Le dernier des cybers
Stars des années 2000, les cybercafés ont disparu presque aussi vite qu’ils étaient apparus, rendant la vie numérique encore plus inaccessible pour les personnes n’ayant ni ordinateur ni smartphone. À Grenoble, il reste encore quelques petits lieux où on peut consulter internet. Ghislain estime tenir le dernier « vrai » cybercafé grenoblois et même plus que ça : « Un café internet proche, solidaire, engagé . »
« Pour moi c’est un lieu d’intérêt général. » Yvan n’a aucun équipement informatique chez lui : pendant les deux mois de confinement, il n’a « pas touché un ordi ». C’est pour ça qu’il a été bien content que le Celsius café ré-ouvre fin avril : il avait besoin d’aller sur internet pour son compte Ameli et ses impôts. C’est un des habitués du lieu : « De toute façon il n’y a pas d’autre endroit comme ça. »
Pierre-Louis est aussi un client régulier. « J’ai une connexion internet, mais pas d’imprimante. On est beaucoup à se croiser ici, et là dans le contexte actuel ça fait du bien de revoir des visages humains. La visioconférence ne remplace pas les rapports humains. Ici le public est varié et les salariés dépannent toujours : c’est une entreprise mais il y a une dimension sociale. »
Le gérant, Ghislain, ne dit pas autre chose : « C’est vrai que c’est surtout un lieu d’assistanat social. On aime bien ce côté mais on aimerait être payé pour ça. » Le Celsius café, situé rue Guetal en plein centre-ville, galère financièrement, depuis toujours ou presque. Ghislain a été salarié pendant trois ans avant de racheter le lieu à son ancien patron, il y a six ans de ça. Faute de salaire régulier, il donne des cours de maths au collège. « L’argent gagné rapporte de quoi faire vivre mes trois salariés. Et encore, ils ont des contrats de merde payés au Smic. »
Et pourtant, ce ne sont pas les clients qui manquent. Leur défilé rend d’ailleurs la discussion avec le patron très hachée. Début mai, le Celsius n’était ouvert que le matin. Une fois le rideau fermé, pendant qu’on papotait sur le trottoir, le défilé de personnes qui venaient « juste pour une photocopie » ou « pour se connecter cinq minutes » avait à peine diminué, malgré le rideau baissé. « Eh non désolé on est fermé » répétait le patron avec une pointe d’agacement. « Regarde, elle, qui se demande si c’est ouvert. C’est une bourge qui habite dans la banlieue chic, tu vois comment elle est habillée. Elle doit avoir un ordinateur mais ne comprend rien. Alors elle vient ici pour se faire aider par des p’tits jeunes, elle paye cher mais elle s’en fout... »
Le public du cybercafé est assez varié : « Il y a des très jeunes et des très vieux, des très pauvres et des très riches, genre qui laissent traîner dans la photocopieuse leur relevé de banque avec 150 000 euros sur le compte. Et puis à côté on a tout un public qui vient ici parce qu’il sort de taule ou d’hôpital psychiatrique et qui n’a pas d’autre lieu pour se connecter. Des clodos viennent aussi mater leur série... » Depuis qu’il est devenu taulier, Ghislain a arrêté la vente de matériel informatique et téléphonique pour proposer plus de services et de main d’oeuvre. Cours informatiques pour les vieux, réfection complète de CV ou de lettres de motiv’, scans, dactylographie, transfert numérique (de VHS à DVD ou de vinyl à MP3), nettoyage d’ordis, récupération de données de portable hors service, etc. « On a au moins 200 clients par jour et j’estime qu’en deux mois environ 5 000 personnes différentes fréquentent le lieu. Le gros de la clientèle ce sont des gens entre 45 et 75 ans qui ne savent pas ouvrir une boîte mail. Mais il y a aussi des jeunes, notamment des internes au lycée ou en prépa, qui n’ont qu’un smartphone et ont des fois envie d’être derrière un PC. »
Des lieux où on peut aller sur un ordinateur connecté à internet il en reste quelques autres à Grenoble, notamment autour de l’arrêt Saint-Bruno, mais ils sont surtout centrés sur la vente et la réparation de téléphones portables. Ghislain estime être le dernier « vrai » cybercafé de Grenoble : « Jusqu’à l’été dernier il y avait encore la salle Gaming & co, où il y avait beaucoup de gamers [NDLR : joueurs en réseau]. Mais elle a fermé, et d’ailleurs depuis j’ai récupéré pas mal de gamers. J’aime bien, ils sont sympas, s’ils viennent ici, c’est pour jouer plus intelligemment que chacun chez soi. C’est sûr que c’est plus cher, mais il y a une certaine convivialité et l’obligation de se conformer aux règles d’un lieu. » Ce lieu rempli d’écrans d’ordinateur (15 postes disponibles en temps normal, 10 avec la « distanciation sociale ») peut paradoxalement permettre à des « geeks » d’avoir une vie sociale : « Moi je défends pas du tout un usage de l’informatique à fond, je suis pour un usage responsable. Les cours en ligne par exemple j’y crois pas, c’est juste fait pour économiser du budget. »
Malgré cette nouvelle clientèle, le lieu n’arrive pas à dégager assez d’argent. « C’est pas le chiffre d’affaires qui fait que je reste ouvert, c’est le fait de se sentir utile. J’aime bien comment il tourne ce magasin. Le problème ce sont les emprunts : une fois qu’on a foutu le doigt dans la banque ça s’arrête jamais. » Avec le confinement, le lieu est encore plus fragilisé économiquement, malgré le chômage partiel. « Là, je viens de reprendre 12 000 balles par le prêt garanti par l’état… Le cyber a déjà vécu des périodes économiquement compliquées comme celle-ci, il s’en est remis. Aujourd’hui la situation est tellement désespérée, mais cette fois pour tout le monde, alors on va peut-être s’en tirer sur un malentendu. On est forts pour les malentendus. » Le principal malentendu, c’est le côté lucratif de sa société, alors que son activité devrait être considérée comme un service public, selon lui : « En rachetant ce lieu à 25 ans, j’ai fait une grosse connerie de monter une vraie société, et pas une Scop ou une association. Je devrais être une asso, je remplis une mission d’intérêt public. »