Accueil > Decembre 2021 - Janvier 2022 / N°63

La fiche lecture

Marion Honnoré, Devenir Gilet jaune, Histoire sensible d’une lutte, Le monde à l’envers, 2021

Une histoire d’amour sur fond de mouvement des Gilets jaunes ? Faut bien avouer qu’au premier abord le résumé du bouquin nous a pas trop fait saliver. Il n’a pourtant fallu que quelques pages de lecture pour se faire happer par ce « récit sensible ». L’autrice, professeur de philosophie à Grenoble et ancienne militante trotskiste, a failli passer à côté des Gilets jaunes et rester dans sa « vie morne  », dans cet « ennui  ». Heureusement, il y a parfois « des hasards décisifs, des séparations salutaires, des bifurcations bienheureuses  ». Alors, au détour d’un rond-point à Vif, puis d’une manif et d’une assemblée générale à Grenoble, sa vie a peu-à-peu basculé en jaune pour une « année de fièvre et de pur enchantement  ». C’était loin d’être gagné d’avance, malgré les « prophètes de l’avenir » qui après-coup pourraient «  confisquer [son] élan  » ou « normaliser [sa] surprise  ». Parce qu’au début «  personne, dans mon entourage, dans ma classe sociale, dans ma salle de profs, ne considère un seul instant cette révolte populaire, personne autour de moi ne va les voir, ne les rencontre, ni ne prend leur défense, tout le monde les méprise, ou au mieux s’interroge. » Alors Marion Honnoré raconte le décalage entre l’intensité des moments vécus avec les Gilets jaunes et le dégoût qu’inspire ce mouvement dans ses connaissances de sa vie « d’avant  ». Si certains de ses anciens «  camarades  » disent soutenir cette lutte, l’autrice regrette que les éternels militants ne se soient pas fait, comme elle, embarquer et déplacer par ce jaillissement jaune : « Ce sont les personnes que j’aurais voulu davantage voir sur les ronds-points, ce sont mes anciens camarades que j’aurais aimé entendre s’engueuler avec Gérard et toute la bande, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a un rendez-vous manqué. »

Au fil du temps, le dégoût laisse peu-à-peu place à un respect distant et froid : « Si la suspicion des premiers mois s’est un peu dissipée et que les Gilets jaunes n’apparaissent plus comme des beaufs fascisants, peu de collègues comprennent ce que je fabrique dans cette lutte. Leurs préoccupations restent professionnelles, corporatistes. On s’inquiète du démantèlement du service public d’éducation, de la mise en concurrence des établissements, de la casse du bac, de l’autoritarisme méprisant de notre ministère. Et je souscris, bien sûr, à toutes ces analyses. Mais je ne peux m’empêcher de les trouver un peu sommaires, un peu étriquées. Défendre nos acquis est bien sûr important. Seulement, voilà, ça manque de souffle.  » Le «  souffle  » d’un mouvement inattendu et imprévisible, voilà ce qui irrigue ce bouquin qui, en parallèle d’une histoire d’amour habilement romancée, retranscrit fidèlement les enchantements vécus dans nos heures passées sur des ronds-points (voir notamment Le Postillon n°49). « Je crois que le mouvement des Gilets jaunes me plaît précisément parce qu’il ne colle pas aux luttes traditionnelles. Parce qu’il dé-range. Parce qu’il ne se laisse pas assécher, normer, par une idéologie ou un dogme programmatique qui lui préexisterait. (…) Il n’y a pas de programme ; il n’y a pas d’horizon ; il n’y a aucune “ligne” et c’est tant mieux ; les Gilets jaunes ne se laissent pas enfermer dans les limites d’un avenir dicté par un parti. Car l’avenir, c’est maintenant.  » En attendant l’avenir, ce livre propose quantité d’éléments de réflexion pertinents sur un passé très récent. Si Grenoble n’a jamais été considérée comme une « place forte  » des Gilets jaunes, ces 200 pages rendent honneur au mouvement des ronds-points de la cuvette. Et viennent rappeler, qu’en dehors de manifs émeutières ou actions spectaculaires, les Gilets jaunes ont surtout offert un énorme bol d’air dans quantité de vies étriquées.