L’université à la solde des entreprises
La fac, laboratoire de « l’écosystème du Sillon Alpin »
Échec de la candidature aux Jeux Olympiques de 2018, abandon de la Rocade Nord, Bérézina du GF38, retards pour le projet GIANT (suite à l’annulation du PLU par Raymond « Tribunal-administratif » Avrillier), explosion en plein vol de DSK : les élus socialistes grenoblois sont en pleine sinistrose. Heureusement, dans cette avalanche de mauvaises nouvelles, un secteur se porte à merveille et leur donne l’occasion de faire de réguliers communiqués dithyrambiques d’autosatisfaction : l’université. Ici pas de grosse opposition, et une succession de premiers prix dans la course française à « qui va pomper le plus de fric à l’État ». GUI +, Idex, Equipex, Labex, IRT : les responsables collectionnent les distinctions comme les gamins exposent fièrement leurs coupes de cross. Perdu au milieu de toutes ces évolutions, où l’on agit de plus en plus à l’échelle du Sillon Alpin et où l’on tente de rentabiliser l’université, l’éternel étudiant du Postillon vous offre un décryptage.
En décembre dernier, Le Postillon vous donnait un aperçu des tensions et dissensions internes autour de l’Opération campus « Grenoble université de l’innovation » (GUI), liées à l’avidité de ses bâtisseurs et à la stupidité de la logique libérale (1). Depuis, l’appel à la raison lancé par Geneviève Fioraso dans nos colonnes pour mettre fin à ces chamailleries a été entendu : une nouvelle « union sacrée » a été trouvée entre les différents acteurs de GUI pour pomper un maximum d’argent de l’Etat. La député socialiste – également adjointe à l’économie, l’université et la recherche à la ville de Grenoble, et vice-présidente en charge du développement économique de La Métro – peut pousser un ouf ! de soulagement : l’image de la technopole grenobloise est sauvée... et le rôle éminent du Postillon dans la cuvette confirmé (on attend toujours un petit mot de remerciement). Si on continue à aider ainsi le « triptyque université-recherche-industrie, soutenu avec constance depuis le milieu du 19ème siècle par les collectivités publiques » (Blog de Geneviève Fioraso, 17/02/11) à se mettre en place, on va finir par remplacer Le Daubé. Rassurez-vous, on pense quand même avoir encore un peu de marge avant d’atteindre l’excellence et l’innovation dont font preuve nos confrères, toujours prêts à servir la soupe aux responsables isérois à la moindre occasion.
Bref. Vu que désormais tout va très bien dans le meilleur des technomondes possibles, les responsables isérois sont repartis à l’attaque pour imaginer un nouveau « futur compétitif pour l’écosystème du Sillon Alpin au niveau mondial ». L’idée est de faire de la fac grenobloise, d’ici 2020, « l’une des trois meilleures universités françaises » qui prendrait sa place « dans le top 20 des universités européennes ». C’est que le projet GUI est déjà dépassé dans la course effrénée au libéralisme et la fuite en avant technologique. Avec l’appel à projet du Grand emprunt « Initiatives d’excellence » (IDEX) – qui vise à créer cinq à dix campus à vocation mondiale – une nouvelle occasion se présente de valoriser notre spécialité locale, à savoir la fameuse liaison « université-recherche-industrie ». Ni une ni deux, cette union sacrée à la grenobloise met en place le Comité Grenoble-Alpes université de l’innovation + (GUI+), le même type de structure opaque que GUI, mais avec encore plus d’innovation et d’excellence (c’est le fameux +). Le projet démarre en janvier dernier une nouvelle fois sur les chapeaux de roues. Logique, puisqu’il vise à « renforcer les fers de lance internationaux de la recherche grenobloise : micronanotechnologies et logiciels » (Communiqué de presse du PRES, 28/03/11), à mettre en avant « l’excellence en matière de formation et de recherche », à améliorer « l’efficacité de la gouvernance » et à augmenter « l’intensité des partenariats entre le public et le privé » (Communiqué de presse du PRES, 10/01/11). La classe, non ?
Quelques semaines plus tard, « la puissance scientifique grenobloise » se fait remarquer en raflant la mise avec neuf projets d’Equipements d’excellence (Equipex) et huit Laboratoires d’excellence (Labex) retenus. Soit la modique somme d’au moins 80 millions d’euros. « C’est la marque de l’excellence de la Recherche et de l’Université : que ce soit dans les domaines des sciences du vivant, de l’énergie, de l’environnement, de l’informatique et des nanotechnologies », se gargarise alors Jean-Jack Queyranne – le président PS du Conseil régional (Communiqué de presse, 20/01/11). Et Michel Destot, le maire PS de Grenoble, d’insister avec la modestie qui le caractérise : « C’est une nouvelle reconnaissance de l’excellence grenobloise en termes de recherche et du dynamisme des laboratoires grenoblois » (Son blog, 24/01/11).
Le 25 mars, on apprend que le projet grenoblois d’IDEX a séduit Valérie Pécresse – ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. GUI+ fait partie des sept lauréats. Jean-Jack Queyranne exulte : « Ces investissements confirment notre engagement réaffirmé récemment par les stratégies régionales de développement économique d’une part et de la recherche et du supérieur d’autre part » (Communiqué de presse, 25/03/11). Il faut dire qu’un mois plus tôt, la majorité de gauche du Conseil régional a voté la Stratégie régionale de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (SRESRI), qui met en place une politique de l’enseignement supérieur et de la recherche s’inscrivant dans la même logique que la politique gouvernementale. Seuls les élus d’Europe-Ecologie-Les Verts se sont abstenus... ce qui a mis en rogne les socialistes : « Cette abstention traduit une incompréhension des enjeux du développement de notre région et des préoccupations de ses citoyens au profit de réflexions de nature purement idéologique » (Communiqué de presse du PS, 24/02/11). Car aujourd’hui, le credo du PS pour l’université, c’est la croissance et l’innovation. Thierry Philip – conseiller spécial à la recherche, à l’enseignement supérieur – en profite d’ailleurs pour nous expliquer ce qu’est l’innovation : « ce sont les relations entre les universités, le marché et l’entreprise » (Site du groupe PS à la Région, 24/02/11). Ce n’est pas sa camarade Geneviève Fioraso, attachée de presse des patrons grenoblois rêvant de faire de la fac un réservoir à matière grise pour les entreprises, qui va le contredire.
Quand on essaye de suivre ces dossiers, on subit rapidement une overdose de sigles, de chiffres de budgets, de dizaines de millions d’euros débloqués, de noms de projets obscurs... Vous en avez déjà marre ? Alors, courage. En mai ça continue : le 9, le pôle de compétitivité grenoblois est retenu pour accueillir un Institut de recherche technologique (IRT), en tête du classement d’un jury international. C’est qu’à Grenoble, territoire ultrasocialiste, on a appliqué à la lettre les recommandations du gouvernement de droite : « Il est important que l’université d’aujourd’hui s’engage aux côtés de ces entreprises innovantes, en participant activement et en soutenant la recherche technologique et l’innovation » (Conseil des ministres du 13/01/10).
Valérie Pécresse confirme au Daubé : « Ce qui a plu au jury, c’est qu’il n’y a aucune frontière entre le monde de la recherche et les partenaires économiques. Ce qu’il faut retenir, c’est l’association formation, recherche, technologie, industrie. On est vraiment dans la poursuite du succès de Minatec » (09/05/11). A la clé avec cet IRT, 100 millions d’ euros d’investissement et « un outil d’excellence, dont la finalité première est le développement industriel ou/et de services par le regroupement et le renforcement des capacités de recherche publiques et privées » (Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche). Les sciences humaines et sociales y sont vouées à être cantonnées à accompagner les « innovations technologiques ». C’est aussi cela la « puissance scientifique grenobloise ».
Le 19 mai, le dossier final de l’IDEX GUI+ est envoyé à l’Agence nationale de la recherche. « Une ambition pragmatique » qui vient couronner le mille-feuilles de structures tous azimuts mises en place depuis quelques années afin de détruire le système d’enseignement supérieur et de recherche, pas assez innovant et pas assez excellent. « Dans le cadre de l’Idex, c’est l’avenir de l’université de Grenoble qui est discuté », explique en avril dernier Lise Dumasy – présidente de Stendhal (Grenoble 3) –, car « tout est plus ou moins lié ». Elle ne veut pas entendre parler de la mise en place d’une fondation pour gérer l’IDEX, préconisant plutôt la fusion des différents établissements pour créer une université unique de plein exercice. Alain Spallazani – président de l’UPMF (Grenoble 2) est sur la même position. Pour Paul Jacquet – administrateur général de Grenoble-INP, c’est l’inverse : « il faut une stratégie scientifique globale qui n’est pas le propre des universités ». Farid Ouabdesselam – président de l’UJF (Grenoble 1) – ne veut une nouvelle fois pas prendre position entre les deux. C’est à nouveau le bordel comme en novembre dernier (voir Le Postillon n°8), mais cette fois-ci, Geneviève Fioraso n’est pas là pour jouer la maman.
Finalement, Yannick Vallée, coordinateur du projet, parviendra à mettre tout le monde d’accord. C’est surtout que toutes les universités ont leur intérêt propre à ce que l’IDEX ne capote pas. Il y aura donc d’un côté une nouvelle université « fonctionnant sur un mode fédéral » : l’université Grenoble-Alpes (pour le moment sans Grenoble-INP) ; et de l’autre une fondation de coopération scientifique entre tous les fondateurs du projet IDEX, universités, grandes écoles, organismes de recherche et CHU (14 partenaires au total) : l’alliance GUI. Les souhaits de Paul Jacquet et Geneviève Fioraso ont été exaucés : les enseignants-chercheurs sont quasiment exclus.
D’un point de vue scientifique, l’IDEX définit huit priorités spécifiques : Création, culture, technologies ; Energie ; Environnement ; Innovation, territoires et sciences de gouvernement ; Instrumentation scientifique ; Logiciels et systèmes intelligents ; Micronanotechnologies ; Santé / biologie / biotechnologies. L’objectif étant « de conduire un projet d’excellence scientifique dans l’Académie de Grenoble, en particulier sur les agglomérations d’Annecy, Chambéry, Grenoble et Valence » (Résumé opérationnel du projet GUI+, 19/05/11). Une stratégie « d’excellence scientifique » qui ressemble étrangement à la prophétie du visionnaire président du CEA – Jean Therme, désirant dès 2004 unifier tous les « pôles de compétence du Sillon alpin » [1] et aux objectifs affichés par les responsables politiques en 2006 lors du colloque des 5e rencontres du Sillon alpin, à savoir « structurer le Sillon alpin en Métropole, notamment à partir de son ensemble universitaire » (Programme du colloque, 30/11/06). Un axe stratégique confirmé quelques semaines plus tard avec un soutien appuyé à la mise en place du PRES, « une nouvelle forme de gouvernance entre le territoire et les acteurs de la recherche et de l’université (…) contribuant à la fois à donner du sens à l’articulation des différents grands projets structurants, à développer l’ingénierie de projet à l’échelle du Sillon alpin » (Énoncé stratégique du Sillon alpin, 18/12/06).
C’est finalement Gilbert Angénieux – président de l’université de Savoie – qui lève l’ambiguïté : « L’IDEX s’inscrit dans une dimension territoriale importante et fondamentale dont il faut tenir compte : le Sillon alpin (…). Il ne s’agit pas d’un mouvement d’aspiration et de concentration ; mais d’un mouvement d’expansion, fondé dans une démarche scientifique d’excellence, partant de Grenoble sur tout le Sillon alpin ». L’université Grenoble-Alpes serait donc l’université du Sillon alpin. Yannick Vallée nous le confirme : « sa mise en place induira une structuration très forte du monde universitaire en association avec les organismes, sur l’ensemble de notre territoire : le Sillon alpin » (Résumé opérationnel du projet GUI+, 19/05/11). En fait depuis 2009, l’université de Savoie voit son avenir étroitement lié à Grenoble et à sa « puissance scientifique ». Après avoir « raté le train », son président l’a précipitée dans le PRES « pour rattraper le temps perdu », d’abord en tant que membre associé le 15 octobre 2009, puis comme membre fondateur le 16 février 2010. A l’époque, une partie du Conseil d’administration de l’université s’y oppose, refusant de signifier la fin d’une université pluridisciplinaire en pays de Savoie. Une prophétie des universitaires savoyards, tout aussi visionnaire que celle du président du CEA – lui aussi un Savoyard.
Deux ans plus tard, le projet GUI+ d’IDEX prévoit finalement le « transfert de compétences des diplômes pluridisciplinaires vers l’échelon central » (Résumé opérationnel du projet GUI+, 19/05/11). D’ailleurs, fin avril, les inspecteurs de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) ont visité l’université de Savoie, comme 25 autres établissements, dans le cadre d’une étude sur le développement des pôles universitaires de proximité (PUP). « Nous travaillons ainsi à la mise en place d’un premier cycle universitaire fondamental qui réunirait les classes préparatoires, les classes de BTS, les IUT, les licences, jusqu’à la licence professionnelle, et aurait vocation à dynamiser l’enseignement supérieur dans les villes moyennes », explique Valérie Pécresse à l’Assemblée nationale le 28 octobre dernier. Au programme donc de cette visite, les deux IUT d’Annecy et de Chambéry, Polytech, l’IAE – mais pas les UFR et les enseignements généralistes – en présence du président du Club des entreprises de l’IAE, le patron de Migros France.
On a quand même bien l’impression que l’objectif est de regrouper, via ce PUP savoyard, les filières professionnalisantes et de dissoudre les autres formations dans l’IDEX. Écoutons à nouveau la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche : « nous avons besoin de ces pôles de proximité, qui seront des pôles de professionnalisation et devront travailler en réseau avec les grands centres universitaires régionaux, dont ils seront une émanation ». Autrement dit, l’université de Savoie deviendrait donc une simple antenne des universités grenobloises, ou comment revenir trente ans en arrière. « Une organisation plus intégrée est étudiée », confirme le Résumé opérationnel du projet GUI+. Il y a quelques semaines, une partie de la communauté universitaire savoyarde a voulu faire voter lors du conseil d’administration de la fac une motion contre ce futur PUP savoyard. Gilbert Angénieux l’a refusée...
Et oui, une nouvelle fois, « Grenoble est le grand gagnant » (Valérie Pécresse, Le Daubé, 09/05/11). Dès qu’il est question « d’innovation et d’excellence scientifique université-recherche-industrie », on excelle et on innove dans le Sillon alpin. Plus de distinctions gauche/droite, université/industrie, intérêt privé/intérêt général... on est main dans la main, dressé comme un seul homme, pour atteindre « les objectifs de croissance » et promouvoir cette fameuse « culture de l’innovation » (Orientations de la SRESRI 2011- 2015), non pas le dialogue science-société mais « les relations entre les universités, le marché et l’entreprise ». Du coup, les choses avancent vite dans la cuvette. A l’UJF par exemple, « les différentes promotions sont parrainées par des industriels, tels Schneider Electric ou Orange ». « Une capacité à innover » qui fait de Grenoble 1 une des « universités les plus performantes » en 2011, lui permettant ainsi de figurer dans le top français des d’universités d’excellence (Challenges, 26/05/11).
Nous ne sommes pas loin de la victoire finale dont rêve Jean Therme – « le seigneur des nanos » (JDD, 5/07/09). « La volonté de conforter et de pérenniser ‘‘l’écosystème d’innovation’’ qui caractérise le territoire Sillon alpin » (Enoncé stratégique du Sillon alpin, 18/12/06) est en bonne voie. D’ici là, on invente d’ores et déjà dans le Sillon alpin le nouveau monde où le savoir sera une marchandise comme les autres et où la fac sera une usine à cerveaux pour faire tourner la machine de la technopole.
(1) Dans une de ces réunions émaillées de chamailleries, Fioraso avait notamment déclaré : « C’est un spectacle lamentable. Sachez qu’en vous comportant de cette manière vous allez perdre le Plan Campus et aussi perdre le soutien des collectivités locales ». Le Postillon n°8 avait rapporté ses propos.
Notes
[1] Voir sa fameuse citation dans les précédents articles.