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Quand on relève la tête du « guidon connecté » – épisode 5 –

Le procès

À l’UGA, dans les filières informatique, on fait de l’IA, on fait de la robotique, mais surtout pas de politique (le numérique étant neutre). Tout ça est laissé aux sciences molles, même si on ne les écoute pas de toute façon, vu que ce ne sont pas des sciences, des vraies. Notre chroniqueur mathématicien a quand même tenté le coup. L’université lui a même donné le droit de le faire, open-bar !, jusqu’à ce que ses supérieurs comprennent qu’il avait laissé ses élèves « parler entre eux »… du monde, de l’avenir, du délire numérique. Ça, il n’avait pas le droit. Entre injonction au changement et exigence de ne surtout rien changer, récit du « Procès » kafkaïen qui suivit.

Quand j’entre dans la salle d’audience, ce vendredi 5 mai au matin, les trois responsables de filière sont déjà là, ils étaient venus plus tôt pour préparer mon Procès. «  Nous t’avons convoqué R., comme tu l’imagines, à propos de ton cours “lowtech numérique”. Comprends bien, les élèves l’ont beaucoup aimé, et évidemment, évidemment, nous souhaitons tous les trois qu’il ait encore lieu l’an prochain, mais tu vois, tu te rends bien compte que ça ne va pas.  » En effet, leur confirmé-je, les élèves ont énormément appris, étaient très épanouis et engagés pendant le cours. « Oui, mais R., vois-tu, comment parviens-tu alors à distinguer les glandeurs des travailleurs, les bons des mauvais ?  » Ah, j’ignorais que je devais trouver les glandeurs, je pensais que je devais seulement les amener à apprendre et comprendre des choses, répondis-je. « En effet, mais comment sais-tu alors lesquels des étudiants sont en mesure après ton cours de lister les neuf limites planétaires, hein ?  » Houlala, je suis très embêté, leur avoué-je, parce que moi-même je ne les connais pas par cœur, était-ce là un objectif du cours ? « Mais, attends R., qu’est-ce que tu leur as appris exactement ? » Ah, moi rien, c’est eux qui ont travaillé. Ils ont arpenté ensemble une analyse technocritique de la société (La Convivialité d’Ivan Illich) et ont débattu de son application au numérique ; ils ont manipulé le modèle informatique des dynamiques planétaires du rapport Meadows dans un « jeu sérieux » consistant à stabiliser la situation mondiale et éviter son effondrement ; ils ont participé à un atelier introductif à l’écopsychologie au cours duquel ils ont débattu en mouvement des questions « ma filière – le numérique – est-elle en phase avec les réalités du monde ?  » et «  les émotions ont-elles leur place dans la filière numérique ?  » et ont échangé en binôme, en écoute active (c’est-à-dire sans interrompre l’autre, sans juger ses propos ni se juger soi-même), sur le thème « en tant qu’élève formé en numérique, quand je pense à mon avenir, cela ressemble à… » puis «  les émotions que je porte en moi quand j’y pense sont…  » ; ils ont aussi lu Simone Weil (la philosophe) comme point d’entrée pour questionner les notions de justice, de légitimité, de lois, de désobéissance civile dans un contexte d’urgence sociale et écosystémique, ce qui leur a permis de décider ensemble des modalités de l’évaluation du cours. Ils ont d’ailleurs décidé qu’ils auraient tous au moins 14/20 et me laissaient 4 points à attribuer pendant un entretien individuel final. « Mais alors, R., tu ne leur as rien appris, ils n’ont fait que parler, c’était ça ton cours ?! ». Je suis un peu confus, dois-je à nouveau leur avouer, parce que les rapports des entretiens, au cours desquels je leur ai demandé « en tant qu’expert en numérique, te sens-tu désormais capable d’avoir un échange politique construit sur la question du numérique face à des décideurs, penses-tu avoir accru ton pouvoir d’agir ?  », montrent qu’ils ont tous acquis des outils très diversifiés, l’une se sentant plus forte grâce aux astuces vues pendant le jeu sur les ordres de grandeur, l’autre plus fort grâce à sa compréhension de la philosophie d’Illich sur le monopole radical du numérique, puissant verrou social et catalyseur du désastre capitaliste, une autre a même décidé de se former à la permaculture pour vite quitter l’absurdité du monde numérique dont elle a pris plus vivement conscience au fil des séances. C’est bien la diversité pour un cours sur la résilience, non ? «  Attends, R., tu veux dire que les rapports que tu nous as envoyés, c’était ça l’évaluation finale ? Nous, on croyait que c’était un sondage. Tu ne les as donc pas du tout évalués ?!  » Je… je suis toujours très confus et honnêtement un peu inquiet de ces regards d’effroi que vous vous échangez… au début de l’atelier d’écopsychologie, nous avons fait un tour de météo intérieure (« quelle est l’émotion qui vient, là, en toi, maintenant ? ») ; sans exception, chaque élève a répondu «  je suis stressé par les cours, je suis stressé par les exams de la semaine prochaine, et dans la vie en général je suis stressé  ». Enfin si, il y avait une exception, pardon, une élève a dit « je suis stressée, mais heureusement demain c’est le week-end je vais pouvoir travailler ». J’en ai conclu que, si les exams détruisent les élèves psychologiquement, alors il ne faut pas faire d’exam, si ? Je les ai donc laissé décider eux-mêmes, le règlement ne l’interdit pas, et au pire si vous me dites que c’est de la désobéissance, alors c’est que ce choix est juste et légitime, et que les règles sont injustes et mauvaises. «  R., nous comprenons, mais ça ne marche pas, qu’advient-il alors de la réputation du master ? Et comment sanctionner les mauvais et les glandeurs ? Imagine que tout le monde fasse comme toi, ce n’est pas possible.  » Ah oui, j’avais oublié les glandeurs, je prends note. Mais je ne vous cache pas que je suis de plus en plus confus… nous sommes face à une extrême urgence socio-environnementale qui exige des changements radicaux, à commencer par donner du sens à des élèves à qui on apprend seulement à être de bons petits soldats du saccage planétaire, avec pour récompense une dépression nerveuse et une écoanxiété. Dans mon cours, je n’ai pas fait grand-chose, sinon donner le droit aux élèves de discuter, critiquer, prendre du recul. C’est pas bon ? « Oui, oui, bien sûr, l’urgence tout ça, on comprend, mais ça viendra, ça prendra du temps, peut-être dix ans, mais ça viendra, c’est sûr. » Ah, ouf, vous m’en voyez fort rassuré, je n’ai donc qu’à attendre que le changement vienne à moi. Et d’ici là je redonne un examen pour discriminer les glandeurs des travailleurs ? «  Oui par exemple un projet, c’est bien un projet. » Ah oui super, j’aime bien les projets, c’est ces examens où tout le monde a toujours au moins 14 et au plus 18, c’est bien ça ?

Petit retour en arrière. L’histoire de ce cours a débuté en juin dernier avec les mêmes protagonistes. « R., on a une option qui se libère en master d’info, tu pourrais donner un cours sur l’avenir du numérique ? » Chouette, oui, pour le titre est-ce que l’oxymore – ça je ne l’ai pas dit – lowtech numérique vous convient ? « Non, non, plus agressif !, tu as carte blanche ! » À l’évidence, en dépit de ce qui ressortira du Procès, on ne peut pas taxer mes collègues, pas plus que les ingénieurs de ST, pas plus que grand monde, je crois, de greenwashing. Le problème, comme disait Debord, c’est qu’on ne vit pas dans la société de la raison, mais dans «  la société du spectacle  » [1]. Le spectacle, c’est par exemple la valeur arbitraire, jamais questionnée, d’un diplôme universitaire. Le spectacle, c’est aussi l’enseignement scientifiquement rigoureux – et d’ailleurs sanctionné avec rigueur pendant les examens – d’un domaine, le numérique, qui repose sur un postulat scientifiquement faux, mais religieusement admis : son caractère indispensable au bien-être sociétal, à la transition écologique, à la survie de l’humanité. Le spectacle a effacé l’histoire (avant il y avait juste le néant, on entrechoquait des cailloux, on était amish) et il serait impensable de vivre en dehors du spectacle, au risque d’être marginalisé. Alors on déverse à des élèves ignorants le savoir du sachant, qui trône seul debout sur les planches du spectacle de soumission docile de la salle de classe. C’est pour cela que j’ai donné ce cours « étrange » dans lequel je n’ai « délivré » aucune connaissance, dans lequel les élèves et moi-même étions souvent réunis en cercle, avons accueilli et utilisé la force de nos émotions (et pas juste la froideur cartésienne de notre cortex préfrontal), un cours où nous avons désobéi en refusant l’ineptie marchande de « la note ». Parce que pour s’en sortir, disait Debord, il nous faut absolument tuer le spectacle…

Notes

[1Guy Debord, La Société du Spectacle, Folio, 1967.