Vous le connaissez peut-être déjà, ce joueur d’échecs. Moi, quand je l’ai rencontré dans l’hyper-centre piéton, à côté de la place Félix Poulat, il m’a fait penser à ces artistes à la recherche de dispositifs de rencontres entre différents mondes. Le concernant, c’était plutôt le besoin de vivre qui le motivait, recevoir quelques pièces des passants, mais aussi tromper l’ennui, communiquer. C’est que Vitali ne parle ni le français, ni l’anglais, uniquement l’ukrainien et le russe. Forcément ses possibilités de conversation sont limitées. On l’a sûrement aidé pour écrire « Je n’ai pas de permis de travail, aidez-moi SVP ». Quand je l’ai croisé, fin février, il faisait très beau depuis quelques jours. Il était assis sur un duvet roulé, et devant lui il avait disposé une table basse avec un plateau d’échecs et un tabouret. J’avais essayé de discuter un peu, lui voulait me faire asseoir. J’étais un peu pressé. Mais surtout, je ne voulais pas me taper la honte : les échecs, je sais bouger les pièces, mais ça me donne mal à la tête. Je sature vite. Trop lent. Il m’avait donné envie pourtant. Je m’étais dit, pourquoi pas m’entraîner un peu, et puis revenir jouer. Quand je suis repassé, il jouait avec un enfant de dix ou douze ans. La maman attendait en regardant la partie. L’adversaire hésitait, alors il jouait à sa place, une, deux, trois possibilités. Puis remettait ses pions comme ils étaient. À la fin, il l’avait laissé gagner.
Ensuite la météo avait été pourrie. Il n’est plus venu quelque temps. En le cherchant, j’ai rencontré son ami, ukrainien lui aussi, qui s’était installé, je crois qu’on peut le dire, sur le meilleur emplacement de la ville de Grenoble pour un mendiant : juste à gauche du Mac Do de la place Felix Poulat. Trois bornes en fonte permettent de poser quelques couches de cartons pour en faire un dossier. Il avait aussi un écriteau. Lui, c’est Myroslav, et il parle un petit peu anglais. L’avantage du Mac Do, outre le passage, c’est le Big Mac. Heureusement qu’il aime ça Myroslav, parce qu’on lui en donne plusieurs par jour. « Supersize me », ça vous dit quelque chose ? [1] Lui aussi, il connaît. Mais il est encore tôt pour rendre ses conclusions.
Quand Vitali est revenu, rien n’avait changé dans son apparence. Une barbe de quelques semaines, un K-way bleu, capuche, gants de ski, pantalon de survêtement couleur brique, et moon boots grises. Mais le jeu n’était plus là, ni le tabouret. J’ai fini par comprendre que la police lui avait interdit de jouer. Pas de mendier, seulement de jouer. Pourtant, ce jour-là, il y avait dans la même rue et dans tout le centre piéton des gens qui jouaient de la musique. Ne parlant pas un mot de français, et connaissant peu les usages, il a dû être impressionné par l’uniforme. Et en tant que demandeur d’asile, faire profil bas. Le résultat, c’est qu’il ne jouait plus et s’ennuyait ferme. Il restait là parce qu’il avait beaucoup à perdre, pensait-il, en quittant son poste. Il avait des « habitués », qui, à la longue, s’étaient attachés à lui et lui donnaient régulièrement soit une pièce, soit à manger. Partir, ça voulait dire renoncer à ça, et peut-être ne pas pouvoir revenir, parce que dans la rue les places sont chères. Alors même si on lui avait interdit de jouer aux échecs, il restait là.
Pour discuter un peu plus facilement, ce jour-là on est allé voir Myroslav. Ils se posaient beaucoup de questions à ce moment. Fallait-il mettre un panneau comme ils avaient vu faire un autre joueur à Lyon, « une partie = 2 euros » ? Combien gagnait-il, lui, à Lyon ? Est-ce que les joueurs donnaient plus que deux euros ? Est-ce que les simples passants donnaient ? Ils ne savaient pas. Il fallait essayer. Le lendemain, ils avaient posé la table d’échecs du côté de Myroslav. Lui bougeait les pièces, et Vitali, depuis son emplacement, dirigeait la partie au téléphone. Dès que l’adversaire faisait un mouvement, Myroslav donnait à Vitali la position des pièces, qui de son côté faisait les mêmes mouvements sur son propre jeu pour visualiser la partie, et lui indiquait comment jouer la suite. Sauf que, au bout d’une heure et demie, ils avaient tous les deux mal à la tête, même avec le kit mains libres. La partie suivante, n’y tenant plus, Vitali a quitté son poste pour aller rejoindre l’adversaire, et en trois coups lui a mis une pâtée. Après cette partie, ils n’ont pas recommencé cette expérience parce que jouer par téléphone c’est trop pénible. Et puis de toute façon Myroslav dit que les échecs c’est contre-productif pour la manche. Dès qu’ils ont commencé à jouer, on les a regardés d’un autre œil. Pas comme des sans-abri qui ont besoin d’argent, de manger, mais comme des gens qui s’amusent en pratiquant leur jeu préféré. Leurs journées ont plafonné à dix ou quinze euros. Et puis, jouer aux échecs, ça peut faire des jaloux. Myroslav assure que « les Roms, c’est un vrai syndicat. Un jour, un Rom est venu me montrer notre table cassée, alors qu’on l’avait cachée dans des buissons. Ils voulaient m’avertir. Ils avaient peur qu’on leur prenne des ‘‘clients’’. Une autre fois, notre table avait simplement disparue. » Vitali reste quand même passionné par ce jeu et assure qu’il pourrait jouer jusqu’à cinq parties en même temps. Reste à trouver comment faire fructifier ce « potentiel ».
En attendant, ils sont tous les deux partis dans une autre direction : le spectacle de rue, alors qu’ils ne connaissaient rien dans ce domaine. Myroslav s’est mis à faire la statue : il peint ses vêtements en doré, se maquille le visage également, monte sur un seau, et ne bouge plus. Il a repeint son écriteau en doré. En face, sur la place, Vitali le clown entre en scène. Il scrute les passants au loin, certains l’inspirent plus que d’autres, alors il les suit et imite leur démarche, en simultané, en forçant le trait. Ou bien il met le bras sur l’épaule d’une dame et l’accompagne sur quelques dizaines de mètres, fanfaronne, cigare à la main, en faisant de grands gestes avec les bras. Ou encore s’amuse avec les trams. Il les arrête, et fait obtempérer les conducteurs à grands coups de sifflet, mime une sorte de contrôle technique, puis les fait repartir. Ou fait semblant de se fouler une cheville sur les rails, et se traîne, dix ou vingt mètres, toujours sur les rails. Ça marche plutôt bien, à en croire les réactions. Pourtant, après une journée de clown, le soir, il confiait : « je ne continuerai pas le clown. Je suis un peu triste. Les gens ne s’arrêtent pas. Je n’ai pas eu d’audience. Dans ces conditions, quand les gens ne suivent pas, c’est trop dur ».
Si Vitali est parfois abattu, que certaines journées sont dures, il rebondit toujours. Quatre jours plus tard, il reparaît avec un écriteau flambant neuf et un nouveau costume. Pour faire la statue, il est cette fois vêtu de cuir couleur « cuivre métal », avec tous les accessoires du parfait cow-boy, étoile de shérif et cartouchière sur la poitrine, fusil dans une main et pistolet dans l’autre. Quand il sent une crampe, il fait tourner ses armes autour des doigts, lève les bras bien haut, se repositionne. Régulièrement, les passants adeptes de selfies font la pause à côté de lui, avec éventuellement une demande précise concernant la position des armes. Et le remercient (la plupart) d’une pièce. « Il est très bon » assurent des badauds. En fin de journée, quand on lui demande comment ça a marché, il répond : « Plutôt bien. - T’as compté ? - Non, mais j’ai entendu les pièces tomber. » Reste quelques améliorations à faire. Le chapeau en plastique, imitation croco, ça ne tient pas très bien. En cuir, ce serait mieux. Et surtout, le gilet. Ce gilet trouvé en magasin de déguisement, en plastique, ne tient pas la peinture. Et dès qu’il touche quelque chose, ça laisse une trace. En plus, il colle, et ça gêne le maniement des armes. Mais le cuir, c’est cher. D’ailleurs, il a coûté combien, ce costume ? Sept cent euros, selon Vitali. Dont un pantalon de motard acheté en magasin. Intérêt à ce que ça rapporte. Va en falloir du temps pour le rentabiliser. Ce jour-là, il a récolté trente euros. Mais c’était en semaine. Le week-end ensoleillé, bien sûr, ce sera mieux.
De son côté, Myroslav s’améliore. « T’as bougé ! » relève un passant. Et lui de répondre d’un sourire qui signifie « Eh oui, je sais ! ». De toute façon, cette statue-là engage la conversation facilement, et recourt même à quelques techniques qui empêchent le corps de s’engourdir et trompent l’ennui. Si vous passez à côté de lui sans le voir, il pourrait vous mettre la main sur l’épaule ou faire un geste brusque pour vous faire sursauter, ou vous viser de loin avec son pistolet. Et si vous prenez le temps de discuter un peu avec lui, il oubliera son rôle et finira par vous raconter sa vie ukrainienne, quand il faisait du « downhill », de la descente en moto trail, ou à VTT, sa passion pour la mécanique moto et vélo. Puis l’invasion de la Crimée, l’arrêt des subventions aux deux fédérations, l’arrêt de toute activité, son départ pour la France, voilà cinq mois, avec pour seul bagage un sac à dos de collégien.
Un ancienne joueuse, conquise, demande : « Et les échecs alors, quand est-ce que vous vous y remettez ? ». « Bientôt », répond Myroslav, pas contrariant.