Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67
Le « Street Phone Box Project »
Le week-end des 25, 26, 27 novembre, c’était le « start-up week-end Grenoble », trois jours d’euphorie entrepreneuriale connectée qui, cette année, mettait à l’honneur – ô comme c’est original – l’intelligence artificielle.
Il y a six ans, deux zozos du Postillon (n°38) y étaient allés pour faire un reportage et tenter de provoquer des réactions avec un projet de start-up orwellien. Cette année, Jean-Michel Sepultura, partisan du retour des cabines s’y est pointé pour pitcher un projet de réinstallation de cabines téléphoniques. Enfin, il en a vachement mieux parlé, comme vous pouvez le voir dans ce texte.
« Bonsoir à tous, chers collègues start-uppers à la noble créativité. Je m’appelle Jean-Michel Sepultura, j’ai 29 ans et je viens donc ici vous présenter mon tout premier projet de start-up local, qui devrait s’intituler the « Street phone box project ». L’idée part à la base d’un simple constat. Sachant que la liberté individuelle de notre propre émancipation ne peut s’accomplir sans l’aide de nos smartphones (qui sont pour nous comme des palliatifs digitalisés), il m’est arrivé à plusieurs reprises, comme tout un chacun, je pense, d’être un jour en rupture de batterie au moment primordial où je devais appeler mes fournisseurs, mes clients ou ma pauvre grand-mère en pleine décompensation en milieu hospitalier.
Quand soudain m’est apparu un éclair de génie : et s’il y avait des téléphones disponibles dans l’espace public ? L’idée du « Street phone box project » était née.
L’idée était donc à la base d’actionner des bornes de téléphonie smart grâce à un QR code générator (vous savez, comme pour les barbecues électroniques dans les parcs ?), mais je me suis vite rendu compte de l’incompatibilité de mon projet, qui avait du mal à fonctionner quand on ne pouvait plus allumer nos smartphones par manque de batterie, justement.
Il fallait donc emprunter un autre smartphone à un quidam, ce qui engendrait discussion, politesse, rapport social et le plus souvent refus, tristesse et déception.
Alors comment réaliser mon projet sans QR code ? Comment relier nos désirs de communication sans la digitalisation intrinsèquement complexe du labyrinthe cybernétique ?
Un nouvel éclair de génie traversa violemment mon cervelet le soir du 22 mai.
Et si ces phone box pouvaient s’activer grâce à un procédé beaucoup plus simple : les pièces de monnaie ? Il suffirait de glisser une petite pièce dans une fente, de composer le numéro de notre correspondant (par exemple ma mamie) pour rentrer en contact auditif. Exemple : je lui dirais « Bonjour mamie », elle reconnaîtrait ma voix, et me répondrait alors « Bonjour Jean-Michel Sepultura ».
J’appris pas la suite que certains de nos concitoyens les plus rétrogrades refusaient d’avoir un téléphone portable, pour ne pas être constamment joignables ou tracés, et pour avoir le temps de s’intéresser à des choses beaucoup plus futiles, comme la flûte de pan ou la littérature. Voilà de nouveaux clients potentiels, me dis-je.
Ce nouveau potentiel commercial permettra, avec l’aide d’opérateurs téléphoniques les plus altruistes, d’installer vingt-deux de ces « Street phone box project » à Grenoble.
Après une étude commerciale plus approfondie, j’ai finalement décidé de franciser le nom de mon projet. J’ai donc remplacé le mot Box par cabine, le phone par téléphone et les QR codes par des pièces de monnaie.
Mon projet s’appellera donc finalement « La cabine téléphonique à pièces » et je trouve que ça sonne bien !
Voilà. Je ne vous demande pas l’aumône, mais si vous croyez en mon projet, j’aurais besoin d’un geste simple de votre part, un geste citoyen. Je vais vous faire passer un sac poubelle pour que vous puissiez vous débarrasser de vos téléphones qui sont un véritable frein à mon projet de start-up. Et vous verrez, on s’en passe très bien. Je vous remercie de m’emboîter le pas dans cette nouvelle symbiose. »
En fait, il n’a pas pu lire son texte entier : la preuve que notre combat dérange !
Non, en vrai, ce texte était beaucoup trop long. Les organisateurs avaient annoncé des pitchs de 60 secondes, mais on pensait qu’il y aurait une certaine souplesse. En fait, pas du tout ! À soixante secondes pile, un gros buzzer retentissait et stoppait à peu près net le pitch. Alors voilà, Jean-Michel Sepultura est retourné sur sa chaise dépité pour écouter les autres projets. Et là, incroyable ! En fait le projet de la « Street phone box project » était un des moins farfelus. On a pu ainsi écouter une traileuse qui voulait créer une appli pour « mieux organiser son temps entre temps perso, temps pro et loisirs », soit un agenda... Ou un monsieur qui trouvait que Grenoble était vraiment très très sale et qui voulait créer une appli pour « géolocaliser les crottes de chien grâce à l’intelligence artificielle ». A priori, ce n’était pas une blague… en tous cas Jean-Michel Sepultura ne l’a pas décelée dans la conversation avec le porteur de projet qui a suivi pendant le buffet. « – Votre projet m’intéresse beaucoup car il y a beaucoup de crottes de chiens devant les cabines téléphoniques… – Ah oui c’est vrai ça on pourrait travailler ensemble. »
Impossible de parler de tous les échanges surréalistes avec les autres porteurs de projets, notamment celui qui voulait créer une appli connectée à un fauteuil intelligent capable d’adapter tout seul sa position, pour éviter de perdre du temps à s’étirer en cas de mal de dos afin de rendre le télétravail plus productif. Plus besoin de faire de pause !
Bref et évidemment, personne n’a voté pour Jean-Michel Sepultura vu qu’il demandait aux gens de lui « donner leur smartphone » plutôt que des faux billets, parce que c’est nécessaire pour que son business prospère. Seule bonne nouvelle : par rapport à il y a six ans, il y avait beaucoup moins de monde (en dehors des coachs et des organisateurs, une quarantaine de participants au lieu d’une centaine). La nouveauté, c’était – de façon toujours très très originale – la place centrale de l’intelligence artificielle, l’évènement était notamment subventionné par le Miai (Multidisciplinary Institute in Artificial Intelligence). Alors le présentateur a expliqué : « N’hésitez pas à aller voir les coachs en intelligence artificielle, ils vous expliqueront ce que l’IA peut vous apporter, même si vous pensez que vous n’avez pas besoin d’IA. » Pour motiver le public clairsemé, le présentateur essayait comme il y a six ans de lancer « Quand je dis “Start-up”, vous dites “week-end” ! » « Start-up ? » « Week-end ». Mais la petite nouveauté pour cette édition c’était l’autre cri de guerre lancé régulièrement : « yyyyiiiiiiiiiiihhhh-aaaaaaaahhhh ». Pas de référence à de passéistes cow-boys, on vous rassure. « I » et « A » là aussi, ça veut dire intelligence artificielle.