonné à Netflix, un peu envieux du voisin. S’est créée une génération qui a trop regardé Le juste prix avec Philippe Risoli, et qui ne jure que par la propriété individuelle.
Mais il y a d’autres paramètres, comme une réglementation complexe, avec des lois contraignantes. En juillet 1971, la loi Chalandon a aboli le statut juridique de la coopérative d’habitants, allez comprendre. Et depuis, systèmes de prêts à taux zéro et prêt accession sont systématiquement refusés par les instructeurs de dossier lorsqu’il s’agit d’autre chose qu’une propriété individuelle. Difficile donc d’amorcer la pompe.
On pourrait conclure que le modèle coopératif ne peut donc pousser dans un terreau aussi aride. Eh bien si ! Même dans le pavé, même dans le béton, la fleur se fraye un chemin. Depuis 2014, la loi re-rend possible les coopératives. Sur la carte de la Fédération française des coopératives d’habitants, Habicoop, il y a une coop’ d’habitants à Grenoble, une seule, Graine de bitume, créée en 2016. La municipalité a eu l’heur de lui mettre à disposition, pour 1 euro symbolique et pendant 60 ans, un terrain communal. Un autre projet de ce type est en cours à Crolles.
Il y a eu le Danube de la pensée, il y aura l’Isère de la coopérative. Nicolae Ceausescu.
Alors on se prend à rêver à des dizaines de coops de ce genre. On se dit même qu’on pourrait aller plus loin : importer le modèle américain d’Organisme foncier solidaire (ou community land trust, si tu veux faire un peu hype). Là, même plus besoin d’être propriétaire du bâti : on crée une personne morale à but non lucratif, qui détient la propriété de terrains sur lesquels sont faits des logements, et ce afin que ces derniers restent perpétuellement à coût abordable et bien inférieur au prix du marché. C’est devenu possible en France depuis la Loi Alur de 2014.
Et qui sait, aller encore plus loin !
Attends, tu vas voir.
À Gregre, il y a un tas de bailleurs : Pluralis, CDC habitat Auvergne Rhône-Alpes, Opac38, SDH. La loi Elan votée en octobre 2018, a dérégulé le marché du bail social. Elle va contraindre à la fusion le bailleur historique, Actis, papy vieux de 99 ans fort de 11 000 apparts et présidé par Éric Piolle, et Grenoble Habitat, société d’économie mixte née dans les années yéyé, emmenée par Maryvonne Boileau et qui gère 4 000 logements sur l’agglomération. Les deux vont devoir se marier. La nouvelle entité, sorte de pôle public de l’habitat métropolitain, devrait voir le jour au 1er janvier 2020 et n’a pour l’instant pas de tête. Piolle, qui est comme une maire pour nous, précise qu’il fera tout pour conserver une place majoritaire des collectivités dans la gouvernance. En langage disruptif, ça veut dire qu’on mettra bien un ou deux représentants des locataires à côté des pots de fleurs et des guirlandes en crépon pour la déco, et que ça se dirigera vers une société d’économie mixte, tu sais, de ce type qui fait que les bénefs sont toujours privés, et les charges toujours payées par les gens. Une SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif) pourrait aisément se monter pour gérer le mariage Actis/Grenoble Habitat. Ce genre de choses a déjà été fait, par exemple à Montreuil, en 2003. Alors comme dit la femme de Barbe Bleue, Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir ? Pour ma part, je ne vois rien que la coopérative qui poudroie, et l’autogestion qui verdoie.
(1) Les puristes râleront. Un tétras lyre ne glousse pas. Il dodeldire. Du genre « gloudougloudouglou ».