Accueil > Hiver 2019 / N°49

Les Urgences en burn-out

Le Postillon a envoyé une lettre recommandée à madame Hubert, ancienne directrice de l’hôpital de Grenoble, le 7 janvier dernier.

En octobre, nous avons reçu un courrier de votre part. Vous nous demandiez de retirer de notre site internet l’article vous concernant.
On avait réalisé un petit portrait de vous en février 2018, en pleine crise à l’hôpital de Grenoble (voir Le Postillon n°45).
Un chirurgien s’était suicidé, les témoignages alarmistes se multipliaient, et vous ne changiez pas de cap. Baisse de budget. Pression sur le personnel. Privatisation progressive du service public. On révélait même que vous aviez eu une société de conseil rémunérée par le privé, avant de faire disparaître les traces de ce mélange des genres.

Faut vous avouer, madame Hubert, votre courrier d’octobre, je l’ai paumé. Je voulais le faire lire à d’autres membres du Postillon, je l’avais sorti du local et je l’ai égaré. Des fois, on est vraiment des amateurs.

Alors quelques jours après, j’ai décidé de faire comme vous nous le demandiez, et de retirer l’article du site. Pas pour les menaces de poursuite judiciaire que vous profériez, et les articles de la RGPD (Règlement général sur la protection des données) auxquels vous vous référiez.
Mais parce que depuis vous avez été virée de la direction de l’hôpital : en juin dernier, suite à cette « crise », on vous a mise dans un placard du ministère de la Santé, afin de « réfléchir à la réforme du financement de système de santé  ». Comme vous n’êtes plus au pouvoir à Grenoble, j’ai pensé que l’article qu’on vous avait consacré n’était plus intéressant. Même à votre poste de directrice, vous ne faisiez qu’appliquer les directives de l’État et de l’Agence régionale de santé. Vous n’étiez qu’un pion bien sage : on avait ciblé sur vous car vous étiez dans la lumière et que vous appliquiez les directives avec zèle. Maintenant que vous n’êtes plus sous les projecteurs médiatiques, je me suis dit que vous aviez droit à l’oubli.
J’ai donc supprimé cet article de notre site internet.

Un moment d’égarement : j’avais la tête à d’autres sujets, et ne m’intéressais plus à ce qui se passait au Chuga (Centre hospitalier universitaire de Grenoble-Alpes), le nom officiel de l’hôpital de Grenoble.
Depuis, j’ai recroisé des salariés du Chuga, et notamment des infirmières du service des Urgences.
Elles m’ont raconté l’état d’urgence dans lequel se trouve toujours ce service. J’écris « toujours » parce que ça fait plus d’un an que de multiples alarmes ont été tirées. J’écris « toujours » parce que Le Postillon a déjà décrit sur quatre pages les conditions de travail dantesques dans ce service cet été (n°46).

Cette réalité, vous la connaissez, madame Hubert. Mais je vais vous refaire un petit topo, décrire rapidement cette « maltraitance institutionnelle » dénoncée par les infirmières (comme il y a essentiellement des femmes, je les désignerai au féminin), qui courent d’un patient à l’autre sans avoir même le temps de les faire chier. Qui travaillent douze heures de suite en pouvant à peine grignoter. En redoutant tout le temps de faire une erreur, car elles savent qu’elles ne seront pas soutenues par la direction. Même si elles n’ont pas la possibilité matérielle de bien faire leur travail. Même si elles manquent toujours de place, de matériel : régulièrement il n’y a même pas assez de brancards, et elles sont obligées de prendre ceux du « plan blanc » (plan d’organisation en cas de crise exceptionnelle). Même si toutes font le maximum, et partent même après l’heure officielle de fin parce que les transmissions ne sont pas comptées dans le temps de travail.

« Toutes les deux semaines les responsables envoient un mail pour dire que les urgences sont saturées et qu’on va ouvrir des lits dans le couloir.  » C’est Lucie, une des infirmières rencontrées, qui parle : « Le pire, c’est qu’on est obligées de maltraiter nous-mêmes les patients. On n’a pas le temps de les considérer, de les traiter humainement. On est poussées à les ‘‘chosifier’’, en ne pouvant même pas échanger avec eux. Si je suis venue travailler aux urgences, c’était pour soigner tout le monde, peu importe son origine ou son statut social. Effectivement on soigne tout le monde de la même manière : on transforme les patients en bouts de viande ».

Il y a une soixantaine d’infirmières aux urgences de Grenoble. Cet été, la moitié se sont barrées. Sur cinq cadres, quatre ont également préféré aller se faire embaucher ailleurs.
Il reste quelques anciennes, mais la plupart sont des petites jeunes. À peine formées, elles ont le droit à une journée de doublage, puis doivent ensuite se débrouiller et appréhender toutes les spécificités de ce service. Elles enchaînent des gardes de nuit, puis de jour, prennent des cachetons pour dormir. Elles sont sans cesse sollicitées pour faire des heures supplémentaires afin de pallier les nombreux arrêts-maladies. Elles acceptent puis se mettent elle-mêmes en arrêt maladie, empêtrées dans ce cercle vicieux. Mêmes arrêtées, on continue à les harceler : récemment une infirmière a eu droit à trois contrôles maladie en trois mois d’arrêt-maladie. On les soupçonne de simuler, de mentir, alors qu’elles n’en peuvent simplement plus. Logiquement, elles se barrent assez rapidement ; et le turn-over ne s’arrête jamais. Les compétences s’en vont, les nouvelles font comme elles peuvent, mais pas toujours bien.

Il n’y a pas longtemps, l’une d’entre elles a fait une grosse erreur. Elle était en poste avec deux nouvelles manquant d’expérience, et se retrouvait à endosser une grosse charge de travail : plus de vingt patients en même temps. Débordée, elle se plante et injecte une dose bien trop importante d’antihypertenseur à une patiente. Heureusement le mari de la patiente se rend compte que sa femme perd connaissance, appelle au secours et sa femme finit en réanimation. Cette dame est entrée aux urgences pour un petit problème et en est ressortie avec un cerveau qui fonctionnait moins bien. C’est une grave erreur, l’infirmière responsable a suivi le protocole et déclaré un « évènement indésirable  ». Elle s’est retrouvée convoquée par des cadres et en est ressortie effondrée, détruite. Sans le moindre soutien, sans le moindre recul sur la surcharge de travail responsable de l’incident. Elle voulait tirer la sonnette d’alarme pour que ce genre d’incident ne se reproduise plus, mais il n’y a eu aucun changement d’organisation, aucun renfort.

Bien entendu, la grande majorité des patients sont encore bien soignés. Une ancienne infirmière analyse : « C’est pas pour la santé des patients que je m’inquiète, parce que dans 99 % des cas ils vont être soignés à peu près correctement, même s’ils ont poireauté pendant quinze heures. Ce qui est le plus inquiétant, c’est la santé des soignants eux-mêmes : les urgences, ça détruit la vie des soignants  ».

L’année dernière, il y a eu une tentative de suicide, non médiatisée. Depuis, malgré les multiples alertes, presque rien n’a changé. Trois nouveaux postes d’infirmiers ont été créés, alors qu’il en faudrait au moins dix, et qu’il y a toujours de plus en plus de monde qui arrive aux urgences.
Dans la presse, on parle du Chuga pour promouvoir sa communication, le gigantesque chantier du nouveau « plateau technique  », le nouvel automate permettant de détecter la grippe en vingt minutes. Si personne ne se suicide, rien ou presque sur le sabotage des conditions de travail, sur ce turn-over incessant, sur ces désertions.

Ce qui dérange la direction, ce n’est pas que les conditions de travail soient détestables, c’est que cela se sache. Dernièrement, une infirmière a témoigné anonymement sur France 3, ce qui a provoqué la fureur des responsables : selon eux « cela ferait du mal à la réputation des urgences ». Peu importe la réalité, seule compte l’image.

Ce n’est pas vous qui allez les contredire, madame Hubert : l’année dernière, vous aviez interdit l’accès à l’hôpital aux auteurs d’un documentaire « CHU de Grenoble : la fin de l’omerta » ayant pour but de « libérer la parole » autour de la dégradation des conditions de travail. Des médecins ayant témoigné dans ce film avaient été aussi convoqués pour « avoir donné une mauvaise image de l’établissement  ».

Vous êtes maintenant loin de Grenoble, madame Hubert. Mais vous semblez toujours vous préoccuper surtout de votre image. Vous connaissez la situation sociale : à votre niveau vous pourriez vous battre pour que les hôpitaux aient plus de moyens, pour que les salariés soient moins sous pression, pour que l’hôpital public puisse un peu respirer. Vous préférez apparemment vous soucier de votre e‑réputation. En décembre, vous nous avez envoyé une seconde lettre pour nous redemander de retirer l’article sur notre site sous peine « d’engager les poursuites prévues par la Loi  ».

Il était réapparu « à l’insu de notre plein gré  », mais cette fois, on va le laisser Madame Hubert. Au moins jusqu’à ce que les conditions de travail aux urgences de Grenoble soient à peu près convenables.

Dans l’attente de votre réponse, et de votre mobilisation pour améliorer la vie des soignants, veuillez recevoir nos postillons les plus respectueux.