Accueil > Décembre 2016 / N°38

« La vérité et la transparence sont loin d’être la meilleure solution »

Une petite virée à Roybon

Cet été, deux jeunes journalistes sont allés une semaine à Roybon, dans le but d’écrire un long papier sur le projet de complexe touristique Center Parcs (voir Le Postillon n°28 et n°29). Sans a priori partisans, ils voulaient rencontrer des pour et des contre, et tenter une publication dans la presse nationale (à l’époque, ils ne connaissaient pas le prestige du Postillon).
Depuis un an et la suspension du projet à cause de décisions judiciaires, la pression médiatique est bien moindre dans les Chambaran. Mais ils n’ont pas mis longtemps avant de se rendre compte que les reporters n’étaient pas les bienvenus dans le village. Secrets, mensonges, menaces et insultes : il règne toujours une sacrée ambiance à Roybon.

Lorsque l’on entre dans Roybon à vélo, avec les portes bagages invisibles sous des kilos de sacoches artisanales, les visages des villageois sont confiants. Beaucoup moins lorsque l’on commence à poser des questions.
La discorde s’est installée au village il y a quelques années et a eu le temps de déborder dans tout le pays bien avant notre arrivée. Le sujet de l’hypothétique centre de vacances Center Parcs, projet lancé en 2007, est toujours sensible.
En moins de 24 heures, tout porte à croire que le mot est passé à chaque Roybonnais. Quand ils ne nous claquent pas la porte au nez - « Moi, les journalistes... », nous balance un habitant -, on les imagine presque médire derrière leurs rideaux à fleurs sur ces deux reporters « sortis d’on ne sait où ».
« Le village est apaisé en ce moment, on ne veut plus alimenter la polémique et jeter de l’huile sur le feu », prévient d’emblée un responsable de la plus visible association locale d’opposition au projet. Sans le savoir, il donne le ton de notre séjour.

Des chiffres staliniens

À première vue, les 1 400 habitants de Roybon seraient en quasi-totalité favorables à l’installation d’une succursale du groupe Pierre & Vacances - Center Parcs sur leur territoire. Les banderoles « Oui au Center Parcs » sont légion sur les devantures de magasins, sur les balcons et aux fenêtres, particulièrement dans la petite rue de la gendarmerie. Associations et élus nous assurent « [qu’] au moins 90 % des Roybonnais soutiennent le projet, ainsi que 100 % des commerçants ». La Mairie ne compte pas de conseiller opposé au projet, la préfecture et la gendarmerie se sont rangées du côté « pour » et la seule association politique installée dans un local municipal s’appelle Vivre en Chambaran - Pour le Center Parcs en Chambaran.

Dès notre premier jour d’enquête, une habitante qui exerce la psychanalyse dans un cabinet à 20 mètres de la Mairie depuis quelques années, nous intéresse. Il se raconte dans le village qu’elle aurait postulé pour exercer au sein du futur Center Parcs. Par téléphone, nous nous présentons comme journalistes, elle accepte de nous rencontrer le lendemain, entre deux consultations. Le jour J, elle décale une première fois l’heure du rendez-vous car un patient se serait intercalé à la dernière minute. Puis nous pose un lapin magistral. De multiples appels et passages à son cabinet n’y changent rien : plus de nouvelles. En fin de semaine, un texto : « Je suis en vacances ». Quatre jours. Le temps que tout le village soit au courant de nos intentions.
Un autre habitant fait moins de manières. Il est sympathique, pas langue de bois (du moins pas avec nous) et se déverse en critiques à l’encontre du maire actuel. Quand on l’interroge sur sa position vis-à-vis du Center Parcs, il se dit d’abord partagé. « De toute façon, je ne peux pas dire que je suis contre le projet. » Curiosité. « Serge Perraud [maire sans étiquette élu en mars 2014] fait peur à tout le monde », conclut-il.

« Intégrer le tissu social local »

Si parler d’omerta reviendrait à galvauder un terme au sens précis, nous sommes tout de même étonnés des phénomènes de solidarité que nous observons.
Une fois revenus à nos QG respectifs, nous passons un coup de téléphone à une Roybonnaise. Lorsque nous abordons le sujet qui fâche, son timbre s’emballe ; le soir même, elle s’empresse de raconter cette mésaventure vécue lors d’une réunion de commerçants et artisans locaux.
Le lendemain, c’est Christian Luciani – président de Vivre en Chambaran - Pour le Center Parcs en Chambaran – qui nous rappelle, plus remonté que jamais.
Entre critique du journalisme en général et invocation d’un procès en diffamation, il maugrée : « Vous faites votre petite enquête là, on peut savoir pourquoi vous cherchez à savoir ce genre de choses, d’abord ? » Il suffit apparemment d’évoquer d’hypothétiques pressions exercées par les tenants du projet sur un riverain pour déclencher l’ire de son entourage.

Durant notre séjour et les semaines d’après, nous avons reçu des appels insultants et subi des menaces juridiques ou directes (« J’espère que vous écrirez quelque chose de bien, de toute façon je sais où vous habitez »). Nous avons aussi, semble-t-il, heurté la conception particulière de l’information qui domine à Roybon. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque, au bout du fil, l’ancien maire Marcel Bachasson s’offusque : « Que vous me posiez ce genre de questions me met hors de moi ». Nous avions pourtant été bien reçus, chez lui, avant de poser les questions qui dérangent (points précis de la chronologie du projet ou interrogations sur le budget de sa Mairie par exemple).
« Vous aviez dit que vous écriviez pour Alternatives Économiques ! » s’énerve un anonyme. C’était effectivement notre plan, au départ, assumé : deux journalistes indépendants qui souhaitaient vendre un papier éco à ce journal. Et puis nos découvertes nous ont dirigés d’elles-mêmes vers d’autres supports. « Autrement, vous ne nous auriez pas parlé ? » « Non. » De l’autre côté de l’échiquier, un anti Center Parcs prévient, lors d’une conversation téléphonique de suivi : « J’espère que vous n’écrivez pas pour Le Figaro, sinon je serais très déçu. Et si c’était le cas, je ne voudrais pas vous aider. »

« Ils font pousser des patates dans des pneus »

Une « zone à défendre » recouvre désormais, à peu de choses près, le site de construction du complexe hôtelier. Des activistes s’y sont installés illégalement début décembre 2014, moins de deux mois après le début des travaux. Selon les tenants du projet, ils seraient des « étrangers », comprendre : pas « de vrais Isérois », à la limite des « bobos grenoblois ». On commence déjà à entendre des insultes : il s’agirait de « zadistes nomades venus de Notre-Dame-des-Landes à l’appel [d’une association locale] ». En l’occurrence, le responsable de cette organisation dément l’assertion.
C’est dire si, ici, zadiste est un gros mot, mal perçu de l’opinion locale. Serge Perraud, le maire actuel, va jusqu’à marteler devant les caméras qu’il s’agit d’individus rémunérés 90 euros la journée par EE-LV et le Front de gauche – une assertion allègrement reprise par d’autres élus bien que déboulonnée début 2015 par le Canard enchaîné.

« Ces sauvages qui font pousser des patates dans des pneus », entendons-nous régulièrement comme qualificatif pour parler des occupants de la forêt des Chambaran. L’un d’eux a pris le temps de nous expliquer cette méthode hétérodoxe, apparemment très efficace et qui a le mérite de recycler les pneus usés au lieu de les déposer à la décharge.
La plupart des Roybonnais, y compris les plus jeunes, expliquent qu’ils ne sont jamais « montés à la ZAD », qu’ils n’ont rien à y faire et qu’ils refusent de parler aux « anarchistes de la colline ». Un quadra, un cas isolé selon notre expérience, assure que lorsqu’il a essayé de « monter », il a rapidement fait demi-tour car il est tombé sur « un type menaçant ». Nous n’avons pas eu l’occasion de rencontrer ce genre de personnages.

Autant dire que nous n’avons pas fait mention de notre passage sur le site du chantier auprès des villageois. Pourtant, cela les intéresse ; ils nous posent presque tous la question. Si nous cherchons à l’éluder, nous ne pouvons nous empêcher de penser : « Oui, nous sommes allés voir les opposants légalistes et les zadistes comme nous venons vous voir vous, pour faire notre travail. En quoi est-ce un problème ? »

« Je ne veux pas être vue avec des journalistes »

Du côté de la mairie actuelle, nous avons vite compris que la discussion est impossible. Dès le départ, ça part mal : le secrétariat de la mairie refuse de nous communiquer les noms ou les coordonnées des élus d’opposition ou encore des informations sur les financements des associations car il s’agit « d’un dossier trop sensible ».
Françoise Machut, conseillère municipale, nous reçoit chez elle, « en terrain neutre ». Pourquoi ? « Je ne veux pas être vue avec des journalistes, ça poserait des problèmes ».
Serge Perraud, locataire actuel de la mairie de Roybon, n’a toujours pas souhaité s’entretenir avec nous, malgré nos sollicitations répétées quotidiennement durant une semaine.

L’audience entamée le 3 novembre à la cour administrative d’appel de Lyon pourrait sceller le destin du Center Parcs de Roybon. Elle a débuté sur les conclusions du rapporteur public, défavorables au projet et demandant l’annulation des autorisations délivrées au groupe Pierre & Vacances pour lancer les travaux. La décision est attendue le 22 novembre (après le bouclage de ce numéro). En attendant, il est bien compliqué de faire un reportage à Roybon. Le mot de la fin revient à Marcel Bachasson, l’ancien maire de Roybon, délivré une fois notre micro coupé, en nous raccompagnant hors de chez lui : « La vérité et la transparence sont loin d’être la meilleure solution, vous ne trouvez pas ? » Non, nous ne trouvons pas.