Il y a un constat évident que tous les profs interrogés partagent. Cette continuité pédagogique va « largement augmenter la reproduction sociale et les disparités entre élèves, analyse Pierre, prof remplaçant de maths et physique-chimie en lycée privé. Il y en a dont je n’ai plus de nouvelles, par exemple ceux qui doivent s’occuper de leurs frères et sœurs parce que les parents bossent. » Alice, qui enseigne la physique-chimie en collège, le rejoint : « Ça va vraiment creuser l’écart entre ceux qui ont un ordi pour eux, des parents pour les cadrer, et des facilités à l’école, et les autres, qui vont être largués. »
Brigitte, elle, n’a de nouvelles de personne ou presque. Prof de Fle (français langue étrangère) en collège, ses élèves sont pour la plupart en foyer. « Certains n’ont pas d’accès à Internet, d’autres ne savent pas utiliser l’informatique et la plupart n’ont personne pour les cadrer. La première semaine j’ai posté mes exercices et la deuxième on a vu que seulement deux élèves sur dix étaient parvenus à se connecter sur le logiciel, sans pour autant réussir à faire les exercices. On a donc envoyé les consignes par courrier, j’ai appelé les élèves ou leurs tuteurs la semaine d’après, ils ne les avaient toujours pas reçus. » Un jour, Brigitte reçoit un mail d’une famille d’accueil s’occupant de deux jeunes qu’elle suit, dépitée par les difficultés qu’elle devait affronter : tentatives de création d’adresses mails vaines à cause de la saturation des serveurs, imprimante à sec et sans moyens de racheter une cartouche. « Le monsieur en était réduit à demander à l’Éducation nationale une “aide exceptionnelle” pour acheter des cartouches d’encre et des ramettes de papier. Il terminait son mail par : “Grâce à cette pandémie on peut conclure sans hésiter que la transition numérique promise depuis tant d’années n’est pas au point du tout, les feedbacks sont catastrophiques et les bonnes vieilles méthodes papier sont les seules à fonctionner.” »
Dans l’Éducation nationale, les cours en ligne reposent la plupart du temps sur un logiciel appelé Pronote, auparavant utilisé uniquement pour faire l’appel en cours, pour laisser certains devoirs et pour la communication entres profs, administration et famille. Tout d’un coup, il est devenu l’outil indispensable, même si tout le monde ne le maîtrise pas : « Le premier lundi, j’ai dû recevoir 200 messages sur Pronote, des profs galéraient avec l’outil et des élèves ne comprenaient pas ce qu’ils devaient faire », raconte Alice. Pierre abonde : « Vu que Pronote ramait, des profs se sont tournés vers des applications comme Whatsapp ou Discord ou ont fini par envoyer des mails. » L’utilisation de certains sites très fliqués pose aussi question : « Pendant cette continuité pédagogique, on nous demande de ne pas donner de note aux élèves, mais d’évaluer leur investissement et leur assiduité, raconte Alice. Pour cela rien de plus simple ! Si je donne à mes élèves un exercice à faire en ligne, certains sites (officiellement reconnus par l’Éducation nationale) permettent de savoir à quelle heure et combien de temps les élèves ont passé à faire l’exercice. Ainsi, les élèves qui bâclent leurs devoirs ou ceux qui attendent la veille à minuit pour faire leur travail seront grillés ! Il est désormais possible pour les profs de fliquer leurs élèves depuis chez eux. Et si les profs peuvent fliquer, que dire de tout ces sites auxquels on offre en pâture les données de ces enfants... »
Ce chamboulement n’a pas été de tout repos pour les profs, en tous cas pour Alice : « Depuis le début je bosse comme une tarée. Les cours à distance pour les profs, ça demande pas moins de boulot. Le suivi individuel est très chronophage. » Surtout qu’aux premiers jours du confinement, le ministère voulait que les élèves passent l’équivalent de leurs heures de cours habituelles à travailler derrière des écrans. « Ils se sont vite rendu compte que c’était pas possible. Il y a un gros discours dissonant entre la volonté de faire des cours en ligne intensifs et l’injonction faite aux jeunes de ne pas trop utiliser les écrans. » La prof de physique voit quand même bien quelques avantages à ce dispositif : « Certains s’en sortent bien, notamment des élèves timides, discrets, pas forcément à l’aise dans le cadre du collège. Avec la distance et l’autonomie que permettent les écrans, c’est plus facile pour eux. » Pierre, lui, trouve que ces cours en ligne sont un moindre mal même si la transmission est bien plus mauvaise : « Je préfère avoir mes élèves en ligne que ne pas les avoir du tout. C’est sûr que l’apprentissage est moins bon, parce que le premier lien de l’apprentissage est visuel. Mais de toute façon dans cette période, beaucoup d’élèves s’occupent aussi par les cours, tout le monde n’a pas les ressources pour faire d’autres choses à part zoner derrière les écrans. »
Est-ce que cette publicité pour l’usage du numérique sera efficace ? Alice croit malheureusement que oui : « Plein de profs vont découvrir des outils en ligne et vouloir les réutiliser hors confinement. Les tablettes risquent de devenir indispensables, dès le collège. Au retour du confinement, la place du numérique dans l’enseignement va être plus que légitimée, surtout dans la perspective d’un hypothétique nouveau confinement. Certains parents envisagent même d’investir en matériel informatique pour leurs enfants. »
Brigitte est un peu plus optimiste : « J’espère que ça va surtout montrer que c’est une belle illusion, de croire qu’on peut transmettre à distance. Avec ce dispositif, on fait comme si de rien n’était, comme si on pouvait toujours faire de la pédagogie par écran interposé, mais plein de gens vont se rendre compte que ça marche pas. Je ne pense pas que ça aurait été grave si les élèves avaient complètement manqué deux mois de cours, ça n’en aurait pas fait une génération plus conne qu’une autre. »
Parents égoïstes
Sophie, parent d’élève, témoigne de ce que les cours en ligne peuvent révéler de dégueulasse dans certaines classes sociales : « Avec les parents d’élèves de la classe de mon fils, on a un groupe Whatsapp, utilisé par les gosses pour correspondre et par les parents pour se filer des tuyaux sur les cours en ligne. Un jour, un papa annonce qu’il va appeler la maîtresse, parce qu’entre leur télétravail (les deux parents) et leurs deux enfants, ils n’arrivent plus à suivre le programme scolaire et craignent que leur fille soit pénalisée par cette situation. D’autres parents et moi-même appuyons son initiative, trouvant qu’en effet le programme est lourd quand on n’a pas que ça à faire.
Et puis d’autres parents s’y mettent, eux trouvent que c’est très bien, voire insuffisant (“ça les occupe”, “il n’y a pas assez de devoirs”), expliquant qu’ils arrivent parfaitement à s’organiser et à tout gérer. Puis assènent que chaque parent devrait plutôt individuellement contacter la maîtresse pour lui faire part des éventuelles difficultés. INDIVIDUELLEMENT, bordel. Alors qu’une action collective aurait permis d’alléger le programme pour que tous les gosses y arrivent. Je suis écœurée. Entre parenthèses, je veux pas faire de la psychologie de comptoir, mais sociologiquement, on a bien affaire à deux catégories de parents : en gros, les galériens qui rament, et les cadres dynamiques qui assurent. Ce confinement et cette “continuité pédagogique” vont donc, comme d’habitude, renforcer les inégalités à l’école... Et encore, dans la classe en question, pas de problème de parents qui ne parlent pas français ou ne l’écrivent pas ! Et apparemment, pas de souci non plus pour l’accès au numérique (tout est en ligne et rien que l’absence d’imprimante ajoute une difficulté). Heureusement que l’instit, contactée par le papa, a réagi en calmant le jeu et en rassurant tout le monde : “faites ce que vous pouvez, comme vous pouvez, pas de pression”. Mais putain, l’égoïsme d’une certaine classe sociale, berk. »
« Pour moi l’apprentissage passe par des corps, des accents, des expressions, tout sauf un écran »
Brigitte, prof de Fle (français langue étrangère), pense que les cours en ligne ne permettent qu’une pédagogie très descendante. « J’ai toujours eu de la distance avec les technologies de l’information et de la communication. Pour moi l’apprentissage de la langue passe par des humains, des corps, des accents, des expressions, tout sauf un écran. Pédagogiquement, sur les échanges de messages entre profs de Fle, je vois un gros élan de solidarité, des gens qui s’encouragent à ne pas lâcher pour les élèves. Un bel entrain. C’est bien, mais ce que je vois comme outils créés, c’est très basique et scolaire, avec des règles de grammaire à l’ancienne et du par cœur. Ça fait moderne parce que ça brille, il y a de la couleur, du bruit, ça bouge, mais ça laisse complètement de côté la posture qui chercherait à guider l’observation et les apprenants. Pour mes cours, je m’inspire de l’éducation populaire, où on apprend que c’est l’observation guidée des apprenants qui les mène à la construction d’un savoir. Là, les cours en ligne c’est le retour clignotant et fun de la transmission descendante. Je te dis la règle, tu l’appliques. Si tu buttes, tu recommences. Et si tu buttes plein de fois, t’arrêtes et tu penses que tu n’es pas capable. Alors tant pis si tu ne comprends pas l’usage de l’imparfait. Si tu as accès à un jardin, tu pourras te prélasser au soleil, sinon, tant pis, tu n’auras accès ni au prélassement ni à l’usage de l’imparfait. Et si tu réussis, tant mieux pour toi, tu seras bien formaté. Tu auras du mal à transposer tes acquis et construire d’autres apprentissages mais demain tu pourras encore résoudre un nouvel exercice clignotant et fun. »
« Pas vraiment trouvé mieux pour résister »
Ancien ingénieur, Nicolas est maintenant un prof d’informatique très critique des écrans. Mais quand même bien obligé de faire des cours en ligne… « Je suis prof d’informatique en centre de formation des apprentis (CFA). En raison de mon parcours professionnel qui m’a fait passer de technolâtre à technocritique, ma position est un peu paradoxale. J’essaie de sensibiliser mes élèves à l’emprise du numérique sur nos existences. Ce n’est pas facile mais je tente de limiter le temps d’écran des élèves, de privilégier l’oral, je fuis tous les outils d’apprentissage en ligne, je profite des cours pour développer les critiques qui ont été faites de la société industrielle et de la technique, je leur fais lire des ouvrages de penseurs. Je m’applique à ce qu’ils soient le plus souvent possible dans une position qui ne soit pas une position d’exécutant, parce que l’informatique fait de nous des exécutants. Donc je multiplie les occasions de devoir imaginer un processus de bout en bout, de débattre, de travailler en commun, je fais tout de ce que je peux pour les extraire de devant leur ordinateur. Au CFA, on a été confrontés à la question des cours en ligne par le passé et on a appliqué la stratégie de la question qui tue : on a demandé à notre direction ce qu’il en était des droits d’auteur. Parce que bon, si je me donne la peine de faire un cours, comment je fais pour que ça reste mon cours, une fois en ligne ? On leur a aussi posé la question du respect du récent règlement européen sur la protection des données, le RGPD et ça c’est l’arme fatale, c’est tellement compliqué qu’ils ont renoncé pour l’instant à nous imposer quoi que ce soit. Mais je pense que cette stratégie n’est efficace que dans une petite structure comme la nôtre. Là, avec le confinement, on est obligés de faire cours à distance pour être payés, alors je m’y plie. Après le cours, je suis censé remplir un formulaire (en ligne, bien sûr) pour certifier que j’ai bien donné le cours, pour être payé. On est invités à se saisir de cette occasion de faire remonter ce qui ne va pas avec les cours en ligne, alors j’en fais des caisses, comme quoi y a rien qui marche correctement, que c’est hyper compliqué, que les élèves s’y perdent, etc. mais j’ai pas vraiment trouvé mieux pour résister. »