Accueil > Été 2011 / N°11

Chartreuse : Tensions autour de la station de trail

Le lièvre et les chemins tortueux

Lecteurs, lectrices, approchez-vous donc que je vous narre un conte moderne [1]. L’histoire prend place dans les contrées de Chartreuse, à Saint-Pierre-de-Chartreuse exactement. Une bourgade d’environ 800 habitants située à une trentaine de kilomètres de Grenoble, en plein milieu d’un massif que d’aucuns qualifieraient de charmant, entre forêts épaisses, sommets accessibles, gorges mystérieuses et grandes falaises calcaires. Tellement charmant que depuis 1995, un Parc Naturel Régional est censé protéger l’endroit et préserver son environnement.
Les autochtones sont agriculteurs, restaurateurs, sylviculteurs, éleveurs, hébergeurs, artisans,... ou vont pointer à la ville pour gagner de l’argent. Car, dans ce genre d’endroit, il est bien difficile de développer ce qui fait l’essence de la vie moderne, c’est-à-dire une activité économique. Ici, pas de grandes entreprises, pas de grands noms, à part l’ancestral Monastère de la Grande Chartreuse, producteur de la célèbre liqueur éponyme. Alors quand une entreprise de plus de 25 salariés, répondant au doux nom de «  Raidlight  », propose de venir s’y installer, personne ne reste insensible.
Voilà, le décor est planté. Laissez-moi maintenant vous raconter la suite, une histoire d’apparence anecdotique, mais qui en dit long sur notre époque, les fameuses «  nouvelles pratiques de la montagne  » et les efforts des uns et des autres pour essayer de rentabiliser ces territoires désespérément non-productifs que sont les espaces montagnards.

Connaissez-vous le «  trail  » ? Non, je ne vous parle pas de moto, mais de course à pied. Le trail est une discipline en plein essor, consistant à parcourir le plus rapidement possible des tracés de plusieurs dizaines de kilomètres sur des sentiers en pleine nature (forêt, montagne, chemins côtiers,...). Depuis la fin du siècle dernier, les épreuves de «  trail  » ou «  d’ultratrail  » (la version plus longue, supérieure à 40 kilomètres) fleurissent un peu partout et les amateurs français se comptent en dizaines de milliers.
Forcément, cet engouement a créé des vocations économiques et l’entreprise Raidlight s’est engouffrée dans la brèche dès 1999 en proposant divers équipements spécialisés pour les «  traileurs  » : maillots, chaussettes, sac à dos, cuissards, boxers, porte-gourdes, coupe-vents, bâtons, tentes, etc. Les prix sont élevés (50€ le short) mais, quand on court, on ne compte pas.
Le charismatique patron et fondateur de cette boîte est un dénommé Benoît Laval, se définissant par ailleurs comme un «  très bon coureur de Trail français (vice-champion de France)  » (sur son site). Entrepreneur dynamique à défaut d’être modeste, il a obtenu avec fierté le «  Trophée du chef d’entreprise de la Loire 2009  ». Car jusqu’à cette année, Raidlight était implantée dans la Loire, dans la bourgade de Saint-Genest-Malifaux. Un endroit bucolique, propice au trail, mais pas suffisamment dynamique pour Benoît Laval : les élus du coin n’ont pas su être assez conciliants et réactifs face à ses grands projets (nouveaux locaux plus grands et création de la première «  station européenne de trail  »), impliquant notamment le déclassement d’un espace protégé.

Alors Benoît Laval est parti à la recherche d’un lieu plus accueillant. Hésitant entre les Bauges, le Vercors et la Chartreuse, il est finalement conquis par ce dernier massif et les bras grands ouverts de ses élus. Charmées par la perspective de l’implantation d’une entreprise de plus de 25 salariés, la mairie de Saint-Pierre-de-Chartreuse et la communauté de communes lui déroulent le tapis vert et font tout pour répondre - rapidement - à ses exigences. Le premier contact est pris en mars 2010. En juillet, le permis de construire est accordé. En août le chantier débute. Et en février 2011, le bâtiment de Raidlight ouvre ses portes. Des délais fulgurants combinés avec quelques arrangements : le terrain, dernière parcelle non bâtie dans le centre du village et appartenant à la mairie, a été cédé à Raidlight à un prix défiant toute concurrence : 30 € le m2 (les Domaines l’avaient évalué à 80€, déjà bien en dessous des prix du marché).

Soucieux de construire son « bâtiment à ossature bois  » au pas de course, Benoît Laval a préféré travailler avec une grande entreprise d’Orléans (et ses sous-traitants) plutôt qu’avec des locaux. Ce qui n’est pas la meilleure façon de «  s’intégrer dans le tissu local  », surtout quand le résultat ne correspond pas à la promesse d’un «  bâtiment à ossature bois  » : s’il y a bien quelques poutres en bois sur la devanture, elles servent avant tout à faire joli, l’ossature véritable étant constituée de poutres métalliques. Une manipulation grossière quoique fréquente, en ces temps où le «  développement durable  » est dans toutes les bouches et la recherche de profit dans toutes les mains.

Ces épisodes ont commencé à faire déchanter les Chartrousins, qui avaient presque tous applaudi à l’arrivée de Raidlight (en juin 2010), réjouis par les perspectives d’embauche, de commerce avec ses salariés, d’afflux touristique et de publicité pour le massif. Le maire, Christophe Sestier s’était ainsi félicité de l’ «  apport d’image avec plus de 650 000 citations/an de la Chartreuse et Saint Pierre de Chartreuse  » (Journal municipal, Juin 2010) Aujourd’hui même les espaces montagnards sont dans la quête effrénée d’«  apport d’images  », de buzz sur leur nom, et des 650 000 citations annuelles. Bienvenue dans le monde de Google.

Un an plus tard, l’euphorie est retombée. Seulement trois Chartrousins ont été embauchés par Raidlight et encore – parmi eux on trouve la compagne du maire. C’est que Raidlight recrute des profils assez particuliers : «  motivés, spécialisés, et à compétence égale pratiquant les activités outdoor concernées (Trail, Rando, Alpinisme)  » et pour qui « le salaire ne devra pas être la motivation première ». Pas vraiment le profil des habitants qui, comme tout un chacun, sont plus intéressés par un salaire que par la défonce marathonienne.

Mais ce qui cristallise actuellement les tensions, c’est le déploiement de la «  station de trail  », première du nom dans toute l’Europe. Le concept : «  des parcours dédiés au trail (rando-trail, kilomètre vertical, et ateliers d’entraînements du stade de trail), une base d’accueil (avec douches, vestiaires, tapis roulants, sauna, fauteuils de relaxation, animateur), un site internet permettant d’enregistrer ses chronos, et de se comparer aux autres trailers ».
Benoît Laval a créé une association «  Station de Trail  » impliquant, outre Raidlight, la commune de Saint-Pierre-de-Chartreuse, le Parc Naturel Régional de Chartreuse et le bureau des accompagnateurs de moyenne montagne de Chartreuse, Cartusiana. Une manière de mouiller tout le monde, de diluer les responsabilités et de faire croire, à travers une forme associative, que le projet est à «  but non lucratif  ». Mais comme le hasard fait bien les choses, le centre de la station de trail est le bâtiment de l’entreprise à but lucratif Raidlight. Et pour que les choses soient bien claires, le président de l’association est un dénommé... Benoît Laval.


Le bâtiment de Raidlight, à ossature métallique. Les poutres en bois visibles servent juste à faire joli. La route vient d’être refaite par la mairie pour l’ouverture de la station de trail.

Pour créer les parcours, Benoît Laval et ses partenaires n’y sont pas allés par quatre chemins. Après les avoir hâtivement dessinés sur une carte, ils ont fait poser à la hâte des panneaux pour flécher les parcours. Problème : ils n’ont pas du tout consulté les agriculteurs, propriétaires de certains des endroits traversés. Et certains n’ont vraiment pas apprécié. Christophe, agriculteur, nous raconte : « Je suis exploitant des terres au dessus du monastère de la Grande Chartreuse et l’autre jour en faisant des clôtures je me suis aperçu qu’il y avait une piste tracée dans la prairie. C’est un endroit que j’utilise pour le pâturage. Les Pères n’étaient pas au courant. Rien n’a été demandé à personne. J’ai tout enlevé. (...) On n’est pas propriétaire chez les autres. Si vous voulez passer, vous venez, vous demandez mais vous faites pas comme ça vous arrange. Eux travaillent à l’envers. Le projet de station de trail n’est pas honnête parce qu’il fait passer des pistes dans des endroits sans autorisation et sans rien demander ».
Un avis partagé par Phillipe, lui aussi agriculteur : «  Ce qui me pose problème, c’est que la mairie ait bradé le territoire pour quelqu’un qui va se faire de l’argent dessus. De la randonnée pédestre, pourquoi pas ? Je ne suis pas forcément contre. Mais quand derrière, il y a des gens qui font des profits, non. (…) C’est tout l’inverse de ce que dit le Parc normalement. Raidlight, c’est quand même une entreprise qui fait fabriquer la plupart de ses produits en Tunisie ou au Vietnam, pour des coûts ridicules, et qui se fait plein de marges dessus ».

Pour lui, Benoît Laval est un «  bulldozer  » qui avance à sa guise, sans se soucier des autres. Au téléphone, Laval se défend d’avoir tracé illégalement chez les autres et dit avoir respecté le PDIPR (Plan Départemental des Itinéraires de Promenade et de Randonnée). Il affirme avoir finalement renoncé – dans sa grande bonté - à passer sur les terrains des agriculteurs récalcitrants (qui affirment n’avoir pas signé le PDIPR) et insiste sur cet «  aspect très important : la gestion du balisage est effectuée par la mairie et le parc et n’est pas à l’initiative sauvage de sociétés privées. Ils ont toutes les autorisations ».
En mouillant le Parc et la mairie, Benoît Laval a réussi un coup de maître. Voilà ces deux institutions coincées le cul entre deux souches, obligées de satisfaire toutes les exigences de celui censé dynamiser l’attractivité économique. Le Parc se retrouve à faire installer des centaines de pancartes «  Station de trail  », souvent clouées sur les arbres, (à faible distance car les coureurs n’ont pas le temps de chercher leur chemin), alors qu’en temps normal, il ne tolère aucun autre panneau que les petits jaunes (indiquant directions et distances). La course au développement économique et touristique permet tout, même d’enfreindre les règles de protection des espaces naturels.
Mais cette allégeance à une société privée fait de plus en plus grincer de dents en Chartreuse. Certains habitants regrettent amèrement que la mairie n’ait pas fait preuve du même volontarisme pour aider la dernière scierie du village ou pour installer un jeune menuisier, parti finalement à Saint-Christophe-sur-Guiers, où il a créé 6 emplois...

Derrière les précipitations, passages en force et autres détails de l’installation de Raidlight, se pose la question centrale de nos contrées pentues : que faire des espaces montagnards ? Ou plutôt : comment gagner de l’argent dans ces terres ingrates ? Le business de l’or blanc s’évaporant progressivement après chaque hiver doux et sec, les planificateurs tentent de trouver d’autres sources de revenus. C’est la fameuse «  diversification  » dont le trail fait partie. Comme le ski, ces activités s’inscrivent dans une logique consommatrice de la montagne, transformée en parc d’attractions où l’avis de ceux qui utilisent le territoire (agriculteurs, forestiers, alpagistes,...) a moins de poids que le porte-monnaie des touristes potentiels. Ceux qui rejettent le développement touristique au profit d’activités agricoles sont sans cesse renvoyés à «  l’âge des cavernes  ». Et Benoît Laval ne s’en prive pas : «  Pour tout projet, il y a toujours des gens qui craignent des choses, qui critiquent. J’appelle ça des gens parfois rétrogrades. Les susceptibilités, les conflits d’intérêt personnel, micro-politico, etc, moi ça m’intéresse pas, je suis là pour regarder l’avenir et les histoires vieilles ne m’intéressent pas. Quand j’entends certains dire qu’il y a peut-être trop de tourisme, qu’il faudrait peut-être revenir en arrière sur le tourisme,... ils ont le droit de donner leur avis, ils ont le droit de penser ça. Moi ce n’est pas le mien et cela ne me semble pas être celui de la grande majorité des habitants à St Pierre de Chartreuse. Il y aura toujours des râleurs, qui parleront sans savoir, qui seront grande gueule, mais il faut faire la part des choses, et je la fais une nouvelle fois : je ne rejette personne, tout le monde a le droit de dire ce qu’il veut ».

Si Benoît Laval se préoccupe peu des avis divergents, c’est parce que pour l’instant, en Chartreuse, ils n’ont pas entravé le développement de Raidlight. Pas comme à son précédent emplacement : «  Dans la Loire il était impossible d’acheter un terrain. Parce qu’en Chartreuse les agriculteurs sont minoritaires dans leur avis, alors que dans la Loire ils étaient majoritaires ». Reste à voir cet automne, à la fin de la première saison de la «  station de trail  », si les agriculteurs seront toujours minoritaires ou si Benoît Laval aura réussi à se mettre à dos tous les utilisateurs de ces terres montagnardes (notamment les chasseurs ou les bergers, qui ne vont sans doute pas apprécier de voir les traileurs traverser leurs troupeaux en courant).

Début juin, des centaines de traileurs sont venus inaugurer la station de trail, pour la plupart ignorant tout de ces tensions. Car quand on court, on ne s’intéresse pas à la vie d’à côté. Si les traileurs disent apprécier les paysages, qu’ont-il à faire de vulgaires paysans, qui ne produisent ni «  stick de boisson énergétique  », ni «  barres énergétiques  », ni «  gel énergétique Haute Performance  », les carburants de tout bon traileur ?
Le trail est finalement une activité assez représentative de notre époque. Où tout doit aller très vite, où l’on doit se défoncer, sans s’arrêter pour réfléchir, et courir, courir, courir. Sans cesse.

Notes

[1A la différence des contes anciens, tous les faits rapportés ici sont véridiques.