La science peut-elle se rebeller ?
Depuis un an, un nouveau groupe militant s’immisce dans le débat public grenoblois et national : les Scientifiques en rébellion. Interview contradictoire avec les maquisards des labos.
Quand et comment est né le groupe grenoblois de Scientifiques en rébellion ? Combien de personnes regroupez-vous ? Quelle est la réaction de vos collègues / connaissances « scientifiques » quand vous promouvez votre collectif ?
Scientifiques en Grebellion (SeGR) est né en novembre 2022. Il fait suite à la construction nationale du groupe Scientifiques en rébellion (fin 2020) qui émerge lui-même du mouvement international Scientist Rebellion (septembre 2020). Le groupe a pris très rapidement de l’ampleur, et compte aujourd’hui 52 membres, jusqu’alors exclusivement issus du milieu académique, dont le « statut » va de l’étudiant en licence au professeur des universités/directeur de recherche.
À notre connaissance, aucun de nous n’a eu de manifestation de désapprobation de la part des collègues. Certainement des ricanements un peu bêtifiants, mais rien de plus. Le consensus scientifique est quand même tellement large que s’engager pour le climat et l’environnement est à présent plutôt respecté. Le dénigrement trop virulent pourrait se retourner contre leurs auteurs. La peur change de camp, en somme, dans les labos !
Quelles sont vos actions locales ?
Pour l’heure, du fait de notre jeunesse, nos actions se placent majoritairement en soutien à d’autres groupes d’actions locales, tels qu’XR/Alternatiba/ANV-COP21/Attac ou encore le collectif STopMicro.
Nous soutenons par exemple STopMicro par le biais de la recherche de données scientifiques en lien avec les enjeux autour du projet d’agrandissement de STMicro.
Notre action majeure a été la déclinaison locale de l’action « Scientifiques en rébellion » nationale du 10 mai 2023 contre la BNP Paribas pour la dénonciation de son financement des énergies fossiles.
Nous avons pour ambition de poursuivre ces dossiers si importants (énergies fossiles, accaparement de l’eau) auxquels, si la taille du collectif continue à croître, nous ajouterons d’autres sujets centraux (surnumérisation et intelligence artificielle par exemple). Nous participons à un travail de fond à l’échelle nationale sur les gros dossiers, et des gens de chaque groupe local peuvent converger pour aller par exemple bloquer une écluse au Havre, s’inviter à l’assemblée générale de la BNP ou participer à un examen introspectif du fonctionnement de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Beaucoup de nouveaux militants écolos ne jurent que par « la science » qui obligerait à lutter contre le réchauffement climatique. La fameuse Greta Thumberg ressasse qu’il « faut écouter la science ». Mais si nos sociétés sont dans ces situations écologiquement insoutenables, ce n’est pas parce que leurs dirigeants ont toujours « écouté la science » et développé toutes sortes de saloperies, de la bombe atomique à la voiture individuelle en passant par de nouvelles méthodes d’extraction et de productivisme ? En résumé, « la science » ne fait-elle pas plus partie du problème que de la solution ?
La formulation de la question colle parfaitement à ce que Richard Monvoisin nomme « moisissure argumentative » puisque la prémisse que science = technologie (avec son lot de saloperies) n’est pas discutée. À SeGR, nous sommes peut-être d’accord, mais ça ne va pas de soi non plus. On conviendra certainement du fait que c’est la tendance mainstream, en revanche. Mais que Le Postillon fasse sienne la confusion de tous les termes de « recherche, science, connaissance, technologie, etc. » sous un seul chapeau ne fait que reprendre le baratin de Fioraso et cie qui ont tout digéré dans « Innovation ». On peut vouloir s’y opposer, en tant que scientifiques.
Si on doit néanmoins apporter une réponse juste à la question, elle serait comme suit : au sein même du collectif, nos opinions et positions divergent ou du moins sont en perpétuelle évolution sur le sujet. Ce qui est assurément une bonne chose, la résilience naissant de la diversité.
L’urgence gravissime de la situation socio-environnementale exige tout à la fois une forme de réponse symptomatique (pour répondre à l’urgence) ainsi qu’une forme de réponse étiologique (pour s’attaquer aux causes). « La science » est assurément un des outils qui a catalysé l’aggravation de la situation actuelle. Mais il nous paraît important de faire la part des choses, et une part de la recherche n’est pas forcément dévoyable directement. Le pouvoir de nuisance de la littérature comparée ou de l’étude de la faune précambrienne reste limité (sauf si on trouve ça vraiment trop rasoir).
D’un point de vue symptomatique, il n’est cependant pas nécessaire de se poser la question de son rôle – et donc de notre rôle en tant que scientifiques – dans cet état de fait, mais plutôt d’agir vite et fort afin de créer les bascules nécessaires à l’arrêt des « armes » écocidaires (dans notre cas, l’agrandissement de STMicro, les financements « crades » de BNP Paribas). D’un point de vue étiologique, il appartient à chacun de se positionner : quitter la recherche, arrêter son domaine de recherche (certains d’entre nous l’ont fait), agir au sein de l’institution (avec elle ou face à elle), continuer parce qu’il faut bien manger ; ce sont des choix qui appartiennent à chacune et chacun et qui sont voués à évoluer.
Il y a cinquante-cinq ans déjà, le surréaliste André Breton s’insurgeait contre la bombe atomique avec ce mot d’ordre « Videz les laboratoires ». Il y a vingt ans, en réaction aux États généraux de la recherche organisés à Grenoble, le groupe Oblomoff publiait un livre expliquant « pourquoi il ne faut pas sauver la recherche ». L’année dernière un colloque indépendant intitulé « Faut-il continuer la recherche scientifique ? » s’est tenu sur le campus de Grenoble. Quelle est votre position par rapport à cette question ?
Nous croyons à SeGR qu’il est encore possible d’être scientifiques et de prendre des positions lucides, argumentées, et même éclairantes. Dans une récente action de Scientist Rebellion, deux collègues appelaient à sortir des labos pour rejoindre la rue. Récemment, des coauteurs du dernier rapport du GIEC appelaient à ne plus produire de nouveaux rapports, qui appelleraient selon eux plus à l’attentisme qu’à l’action. Nous nous reconnaissons dans ces appels, en réponse à l’urgence : nous agissons dans la rue aussi parce qu’il nous paraît condescendant (et intellectuellement pauvre) de conserver la confortable position du « sachant » qui observe en contrebas le citoyen et l’industrie faire mésusage du savoir que nous produisons.
Il y a malheureusement fort à parier que l’urgence persistera et s’aggravera, voire que des formes d’effondrements systémiques auront lieu. Il ira alors de soi que l’entraide dans l’urgence, la réappropriation des terres, des savoir-faire et la liberté par l’autonomie occulteraient alors bien vite l’existence même de la recherche scientifique : on sortira alors dans la rue parce qu’il n’y aura plus rien à faire dans nos laboratoires. D’ici là néanmoins, la question d’un arrêt anticipé de la recherche, sous sa forme actuelle tout du moins, se pose dans d’autres cercles que le nôtre, notre raison d’être en tant que SeGR étant d’agir face aux multiples crises.
Ceci étant dit, ici encore la diversité des opinions et les débats d’idées sont indispensables selon nous, à plus forte raison quand notre système morcelé quasi tayloriste de la science a éteint toute interdisciplinarité, toute vision systémique a scellé les portes des labos qui ne se parlent plus. Nous avons pris énormément de retard. Les initiatives telles que « Faut-il continuer la recherche ? » sont à ce titre tout aussi nécessaires et légitimes que les mouvements « Élections UGA 2024 » ou « Une autre rentrée », plus ou moins institutionnels, qui demandent eux des changements « de l’intérieur ». Nous les connaissons et gardons, à titre individuel, un œil grand ouvert.