Accueil > Hiver - Printemps 2022 / N°64
Test comparatif
La déliquescence des musées
Mais quelle malédiction touche donc les grands musées grenoblois ? Malgré les millions d’euros injectés, trois des grands bâtiments de l’Art avec un grand Q subissent avaries et fuites en tout genre. Quel musée est le plus déliquescent ? Émilette a mené l’enquête.
Le Magasin
Le Magasin, dans le quartier Bouchayer, j’aimais bien y passer de temps en temps. Je ne comprenais pas vraiment les œuvres (même avec le dépliant explicatif), mais des fois, je ressentais des trucs. Et puis, cette halle m’impressionnait. Elle est d’ailleurs impressionnante à tous points de vue : l’été il y fait très chaud, l’hiver très froid. C’est ce qui ulcère certains artistes, et la dernière directrice, qui avait pourtant accepté le poste (donc les contraintes du lieu). Une fois aux manettes, refusant de composer avec cet énorme bâtiment, Béatrice Josse a tenté un bras de fer avec les tutelles pour imposer la réhabilitation de celui-ci. Les travaux étant estimés à trois millions d’euros, les collectivités ont refusé de donner plus que le million deux-cent-mille alloué au lieu tous les ans. Vaincue par le bâtiment, Josse a fini par se mettre en arrêt-maladie, puis par se faire débarquer.
La verrière du bâtiment a une curieuse histoire : construite en 1900, elle accueille les ateliers de Gustave Eiffel pour l’Exposition universelle de Paris. Après l’expo, les 3 000 m2 de la halle sont déplacés de la capitale à celle des Alpes quelques années plus tard. Pendant des dizaines d’années, la halle accueille une usine de chaudronnerie pour l’industrie hydroélectrique puis devient un lieu de stockage, un « magasin » jusqu’en 1964.
Le nom est repris pour ce CNAC, Centre national d’art contemporain, qui ouvre en 1986.
Après quelques années fastes, le musée ferme temporairement en 2005, la faute aux nombreuses fuites d’eau. D’importants travaux sont engagés par la Ville. Aujourd’hui, alors qu’une nouvelle directrice vient d’être nommée, cette énorme bâtisse est complètement inutilisée depuis 2019.
Voilà un an, le collectif la Supérette avait essayé de l’occuper. Après s’être fait promptement virer, ils ont dû se contenter d’occuper la place devant pendant un mois sous la pluie et le froid. Sacrée performance.
Musée de Grenoble
C’est le vrai joyau de la ville. Ces milliers de mètres carrés, ces milliers d’œuvres, ces expositions temporaires, ce rayonnement sur la France entière. C’est aussi le premier lieu que j’ai vraiment visité à Grenoble, quand je suis arrivé il y a 10 ans. J’ai mes petites préférées parmi les œuvres : il y a cette grande toile représentant une chasse à courre, avec un cerf effrayé par la meute de chiens, cette grande toile de Pierre Soulages, toute noire, mais pleine de nuances.
Et puis il y a ces infiltrations d’eau. Depuis des années, l’eau se glisse à travers les joints qui scellent le bâtiment. « Les travaux d’entretien curatifs ne sont pas faits par manque de moyens financiers », confiait en 2019 un salarié du musée, cité dans l’Essor (25/01/2019). La situation empire l’année suivante, dans les salles du côté nord du bâtiment. Là, il s’est vraiment mis à pleuvoir dans le musée, forçant les employés à poser barrières et bouts de moquette au sol pour éponger une fuite. Une véritable œuvre d’art contemporain. « On a dû déplacer des œuvres », rappelle d’ailleurs notre salarié.
La dernière fois que je suis passé, en 2022, il n’y avait pas de fuite importante. Je rappelle quand même mon salarié préféré, qui analyse finement : « Tant qu’il ne pleut pas, il n’y a pas d’eau qui rentre. »
Au sol, on peut faire la visite des infiltrations, et repérer là où le parquet a été délavé par l’eau. Elle commence par la grande galerie où une large zone grise apparaît, puis dans les salles 34, 44, et 47, en passant par la 30, ainsi que dans une des salles consacrées aux oeuvres du XVIIIe siècle. J’ai même failli ramener un petit bout de parquet du musée tout gris, comme souvenir de sa déliquescence. Le conservateur a l’air de beaucoup travailler sur ces problèmes d’humidité, comme il l’évoque dans Gre.mag (avril 2020) : « Je suis au musée 5 jours par semaine, et joignable le week-end. Par exemple, s’il y a un problème d’infiltration d’eau, je suis sur place pour donner les instructions nécessaires aux interventions. »
Alors qu’en 2009, les élus parlaient d’agrandir le bâtiment, aujourd’hui on ne parle même pas de la somme nécessaire à son maintien. Le tout seulement 25 ans après sa construction. Il faut quand même se rappeler que le musée a coûté 44 millions d’euros actuels, pour la grande cause du rayonnement de Grenoble : avoir le musée le plus grand de « province ».
Parmi les badauds amassés lors de l’inauguration, une journaliste de France 3 interroge une femme à l’allure bourgeoise — collier en or et fourrure. « On dit qu’il est très cher, ce musée ? », demande la journaliste. Réponse amusée de la dame : « Vous savez, pour l’art on ne compte pas. »
Aujourd’hui, la ville compte jusqu’au dernier denier. Et se tait à propos de ces fuites, comme la direction du musée et les architectes du Groupe 6. Pourtant, qu’un bâtiment aussi coûteux se casse la gueule en vingt-cinq ans, ça vaudrait bien, au moins, une petite expo.
Ancien Musée de Peinture
J’ai bien aimé visiter l’ancien musée. Un jour, le gardien avait été sympa, et m’avait fait faire le tour du lieu, des petites coursives aux grandes verrières. C’est là que j’avais observé quantité d’infiltrations d’eau.
Pas si jeune, ce bâtiment. En fonctionnement pendant 120 ans, il est mis à la retraite en 1992. Dans les faits, il est toujours ouvert pour de petites expos temporaires. C’est marrant : comme son successeur (le musée de Grenoble), l’ancien musée a coûté un bras, voire deux, à la Ville. Édifié de 1868 à 1872, il nécessite 550 000 francs pour créer ce qui est alors la plus grande bibliothèque de France et aussi un musée. Payée en partie par Napoléon III, cette somme représente deux tiers du budget municipal de l’époque. Or, ce projet ambitieux sera sous-utilisé durant presque toute sa vie. Ainsi, en 1939, la bibliothèque accueille 32 lecteurs pour 61 ouvrages empruntés, selon un document de l’époque.
Et puis, il y a les inévitables malfaçons : la qualité du béton est médiocre, et certains pieux de bois utilisés dans les fondations flanchent, ce qui provoque de grosses fissures au cours du XXe siècle. Le bâtiment a finalement survécu, mais n’a pas trop la forme. Aujourd’hui, dans la salle de droite, des infiltrations d’eau s’aggravent, et dégradent les plafonds peints. Les experts annoncent qu’il faudrait encore des millions pour tout retaper. D’autant que le confort thermique (avec ces plafonds très hauts) n’est pas optimal, c’est rien de le dire. Alors quand la Ville, en 2017, lance Gren’ de projet (un appel qui vise à louer ou vendre de vieux bâtiments de la ville), le musée-bibliothèque est sur la liste. Mais il est tellement déliquescent, et cher à réparer, que personne n’en a voulu. Depuis il attend : qu’un miracle se produise, ou qu’un tremblement de terre l’achève.