Accueil > Hiver 2019 / N°49

Chalas la menace

La première des violences

Début décembre, la députée de l’Isère Émilie Chalas se plaint dans les médias de « menaces » des gilets jaunes et assure craindre pour sa vie. Ça la fait rire Soraya, d’entendre ça. Rire jaune, bien entendu. Parce qu’elle la connaît bien, Émilie Chalas : c’est son ancienne supérieure hiérarchique à la mairie de Moirans. Quand elle travaillait sous ses ordres, Soraya a fait une tentative de suicide et une longue dépression. Il y a les violences des « casseurs » qui passent en boucle sur les chaînes d’info, et puis les violences institutionnelles, qui détruisent des vies en silence.

Guérilla urbaine à Paris. Scènes d’émeutes au Pouzin, en Ardèche, et ailleurs en province. Commentaires médiatiques indignés. Réactions politiques scandalisées. Gilets jaunes sommés de se désolidariser. Et puis quelques-uns pour prendre un peu de recul. Il y a notamment cette citation de Don Helder Camara, un évêque brésilien, qui a un peu circulé :

« Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue.  »

Émilie Chalas connaît-elle cette citation ? Le 7 décembre, la députée macroniste de l’Isère se lamente dans un article du site Les jours : « Je suis courageuse, mais là, je crains pour ma vie. (…) Je ne vis pas la peur au ventre, mais je suis inquiète, donc prudente  ». La veille, Chalas a annulé au dernier moment une réunion publique au sujet de la démocratie locale à l’ancien musée de peinture de Grenoble. La raison : certains gilets jaunes avaient prévu de lui rendre visite. « Les menaces, c’est du type : “On va régler son compte à Chalas, on va venir la chercher”, s’émeut la députée. » Pour un peu, on verserait presque quelques larmes pour l’élue désemparée face à cette hypothétique violence.

Soraya a du mal à avoir pitié. Elle a travaillé quelques années à ses côtés à la ville de Moirans. Avant d’être députée, Émilie Chalas était directrice générale des services de la ville de Moirans. Dans cette bourgade de 8 000 habitants, elle débute sa carrière en 2005 au service de l’urbanisme, chargée de terminer le Plan local d’urbanisme (PLU). C’est là que travaillait également Soraya sur un poste de technicien territorial. Au début, elle n’est pas sous les ordres directs d’Émilie Chalas, mais elle doit quand même travailler avec elle.

Et de raconter plein de scènes de « brimades, d’humiliations, des altercations, des menaces, des missions à réaliser très rapidement à cause de la pression exercée par cette cadre. (…) Elle ne buvait pas le café avec nous, elle ne se mélangeait pas avec les ‘‘petits’’. Ce qui l’intéressait c’était d’avancer dans sa carrière. »

Aujourd’hui, elle s’en souvient avec la rage au ventre : « Je subissais régulièrement ses humiliations, ses humeurs intempestives et la vulgarité avec laquelle elle me traitait. Des fois elle me hurlait dessus :‘‘Tu reviens tout de suite !’’, ‘‘Dans mon bureau maintenant !’’. Elle avait un manque de respect envers beaucoup d’agents dans le travail. J’ai été prise en grippe car j’en ai référé plus haut et l’ai remise à sa place une ou deux fois.  »

Le maire de Moirans Gérard Simonnet ouvre toutes les portes à la future députée. Suite aux élections municipales de 2008, la mairie se réorganise et Émilie Chalas devient directrice du service de l’urbanisme. Alors que le poste de Soraya est supprimé, on lui propose de la « recaser » en la rétrogradant à l’accueil du service de l’urbanisme, sous les ordres directs d’Émilie Chalas. « Cette annonce m’a détruite. J’ai tout tenté pour avoir un autre poste, j’ai écrit une lettre au maire pour lui dire que je ne pouvais pas travailler avec cette personne. J’étais prête à accepter n’importe quel poste, y compris nettoyer les toilettes s’il le fallait. J’étais paniquée juste à l’idée de me retrouver sous ses ordres.  » Mais le maire lui répond qu’il ne peut pas lui proposer un autre poste.

S’ensuivent ce que Soraya vit comme « trois semaines d’humiliations quotidiennes » : « Je n’avais pas le droit de parler avec mes collègues, ni boire le café avec eux. Je n’avais pas de pause café tout court, ni le droit d’avoir mon portable personnel, alors que j’avais trois jeunes enfants. Je sentais la pitié dans les yeux de mes collègues.  »

Et puis un matin, tout lui est reproché « méchamment  » notamment un petit retard. « Ça a été la goutte d’eau. Je ne dormais déjà plus, je ne mangeais plus. Je me sentais dans un tunnel dont je n’arrivais pas à sortir. Alors je suis allée dans les toilettes pour avaler une boîte de cachets que j’avais mise dans mon sac les derniers jours au cas où... Je voulais m’endormir et ne plus me réveiller pour arrêter ce cauchemar.  » Heureusement, une de ses collègues syndicalistes se rend compte de la situation et l’emmène aux urgences de Voiron, où Soraya s’en sort.

Après des mois d’arrêt de travail, et une brève reprise dans un autre service de la Ville de Moirans, elle bosse maintenant pour une autre commune. Dix ans plus tard, Soraya reste marquée par ce conflit et par sa tentative de suicide. « C’est dur de se remettre : c’est une affaire que je traîne. Ça a déstabilisé ma famille, mes trois enfants ont été marqués par mon geste et ma dépression.  » Elle raconte les soins psychiatriques reçus, une période où elle était « un danger pour [elle]-même  ». Avant, il n’y avait rien de tout ça : « Aucun des experts ayant examiné Soraya n’a fait état d’antécédents psychiatriques  » note un jugement de 2012 du tribunal administratif. Des mails de ses anciennes collègues racontent qu’elles ne l’avaient « jamais connue dépressive avant cet incident  ».

« Les années passant, j’ai vraiment tenté de lâcher prise, d’oublier. Mais depuis les législatives et la candidature d’Émilie Chalas, j’ai replongé dans mes souvenirs. » Au moment des élections, Soraya a contacté Le Daubé, écrit aux responsables d’En Marche pour leur parler d’Émilie Chalas, sans résultat. « Récemment, j’ai appris qu’elle ambitionnait d’être maire de Grenoble : ce serait catastrophique pour cette ville. Et puis les gilets jaunes, ça m’a remotivée, c’est pour ça que je suis venue vous voir. Aujourd’hui ce n’est toujours pas passé, la preuve je suis là. J’ai livré une bataille qui m’a épuisée. J’ai perdu ma santé mais je ne regrette pas car je n’aurais pas pu me regarder dans la glace si je n’avais rien fait. Se taire c’est reconnaître une certaine culpabilité, et moi je me sentais victime, pas coupable. La coupable c’est l’autre. Se taire c’est aussi ne pas s’estimer, ne pas se respecter. J’ai envie de justice.  »
En 2009, elle a déposé une plainte pour « harcèlement moral » et « entrave aux missions d’assistance et aux missions de porter secours ». La plainte a été classée sans suite. « Le tribunal a estimé que c’était un problème à régler en interne dans la commune de Moirans. Chalas, elle, ne reconnaît pas sa responsabilité dans ma dépression : selon elle, si j’ai tenté de me suicider, c’est parce que mon fils avait été hospitalisé le même jour, ce qui n’a bien entendu rien à voir.  » C’est ainsi que Brigitte Font le Bret, médecin psychiatre spécialiste de la souffrance au travail, écrit après consultation que « la tentative de suicide sur le lieu et pendant les heures de travail est la résultante d’une souffrance et d’une modification radicale de la fiche de poste de travail ».

Qu’en dit aujourd’hui la députée ? Par mail, elle nous répond : « Quelques éléments factuels : lorsque j’ai été nommée chef de service, elle [NDR : Soraya] a intégré mon équipe. Elle a fait une tentative de suicide sur son lieu de travail et a porté plainte contre le maire, le directeur général des services de l’époque et moi pour harcèlement moral. Il y a eu une enquête de gendarmerie et plusieurs auditions. L’affaire a été classée sans suite. Elle a été changée de service avec son accord, pour intégrer la médiathèque de Moirans. Où elle est a nouveau menacé (sic) de se suicider eu égard a des rapports compliqués avec la directrice de cet établissement ». Pour Soraya, ces « rapports compliqués » étaient avant tout dus à la situation tragique qu’elle venait de vivre.

Face à cette violence institutionnelle, obtenir justice relève de la mission quasiment impossible. Les managers ont le soutien de leur hiérarchie, peuvent se payer un bon avocat (souvent avec de l’argent public) et ont le plus important : la confiance en eux. Tout ce qui manque aux « petits », en concurrence entre eux, avec la peur de perdre leur poste. Souvent, ils perdent sans même combattre. Et doivent donc vivre avec cette violence des relations de travail. Une violence difficile à médiatiser, qui est bien moins relayée dans les médias que les hypothétiques menaces envers les députés.

Des menaces, Émilie Chalas en fait planer d’autres sur les fonctionnaires. En tant que rapporteuse de la loi sur la réforme de la fonction publique, elle milite notamment pour le « non-remplacement de 120 000 fonctionnaires  », pour « inciter les collectivités territoriales à utiliser le levier de l’accroissement du temps de travail pour réduire leurs dépenses de fonctionnement  », pour « renforcer le management  » ou pour « tendre vers 100 % de démarches administratives numérisées à l’horizon 2022 ». Elle désigne elle-même ce tendre horizon comme « l’uberisation du service public » (1). Un processus qui pourrait entraîner quantité de « violence institutionnelle  », comme dirait Don Helder Camara.

(1) Citation complète : « Il est certes probable que certains métiers de la fonction publique disparaîtront du fait de “l’ubérisation” des services publics, en particulier des métiers d’exécution comme le montre la réduction des effectifs des préfectures affectés aux services des cartes d’identité et des passeports depuis la numérisation d’une très grande partie de la procédure  ».